Un magnan d’outre-temps… Ce que deux antiques peuvent transmettre le temps d’un repas

Deux des derniers camarades vivants de la promo 45 ont organisé un déjeuner avec quelques jeunes anciens de la 2013, dont est issu le petit-fils de l’un d’eux, afin de leur raconter ce qu’était l’École à leur époque et de provoquer un échange fructueux sur les continuités et les différences avec l’École actuelle. Alexandre était l’un des invités de la 2013 et il nous fait part des leçons qu’il a tirées de cette initiative sympathique. L’une d’entre elles n’est-elle pas un émerveillement devant la vivacité et la précision des souvenirs de ces anciens, qui sont tout de même dans leur centième année ?
En entrant à l’X, en 2013, j’ai été frappé par ce qu’on m’a présenté comme étant les traditions polytechniciennes : un ensemble de pratiques, de vocabulaire et d’attitudes plus ou moins obscures et pittoresques que les anciens de la promotion du dessus avaient à cœur de me transmettre. J’ai reçu tout cela avec diligence et, l’année d’après, quand est venu mon tour de transmettre ces fameuses traditions, j’ai constaté qu’il m’était impossible de répliquer à l’identique l’expérience que j’avais moi-même reçue.
Outre le fait que chaque perception est unique, une foule de petits ajustements pratiques sont venus perturber la transmission idéalement pure de ces « traditions ». Et, pourtant, les nouveaux ont comme moi tout reçu en bloc, sans savoir bien différencier ce qui venait d’être inventé et ce qui ne l’était pas. J’ai alors réalisé que ce que j’avais reçu moi-même était forcément un mélange de nouveautés et d’authentiques traditions, et ceux avant moi également, et ainsi de suite.
« Qui peut dire précisément ce qui fait la différence entre une vraie tradition et une fausse tradition ? »
Peut-on remonter jusqu’à une source légitime, jusqu’à un âge d’or(igine) où tout respirait l’authentique, ou est-on simplement en train de faire semblant de croire qu’un esprit immortel animait le cœur de nos ancêtres ? Et, quand bien même ce dernier existerait, qui peut dire précisément ce qu’il est, ce qui en fait et n’en fait pas l’essence, ce qui fait la différence entre une vraie tradition et une fausse tradition ?
La promo 1945
En parlant de tradition, voilà cinquante ans que la promotion 1945 se livre à un magnan mensuel, un repas de promotion rituel, le troisième mardi de chaque mois, à la Maison des X, repas qu’ils n’ont raté que moins d’une dizaine de fois durant toutes ces années. Et ce mardi-là, le 18 mars 2025, les deux derniers survivants de la promotion, Maurice Mermet et François Mayer, pleins de vivacité malgré leurs presque cent ans, ont convié quelques jeunots dans l’intimité de leurs retrouvailles pour partager en petit comité un peu de leur expérience polytechnicienne.
Parmi eux, des responsables-membres de l’AX et de La Jaune et la Rouge, quelques survivants ou veuves des promotions voisines (X44, X47) et quelques membres de la promotion X2013, promotion du petit-fils de Maurice Mermet, qui était complice de cette organisation mais qui n’a malheureusement pas pu être présent (il était coincé sur un télésiège). Et tous ensemble, ceux et celles qui ont pu se libérer, nous avons écouté leur témoignage.

Les concours de 1945
Maurice et François ont réussi le concours de l’X juste après la capitulation allemande. Cette année-là, deux concours ont eu lieu. Le concours de la promotion 45, en juin comme il était de coutume, mais aussi le concours de la promotion 44, qui n’avait pas pu avoir lieu l’année précédente et qui a été rattrapé en janvier 1945. Abreuvé de l’imaginaire épique lié à la Seconde Guerre mondiale, je m’imaginais naïvement que les écoles comme Polytechnique avaient été fermées pendant l’occupation et que les activités non directement liées à la survie à court terme comme les arts et les sciences étaient bannies, n’étaient pratiquées qu’en cachette par quelques esprits nobles et téméraires.
Si on m’avait demandé pour quelle raison le concours 44 fut annulé, j’aurais dit ou bien que la salle d’examen aurait été bombardée, ou bien qu’une rafle aurait eu lieu pendant l’une des épreuves, ou encore que le sujet aurait été censuré parce qu’il diffusait des messages de résistance. Mais rien de tout cela : il fut reporté parce qu’une partie des candidats ne put se rendre sur leur lieu d’examen, à la suite des blocages de train. Cela me fait réaliser à quel point le quotidien banal de cette période m’est étranger.
Quels sentiments pouvaient bien avoir un taupin sans histoire de cette époque ? Guère agréable à n’en pas douter, Maurice et François n’ont pas souhaité s’appesantir sur ces « années noires » dont il ne ressort pour eux qu’une absence d’adolescence, une absence de distraction, un immense soulagement en les voyant se terminer et, avoueront-ils plus tard, un sentiment de culpabilité largement partagé de n’avoir pas assez contribué à y mettre fin.
Drames individuels dans le drame collectif
En juillet 1945, la confusion règne mais la guerre est enfin derrière soi, et François et Maurice ont pu tenter leur chance au concours. Aucun événement particulier n’a entravé son bon déroulement, hormis les immanquables petits drames individuels. Dans son centre d’examen, François assiste à la détresse de deux élèves, tour à tour. Le premier est simplement arrivé en retard, ce qui le disqualifiait d’office. Le deuxième, quant à lui, a appris pendant les épreuves le retour de son père d’un camp de concentration, en train d’agoniser à l’hôpital. Chamboulé par l’état rachitique du déporté, il a rendu copie blanche, ce qui lui a fait rater la réussite au concours, à deux places près.
Je trouve que ces deux événements en disent long sur la bigarrure de cette époque, où drames politiques et petits tracas cohabitent avec tant de proximité, tout en ayant la même conséquence : un échec au concours. Du moins en théorie, car le deuxième cas ne s’arrête pas là : en apprenant cette histoire, le ministre de la Guerre lui-même a exigé d’agrandir la promotion pour faire intégrer le malheureux. L’AX a déposé un recours, mais le procès a suffisamment traîné pour que la promotion 45 compte en sortie deux élèves de trop, qui n’y sont jamais officiellement entrés.
Outre cette histoire, les souvenirs des deux antiques ressemblent fort à ceux que façonne encore aujourd’hui l’expérience des concours : les comparaisons entre les épreuves, l’attitude atypique de tel voisin de table, la fierté de la réussite et les rumeurs annonçant la majoration d’untel. Cette année-là, elles se sont avérées bien fondées, car F. Morin était, comme l’affirme Maurice, un « vrai major ». Premier dans les pronostics, premier au concours, premier en sortie et le tout avec beaucoup d’avance, de gentillesse et de bienveillance.
Le casert et l’esprit polytechnicien
Une fois constituée, la promotion 45 a eu droit à son stage militaire qui, à l’époque, ressemblait plus à un service militaire et consistait essentiellement à grossir les rangs des forces d’occupation du morceau d’Allemagne nazie accordé à la France par les Alliés. Maurice et François ne se sont pas exprimés sur cette expérience, mis à part une anecdote de permission où Maurice s’est fait passer pour le chauffeur d’un député afin de pouvoir manger à l’œil.
De retour en septembre 1946, environ deux cent vingt élèves de la promotion 45 ont rejoint Carva, rue Descartes, en accueillant dans leurs rangs la petite quarantaine de membres de la promotion 46 spéciale. Malgré le maintien des concours pendant l’occupation, nombre d’étudiants n’ont pas pu se présenter à cause des vicissitudes de la guerre : enrôlement, déportation, résistance, etc. Pour ceux qui avaient participé à l’effort de guerre, un concours spécial a été mis en place pour rattraper cette injustice et les lauréats ont rejoint sans service militaire polytechnicien la promotion 45.
« Malgré le maintien des concours pendant l’occupation, nombre d’étudiants n’ont pas pu se présenter à cause des vicissitudes de la guerre. »
Cette promotion, dont faisait partie entre autres Valéry Giscard d’Estaing (officiellement X44), n’est pas visible sur les registres car ses membres ont été inscrits sur d’autres années en fonction de leur ancienneté militaire, mais ils ont bien rejoint la promotion 45 de Maurice et François sur la Montagne Sainte-Geneviève, dans les caserts du bâtiment Foch (Joffre avait été démoli). C’est là que Maurice et François se sont rencontrés. Ils étaient dans le même casert – un casert remarquable, précisent-ils – dont ils sont encore aujourd’hui fiers d’avoir fait partie.
À l’époque, le casert désignait à la fois la chambre collective de douze élèves (nombre qui s’est réduit au fil des années jusqu’au plus petit entier non nul), dans laquelle étaient répartis les élèves plus ou moins au hasard (suivant les notes en langue vivante selon certains), et la chambrée, qui constituait un véritable groupe dont les sections sportives d’aujourd’hui pourraient être qualifiées d’héritières spirituelles. Les membres d’un même casert passaient leur vie ensemble : leurs nuits, logiquement, mais également leurs jours. Ils avaient leur propre salle d’études et même leur propre table au Magnan, où ils mangeaient systématiquement ensemble.
“La vie à l’École était simple et très communautaire.”
La vie à l’École était simple et très communautaire : tout le monde pareil et toujours ensemble, mêmes cours, mêmes horaires, mêmes contraintes ; pas de place pour les cas particuliers et les tracas individuels. C’est là une différence importante avec l’état d’esprit actuel, que soulignent et déplorent Maurice et François. Ils gardent de bons souvenirs et un fort attachement à cette existence presque monacale qu’ils ont du mal à retrouver chez leurs petits-enfants.
Il est indéniable que la vie polytechnicienne s’est adaptée à l’évolution de la société et aux mœurs contemporaines. Et pourtant, quelque chose en elle leur résiste et la rend particulière, pas totalement alignée avec la disposition normale que devrait prendre une école actuelle. Et cette chose ressemble à une empreinte, un écho lointain de l’expérience de Maurice et François, un esprit fort que les traditions ont réussi à protéger et que, bien que dilué, j’ai pu ressentir 68 ans plus tard.
Le cadre militaire et les accommodements avec le règlement
Une autre différence dont nous avons tous conscience concerne le cadre militaire. À l’inverse d’aujourd’hui où il est interdit de porter l’uniforme dans la rue, en 1945 il était interdit de sortir autrement qu’en uniforme. La règle correspondait bien à l’esprit de l’époque et à l’opinion publique, qui comptait sur ses « jeunes savants » pour assurer l’avenir, mais elle avait ceci d’hypocrite que les élèves louaient alors une pièce dans le bar d’en face (chez la Marie) pour pouvoir s’y changer dès le pas de Carva passé.
Cela résume assez bien la vie et l’esprit polytechnicien de nos antiques (qu’on retrouve aujourd’hui) : un cadre rigide qu’on ne questionne pas mais qu’on contourne à la première occasion. Les règles strictes ne les choquaient pas et ils apprenaient à s’en accommoder, malgré les punitions qui sembleraient démesurées et rédhibitoires aujourd’hui : jours d’arrêt simple (en casert) ou jours d’arrêt de rigueur (en cellule) à la moindre entorse au règlement.
« En 1945 il était interdit de sortir autrement qu’en uniforme. »
Malgré ce cadre strict, les initiatives des élèves étaient toujours facilitées par l’administration qui, malgré sa façade sévère, savait se montrer bienveillante. Faire le mur était monnaie courante et l’École pouvait procéder à des aménagements discrets quand les chemins à la mode paraissaient trop dangereux. François, qui avait l’habitude de sortir écouter du jazz, a décidé de fonder un orchestre improvisé. Loin de l’empêcher de jouer tous les jours, l’École lui a alloué une salle de répétition. Contre toute attente, malgré des hauts et des bas, l’orchestre a tourné jusqu’à très récemment. Et bien sûr, les blagues sarcastiques tournant en dérision l’autorité que nous connaissons tous étaient déjà traditionnelles, que ce soit en sabotant les cérémonies par des raccourcissements de tangente, en criant ironiquement des quolibets en défilé (« vivent nos jeunes savants ! », à l’époque) ou en farçant les responsables d’enseignement.
Le bizutage était encore en vigueur et allait bon train, avec son lot d’épreuves plus ou moins drôles et humiliantes, dont notamment le fameux « pisurdeuxtage », que Maurice et François évoquent non sans émotion. Les lits des caserts de l’époque étaient entourés d’armoires sans guère d’espace latéral. Le pisurdeuxtage consistait à tirer parti de cette disposition en soulevant le lit d’un bizut (i.e. à la faire pivoter de pi/2) pour qu’il se retrouve coincé la tête en bas dans ses draps. Une équipe bien entraînée pouvait ainsi pisurdeuxter un casert entier en moins de vingt secondes et, comme toujours, c’était plus amusant de le faire subir à ceux qui râlaient. De son bizutage, Maurice se souvient surtout d’un rassemblement de promo cul-nul sur l’estrade de l’amphi, le tout immortalisé dans une photo extraordinaire dont Maurice regrette de ne pas pouvoir nous montrer le bon goût parfait.
Ce n’est qu’un au revoir…
Après avoir parlé plus de deux heures sans pause, Maurice et François auraient pu continuer des heures durant. Mais, rattrapés par le temps et les nécessités du présent, nous avons dû mettre fin à ce premier entretien. Beaucoup de choses restent à aborder et nos antiques se feraient un plaisir de réitérer l’expérience en plus grand comité pour ceux que cela intéresse.
En particulier, nous n’avons pas eu le temps de parler des professeurs de l’époque (que Maurice aurait adoré nous présenter), ni de nous attarder sur les personnalités notoires de la promo, ni d’évoquer cette fameuse invitation à l’Élysée de Valéry Giscard d’Estaing pour les trente ans de la promotion X45-46 spéciale. « Il s’est passé des tas de trucs ce jour-là », nous a confié Maurice, sans rien vouloir révéler d’autre. Ce que je sais, pour l’instant, c’est que cet événement a marqué le début des cinquante ans de magnans mensuels qui ont mené jusqu’à ce repas.
Sans cette invitation et sans le dévouement zélé d’un des deux Kessiers 45 (la grosse Kès, comme ils l’appelaient à cause de son physique gringalet), qui a pris sur lui d’instaurer et de faire perdurer ces retrouvailles, jamais cette tradition n’aurait vu le jour et peut-être que jamais nous n’aurions pu recueillir ce beau témoignage. Comme quoi, une tradition, ça peut aussi tenir à peu de chose.
Commentaire
Ajouter un commentaire
Merci pour ce partage, mon père décédé il y a peu aurait lu avec intérêt cet article et l’esprit de transmission qui en ressort est très symptomatique de l’X.
Auriez-vous des photos de cette époque ? Je suis pour ma part en possession de quelques documents qui peuvent éventuellement vous intéresser.
Cordialement
C.Osselet