Un Janus multifrons

Dossier : À quoi sert la science ?Magazine N°696 Juin/Juillet 2014
Par Philippe LAZAR (56)

Un vocabulaire ambigu

La façon dont on s’exprime au sujet de la sci­ence et de ses acteurs directs témoigne d’une cer­taine con­fu­sion quant à sa nature et à la mul­ti­plic­ité de ses fonc­tions. Ain­si, l’emploi général­isé de l’adjectif « sci­en­tifique » dis­pense de pré­cis­er de quoi l’on par­le réellement.

REPÈRES

S’il est un mot polysémique, c’est bien celui de science. Depuis qu’il a émergé en tant que tel dans l’histoire des hommes, il n’a cessé de recouvrir des réalités et des représentations bien différentes. Que peut-on en dire aujourd’hui, à un moment où nous savons pertinemment que notre avenir dépend essentiellement des avancées de la connaissance mais où il ne nous échappe pas non plus que d’autres forces exercent un pouvoir infiniment plus intense sur la gouvernance de l’humanité ?

Ne l’utilise- t‑on pas comme sub­stan­tif – « un sci­en­tifique » – pour éviter d’employer le terme désor­mais désuet de « savant » ? Ne le met-on pas à toutes les sauces pour van­ter par exem­ple les mérites « sci­en­tifique­ment prou­vés » d’une pâte den­ti­frice ou d’une crème antiri­des ? Ne va-t-on pas jusqu’à effac­er les fonc­tions spé­ci­fiques des sci­ences et des tech­niques en les con­fon­dant, par­fois sys­té­ma­tique­ment, sous le voca­ble agglu­ti­nant de « technosciences » ?

Du singulier au pluriel

Longtemps brimée dans son développement par l’absence de techniques adaptées à la spécificité de ses besoins, la science a fait un bond en avant dès lors que la lunette astronomique a mis à sa portée l’infiniment grand et le microscope l’infiniment petit. Explosant, elle est passée du singulier au pluriel.

Dans le même esprit, et quelle que soit la légitim­ité d’évoquer les dimen­sions cul­turelles de la sci­ence, de la tech­nique et de l’industrie, est-il légitime de les désign­er par le sigle glob­al­isant de CSTI, « la » cul­ture sci­en­tifique, tech­nique et indus­trielle, comme s’il s’agissait d’un bloc insécable ?

Sans doute serait-il utile de ne pas per­dre de vue les deux car­ac­téris­tiques fon­da­men­tales de l’espèce humaine, telles que l’exprime sa dou­ble dénom­i­na­tion : homo sapi­ens, homo faber. Com­pren­dre et agir. Com­pren­dre « d’où nous venons, qui nous sommes et où nous allons » mais aus­si être habités par la pas­sion de trans­former le monde, soit par altru­isme (réel ou affec­té), soit par intérêt (avoué ou implicite).

La science outil de connaissance

Nos loin­tains ancêtres n’ont cessé de lever leurs yeux vers la voûte céleste pour essay­er de percer le mys­tère de leur exis­tence. La pre­mière des sci­ences, l’astronomie, a très pro­gres­sive­ment émergé de ces inter­ro­ga­tions et l’on reste con­fon­du de l’extraordinaire mois­son de con­nais­sances qu’elle a récoltée mal­gré la mod­ic­ité des moyens d’investigation dont elle dis­po­sait à l’origine.

Les deux caractéristiques fondamentales de l’espèce humaine : homo sapiens, homo faber

Les sci­ences con­stituent aujourd’hui l’infrastructure essen­tielle de l’appareillage de décryptage rationnel de ce que sont la matière, l’espace, le temps, la vie, la société, de ce que nous sommes nous-mêmes, espèce issue d’autres espèces par le stupé­fi­ant proces­sus qu’est l’Évolution et ayant acquis au fil de quelques mil­lions d’années – une sec­onde à peine au regard de la durée de vie de notre univers – une éton­nante capac­ité d’analyse de tout ce qui s’est passé depuis la for­mi­da­ble « infla­tion » qui s’est pro­duite 10–43 sec­onde après ce qu’on appelle (peut-être à tort, mais l’image est séduisante) le Big Bang.

La science génératrice d’actions

À l’évidence, la sci­ence n’est pas la seule base de pro­duc­tion d’artefacts.

L’intelligence humaine n’a pas attendu la pensée scientifique

L’industrie et la tech­nique sont bien antérieures à son émer­gence. Tailler puis polir la pierre n’avait évidem­ment rien de « sci­en­tifique » et c’est pour­tant ain­si que sont nés les pre­miers out­ils, avant que n’apparaissent les métaux et les développe­ments ver­tig­ineux qu’ils ont per­mis. L’utilisation d’une extrême diver­sité de matéri­aux, l’évolution pen­dant des mil­lé­naires des sources d’énergie sont elles aus­si des pro­duits de l’intelligence humaine qui n’ont pas atten­du la for­mal­i­sa­tion d’une pen­sée sci­en­tifique pour enrichir le pat­ri­moine de l’humanité.

Cela étant, il serait tout aus­si con­testable de récuser que la sci­ence qui, nous l’avons rap­pelé, doit beau­coup à la tech­nique (non seule­ment dans son émer­gence pre­mière mais aus­si dans ses pro­grès au quo­ti­di­en), soit source par­ti­c­ulière­ment effi­cace d’actions.

Et il n’est sans doute pas indis­pens­able d’illustrer cette affir­ma­tion par des exem­ples, tant ils abon­dent et tant ils sont con­nus par les lecteurs de La Jaune et la Rouge. Mais de ce con­stat de bon sens résulte une série de con­séquences qui méri­tent, elles, d’être commentées.

Deux logiques différentes

On ne peut que prendre acte de la forte dominance mondiale des questions économiques et de défense, au demeurant fortement liées l’une à l’autre. Et l’on ne peut pas plus ignorer que la quête du profit demeure l’objectif privilégié d’une bonne partie de ceux qui se partagent le pouvoir sur leurs semblables. La tentation est dès lors grande d’essayer d’instrumentaliser la science dans ces perspectives. Une tentation qui se traduit concrètement par la multiplication actuelle des procédures de « programmation » de l’évolution des connaissances. Or, autant il est légitime de programmer la recherche scientifique lorsqu’elle implique des investissements lourds (tels le LHC1, les observatoires astronomiques terrestres ou spatiaux, ou encore les premiers décryptages du génome), autant cette attitude risque d’enfermer dans ce qui est déjà connu lorsque les contraintes matérielles n’imposent pas une telle concentration des moyens.

Dissocier la recherche et l’expertise

La recherche est une activ­ité de haute spé­ci­ficité qui sup­pose une très réelle spé­cial­i­sa­tion ; elle est le plus sou­vent ésotérique ; ses résul­tats sont en règle générale acquis à long terme et rien ne garan­tit qu’ils soient con­formes aux hypothès­es dont on est parti.

© EDS – PLANETARIUM

Lorsqu’un décideur est en sit­u­a­tion de faire ce qui est de sa respon­s­abil­ité pro­pre, c’est-à-dire de pren­dre une déci­sion à voca­tion stratégique, la logique qui s’impose à lui est par­faite­ment con­traire à celle que je viens d’évoquer. Il doit faire face à une mul­ti­tude de con­séquences poten­tielles de la déci­sion qu’il va pren­dre et il se situe donc néces­saire­ment dans un espace mul­ti­dis­ci­plinaire ; il a besoin d’informations explicites et sus­cep­ti­bles d’être com­pris­es par les des­ti­nataires des­dites déci­sions ; et il ne saurait évidem­ment atten­dre pen­dant plusieurs années un résul­tat, au demeu­rant aléatoire.

Com­ment résoudre cette apor­ie ? Cer­taine­ment pas en faisant appel à un seul expert, fût-il de renom, mais bien en réu­nis­sant un col­lège de chercheurs ou d’ingénieurs de haut niveau, cha­cun d’entre eux dis­posant, dans son secteur de com­pé­tence, d’une con­nais­sance appro­fondie des savoirs mon­di­aux exis­tants et sus­cep­ti­bles d’être mobil­isés au ser­vice de la déci­sion à prendre.

C’est de leur con­fronta­tion, cod­i­fiée, que naî­tra une infor­ma­tion directe­ment util­is­able par le décideur. L’Inserm, pour sa part, a effec­tué ain­si quelque deux cents exper­tis­es col­lé­giales de ce type depuis une petite ving­taine d’années : la procé­dure est donc au point et il serait grand temps de la généraliser.

Précautions et progrès

On par­le beau­coup, depuis quelques années, du principe de pré­cau­tion, con­sti­tu­tion­nal­isé en 2005. Formelle­ment, il le fut à pro­pos des seuls prob­lèmes d’environnement, mais il n’en reste pas moins qu’il est aujourd’hui perçu par nos com­pa­tri­otes comme ayant une portée beau­coup plus générale. Il n’y a certes pas de rai­son de s’opposer à ce que l’on prenne des pré­cau­tions lorsqu’on innove.

Prendre des risques, donc des précautions, n’a de légitimité que si l’on a des perspectives de progrès

Mais, de la même façon que le « pre­mier » principe de la ther­mo­dy­namique – celui de la con­ser­va­tion de l’énergie – a été décou­vert après le « sec­ond » – celui de sa dégra­da­tion entropique – sans doute serait-il temps de con­sid­ér­er le principe de pré­cau­tion comme sec­ond principe de la « dynamique sociale » et d’affirmer avec la même solen­nité le pre­mier : le principe de progrès.

Car pren­dre des risques, donc néces­saire­ment des pré­cau­tions, n’a bien sûr de légitim­ité que si l’on a des per­spec­tives de progrès.

Pour une éthique du partage de la connaissance

Labo Merlin
© EDS – Labo Merlin

Comme le mot sci­ence, le mot pro­grès est forte­ment poly­sémique. Dans la logique d’un regard sur la sci­ence en tant qu’initiatrice d’actions, je viens de l’utiliser dans sa forte rela­tion avec le con­cept de pré­cau­tion. Mais si l’on revient à une per­cep­tion de la sci­ence en tant qu’outil priv­ilégié d’accès à la con­nais­sance pour la con­nais­sance, cette dual­ité perd une grande par­tie de son sens. Ses seules lim­ites légitimes sont alors d’ordre déon­tologique : elle doit pleine­ment respecter les « objets » qu’elle étudie, quelle que soit leur nature, pen­dant la recherche et au moment de la dif­fu­sion de ses résultats.

À cela près, une con­nais­sance acquise n’est en soi ni bonne ni mau­vaise : ce n’est que ce qu’on en fait ou qu’on est sus­cep­ti­ble d’en faire qui peut être objet d’un tel juge­ment. Et, si tel est bien le cas, les con­nais­sances sci­en­tifiques pren­nent dès lors, en tant que telles, la qual­i­fi­ca­tion de « biens publics de l’humanité ». Ne pour­raient-elles ain­si con­stituer l’un des fonde­ments de cette utopie mon­di­al­isée de partage dont nous auri­ons bien besoin aujourd’hui, compte tenu de l’état inquié­tant de la planète ? Ce serait là une façon exal­tante de don­ner corps à cette « éthique de la con­nais­sance » qui était si chère à Jacques Mon­od2.

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1. Le Large hadron col­lid­er du CERN à Genève.
2. Le Hasard et la Néces­sité, Éd. du Seuil, Paris,

Dernier ouvrage de l’auteur : Court Traité de l’âme,
Éd. Fayard, Paris, 2008.

michel CABARET
Jacques LUCAS

Valoriser la culture industrielle

Michel Cabaret
directeur de l’Espace des sci­ences de Rennes 
Jacques Lucas
mem­bre de l’Académie des sciences,
prési­dent de l’Espace des sciences

UN DOMAINE INSUFFISAMMENT PRIS EN COMPTE

L’Espace des sci­ences de Rennes, le cen­tre de cul­tures sci­en­tifique, tech­nique et indus­trielle le plus vis­ité en régions (il reçoit quelque 200 000 vis­i­teurs par an), innove en matière de réflex­ion et d’expression de ce qu’est, spé­ci­fique­ment, la cul­ture industrielle.

D’une com­pé­tence recon­nue et vive­ment appré­ciée en matière de dif­fu­sion de la cul­ture sci­en­tifique et de la cul­ture tech­nique, ce Cen­tre a estimé de sa respon­s­abil­ité de faire mieux com­pren­dre que le troisième des adjec­tifs asso­ciés au mot cul­tures, en l’occurrence le mot « indus­trielle », méri­tait une atten­tion spé­ci­fique. Faire mieux com­pren­dre ce que sont toutes les dimen­sions cul­turelles de la sci­ence, de la tech­nique et de l’industrie implique de pren­dre explicite­ment en compte leurs his­toires spé­ci­fiques, c’est-à-dire la dynamique de leurs évo­lu­tions pro­pres et bien enten­du leurs dimen­sions humaines et sociales.

La sci­ence, dans l’esprit où ce mot est aujourd’hui util­isé, a une his­toire rel­a­tive­ment récente, dis­ons de quelques siè­cles à peine. La tech­nique – ou plutôt les tech­niques – ont un passé beau­coup plus ancien, qui mérite en soi d’être explic­ité et soumis à l’attention et à la réflex­ion du pub­lic. Quant à l’industrie, au sens le plus large du terme, c’est l’une des activ­ités pre­mières de l’espèce humaine, dont on peut dater les débuts avec la taille puis le polis­sage de la pierre.

Machine à râper le tabac
Les moulins à râper le tabac.
© COLLECTION DE L’ASSOCIATION DES ANCIENS DE LA MANU.

UN EXEMPLE DE CULTURE INDUSTRIELLE : LA MANUFACTURE DE MORLAIX

L’Espace des sci­ences ouvri­ra dans cet esprit, à l’horizon 2017, un étab­lisse­ment en Basse- Bre­tagne, en un lieu por­teur d’une longue his­toire : l’ancienne man­u­fac­ture des tabacs de Mor­laix. L’examen de l’évolution « physique » de cette man­u­fac­ture depuis sa créa­tion témoigne par­faite­ment de la façon dont les grandes étapes des pro­grès tech­nologiques ont mar­qué l’histoire des con­struc­tions industrielles.

Les bâti­ments prin­ci­paux datent du milieu du XVIIIe siè­cle ; des halles, des fours et des ate­liers leur ont été ajoutés au début du siè­cle suiv­ant mais c’est dans la deux­ième par­tie de ce siè­cle que sont inter­venus des boule­verse­ments essen­tiels liés à l’avènement des machines à vapeur.

Le vis­i­teur sera ain­si invité à réfléchir à la façon dont le remaniement des sur­faces d’exploitation et l’adaptation des machines ont pu répon­dre à l’évolution des besoins de pro­duc­tiv­ité et de com­péti­tiv­ité avant et depuis la révo­lu­tion industrielle.

L’accent sera égale­ment mis sur la façon dont l’activité de cette man­u­fac­ture s’est inté­grée à l’évolution sociale des pop­u­la­tions locales et a inter­a­gi avec elle. Nous aurons donc là un exem­ple très démon­stratif du rôle de l’industrie en tant que moteur essen­tiel de l’évolution sociétale.

Manufacture de Morlaix, gravure de 1817
Manufacture de Morlaix 2012
La man­u­fac­ture des tabacs de Mor­laix hier et aujourd’hui (gravure de 1817 et pho­togra­phie de 2012).
© ESPACE DES SCIENCES

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