Trois pianistes

Ne tirez pas sur le pianiste ; il fait vraiment tout ce qu’il peut.
Inscription placardée dans certains bars de l’Ouest américain, citée par Édouard Herriot, in Notes et Maximes
L’avantage du piano sur les autres instruments, c’est qu’il se prête à toutes sortes de transcriptions, réductions, etc. Il a pu ainsi pénétrer, au XIXe siècle, pratiquement tous les salons bourgeois, offrant ainsi la possibilité d’écouter – pour peu qu’un membre de la famille sache déchiffrer – une symphonie de Beethoven, par exemple. Cela étant, dès l’époque baroque, les compositeurs transcrivaient couramment au clavier des œuvres conçues pour violon, hautbois, etc.
Beatrice Rana – Bach
Ainsi, les concertos pour clavier et orchestre de Bach sont en majorité des transcriptions par Bach de concertos pour d’autres instruments solistes : violon, etc. Beatrice Rana a enregistré quatre de ces Concertos (1, 2, 3 et 5) avec l’Amsterdam Sinfonietta. La grande pianiste italienne, qui enregistre très peu, avait ébloui le monde de la musique précédemment avec une interprétation des Variations Goldberg (citée dans ces colonnes) qui renvoyait aux oubliettes toutes les interprétations précédentes (y compris celle de Glenn Gould) et qui reste inégalée à ce jour. Ses Concertos de Bach sont de la même eau, éclatants, lumineux, d’une clarté limpide. Et c’est là l’occasion de revenir sur la comparaison piano-clavecin. Le clavecin, seul instrument à clavier disponible à l’époque de Bach, n’offre pas les possibilités du mécanisme de « double échappement » du piano : contrairement à celui-ci, il écrase les traits rapides en une bouillie sonore. Bach eût sans doute été ravi de disposer du piano moderne. Dans les mouvements lents, Beatrice Rana fait preuve de ces qualités exceptionnelles de toucher qui avaient emporté l’adhésion dans les Variations Goldberg. Écoutez le Largo du Concerto n° 5 en fa mineur (utilisé par Woody Allen dans Hannah et ses sœurs) ; vous serez ému aux larmes.
1 CD WARNER
Samson Tsoy – Brahms
Les pièces vocales de Brahms constituent une des parties de son œuvre les moins connues. Max Reger et Ferruccio Busoni ont entrepris au début du XXe siècle, chacun de son côté, d’en transcrire certaines pour piano. Le pianiste Samson Tsoy a choisi d’enregistrer les transcriptions de quatre Chorals par Busoni et des Quatre Chants sérieux par Reger. Le travail de transcription de pièces vocales a posé des problèmes complexes : comment, sans les trahir, retranscrire pour le piano les voix de basse, de soprano, etc., ce qui est beaucoup moins évident que la simple transcription du violon vers le piano, par exemple.
Sur le même disque figurent les Variations et Fugue sur un thème de Haendel, sans doute la plus achevée des pièces de Brahms pour piano, et l’arrangement par Brahms pour la main gauche de la célèbre Chaconne de la Partita n° 2 en ré mineur de Bach.
1 CD LINN
Échos – Charles Richard-Hamelin
Il n’est pas question ici de transcription. Sous le titre Échos, le pianiste canadien a associé des pièces de Granados, Albéniz et des Valses de Chopin. Tout choix de ce type est subjectif. On peut argumenter, bien sûr, sur l’admiration que portait Granados à la musique de Chopin, etc. En réalité, l’intérêt de ce disque réside dans la juxtaposition, à côté de Valses de Chopin bien connues, jouées ici avec une légèreté, une finesse exceptionnelles, de quatre œuvres peu jouées et qui méritent la découverte : les Valses poétiques de Granados et La Vega ‑d’Albéniz, exquises pièces colorées d’inspiration folklorique, et deux pièces de haute virtuosité : l’Allegro de Concierto de Granados et l’Allegro de Concert de Chopin. On découvre aussi un pianiste brillant sans ostentation, sensible sans pathos, au toucher subtil. Un très joli disque.
1 CD ANALEKTA
Commentaire
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Cher Jean,
Je réagis à ton commentaire sur le disque de Beatrice Rana, et sur ce que tu présentes comme une supériorité du piano par rapport au clavecin dans cette musique. Pratiquant les deux instruments, je voudrais apporter le témoignage suivant :
– certes le piano bénéficie de deux caractéristiques qui lui ont permis de supplanter le clavecin dans la suite de l’Histoire : la puissance sonore, et la dynamique, c’est-à-dire la capacité à jouer de ppp à fff, soit à distiller tout ou partie de cette puissance au gré de l’interprète ;
– par contre, le piano a une « signature harmonique » très différente de celle du piano. Il n’occupe pas les mêmes régions de l’espace des fréquences, et ne remplit pas de la même façon l’espace sonore ;
– le clavecin n’a pas de pédale de sustain, mais grâce à de nombreuses cordes à vide, il résonne et est le siège d’une sorte de dialogue entre toutes les cordes dès qu’il est sollicité. Cet effet existe aussi sur un piano, mais surtout lorsqu’on utilise ladite pédale de sustain (ou pédale forte);
– lorsqu’on joue Bach en solo, personnellement je préfère le piano, car il permet de mieux faire apparaître l’architecture de la musique (notamment les entrées de fugues). Cependant, pour éviter la sécheresse, il faut utiliser la pédale de façon très subtile (pédale vibrante). Malgré cela, dans certaines acoustiques un peu sèches, il est difficile de donner de la chaleur à la musique. Le clavecin donne une lumière naturelle qui nimbe et enrichit le dessin des voix ; cependant, une certaine monotonie peut apparaître si on n’a pas l’opportunité d’ornementer et de jouer sur des micro-écarts de mise en place pour mettre en valeur certaines voix. Bref, il y a du pour et du contre à utiliser chaque instrument dans ce contexte de la musique de Bach pour clavecin seul ;
– par contre, dès qu’on intègre l’instrument à clavier dans une formation de chambre, même très restreinte – cas des sonates pour violon et clavecin, par exemple – alors le clavecin est, à mon avis, très supérieur, en ce qu’il respecte et met en valeur les autres instruments, là où le piano les écrase. C’est un phénomène acoustique auquel les interprètes ne peuvent rien. Dans une phrase à l’unisson entre violon et clavecin, ce dernier soutiendra le violon sans l’épaissir, et les harmoniques aigues le magnifieront, comme un vernis apporte du brillant à une surface mate. J’ai toujours trouvé que les concertos de Bach au piano sonnaient mal, jusqu’à ce que je les entende au clavecin : un autre monde !
– enfin, pour compléter ce trop long commentaire, je voudrais signaler la difficulté de bien enregistrer le clavecin dans un orchestre. Il est souvent complètement couvert par les autres instruments. Il faut se mettre très près de lui pour en profiter, en évitant cependant une trop grande proximité qui met alors en relief les petits bruits de mécanisme pas forcément utiles pour restituer le message du Cantor !
Et à part ça, merci pour tes chroniques que je lis toujours avec grand intérêt !