trois pianistes

Trois pianistes

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°804 Avril 2025
Par Jean SALMONA (56)

Ne tirez pas sur le pia­niste ; il fait vrai­ment tout ce qu’il peut.
Ins­crip­tion pla­car­dée dans cer­tains bars de l’Ouest amé­ri­cain, citée par Édouard Her­riot, in Notes et Maximes

L’avantage du pia­no sur les autres ins­tru­ments, c’est qu’il se prête à toutes sortes de trans­crip­tions, réduc­tions, etc. Il a pu ain­si péné­trer, au XIXe siècle, pra­ti­que­ment tous les salons bour­geois, offrant ain­si la pos­si­bi­li­té d’écouter – pour peu qu’un membre de la famille sache déchif­frer – une sym­pho­nie de Bee­tho­ven, par exemple. Cela étant, dès l’époque baroque, les com­po­si­teurs trans­cri­vaient cou­ram­ment au cla­vier des œuvres conçues pour vio­lon, haut­bois, etc.

Béatrice RanaBeatrice Rana – Bach

Ain­si, les concer­tos pour cla­vier et orchestre de Bach sont en majo­ri­té des trans­crip­tions par Bach de concer­tos pour d’autres ins­tru­ments solistes : vio­lon, etc. Bea­trice Rana a enre­gis­tré quatre de ces Concer­tos (1, 2, 3 et 5) avec l’Amsterdam Sin­fo­niet­ta. La grande pia­niste ita­lienne, qui enre­gistre très peu, avait ébloui le monde de la musique pré­cé­dem­ment avec une inter­pré­ta­tion des Varia­tions Gold­berg (citée dans ces colonnes) qui ren­voyait aux oubliettes toutes les inter­pré­ta­tions pré­cé­dentes (y com­pris celle de Glenn Gould) et qui reste inéga­lée à ce jour. Ses Concer­tos de Bach sont de la même eau, écla­tants, lumi­neux, d’une clar­té lim­pide. Et c’est là l’occasion de reve­nir sur la com­pa­rai­son pia­no-cla­ve­cin. Le cla­ve­cin, seul ins­tru­ment à cla­vier dis­po­nible à l’époque de Bach, n’offre pas les pos­si­bi­li­tés du méca­nisme de « double échap­pe­ment » du pia­no : contrai­re­ment à celui-ci, il écrase les traits rapides en une bouillie sonore. Bach eût sans doute été ravi de dis­po­ser du pia­no moderne. Dans les mou­ve­ments lents, Bea­trice Rana fait preuve de ces qua­li­tés excep­tion­nelles de tou­cher qui avaient empor­té l’adhésion dans les Varia­tions Gold­berg. Écou­tez le Lar­go du Concer­to n° 5 en fa mineur (uti­li­sé par Woo­dy Allen dans Han­nah et ses sœurs) ; vous serez ému aux larmes. 

1 CD WARNER

Samson TsoySamson Tsoy – Brahms

Les pièces vocales de Brahms consti­tuent une des par­ties de son œuvre les moins connues. Max Reger et Fer­ruc­cio Buso­ni ont entre­pris au début du XXe siècle, cha­cun de son côté, d’en trans­crire cer­taines pour pia­no. Le pia­niste Sam­son Tsoy a choi­si d’enregistrer les trans­crip­tions de quatre Cho­rals par Buso­ni et des Quatre Chants sérieux par Reger. Le tra­vail de trans­crip­tion de pièces vocales a posé des pro­blèmes com­plexes : com­ment, sans les tra­hir, retrans­crire pour le pia­no les voix de basse, de sopra­no, etc., ce qui est beau­coup moins évident que la simple trans­crip­tion du vio­lon vers le pia­no, par exemple.

Sur le même disque figurent les Varia­tions et Fugue sur un thème de Haen­del, sans doute la plus ache­vée des pièces de Brahms pour pia­no, et l’arrangement par Brahms pour la main gauche de la célèbre Cha­conne de la Par­ti­ta n° 2 en ré mineur de Bach.

1 CD LINN

Charles Richard HamelinÉchos – Charles Richard-Hamelin

Il n’est pas ques­tion ici de trans­crip­tion. Sous le titre Échos, le pia­niste cana­dien a asso­cié des pièces de Gra­na­dos, Albé­niz et des Valses de Cho­pin. Tout choix de ce type est sub­jec­tif. On peut argu­men­ter, bien sûr, sur l’admiration que por­tait Gra­na­dos à la musique de Cho­pin, etc. En réa­li­té, l’intérêt de ce disque réside dans la jux­ta­po­si­tion, à côté de Valses de Cho­pin bien connues, jouées ici avec une légè­re­té, une finesse excep­tion­nelles, de quatre œuvres peu jouées et qui méritent la décou­verte : les Valses poé­tiques de Gra­na­dos et La Vega ‑d’Albéniz, exquises pièces colo­rées d’inspiration folk­lo­rique, et deux pièces de haute vir­tuo­si­té : l’Alle­gro de Concier­to de Gra­na­dos et l’Alle­gro de Concert de Cho­pin. On découvre aus­si un pia­niste brillant sans osten­ta­tion, sen­sible sans pathos, au tou­cher sub­til. Un très joli disque.

1 CD ANALEKTA

Commentaire

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Fran­çois de Larrardrépondre
17 avril 2025 à 16 h 55 min

Cher Jean,
Je réagis à ton com­men­taire sur le disque de Bea­trice Rana, et sur ce que tu pré­sentes comme une supé­rio­ri­té du pia­no par rap­port au cla­ve­cin dans cette musique. Pra­ti­quant les deux ins­tru­ments, je vou­drais appor­ter le témoi­gnage suivant :
– certes le pia­no béné­fi­cie de deux carac­té­ris­tiques qui lui ont per­mis de sup­plan­ter le cla­ve­cin dans la suite de l’His­toire : la puis­sance sonore, et la dyna­mique, c’est-à-dire la capa­ci­té à jouer de ppp à fff, soit à dis­til­ler tout ou par­tie de cette puis­sance au gré de l’interprète ;
– par contre, le pia­no a une « signa­ture har­mo­nique » très dif­fé­rente de celle du pia­no. Il n’oc­cupe pas les mêmes régions de l’es­pace des fré­quences, et ne rem­plit pas de la même façon l’es­pace sonore ;
– le cla­ve­cin n’a pas de pédale de sus­tain, mais grâce à de nom­breuses cordes à vide, il résonne et est le siège d’une sorte de dia­logue entre toutes les cordes dès qu’il est sol­li­ci­té. Cet effet existe aus­si sur un pia­no, mais sur­tout lors­qu’on uti­lise ladite pédale de sus­tain (ou pédale forte);
– lors­qu’on joue Bach en solo, per­son­nel­le­ment je pré­fère le pia­no, car il per­met de mieux faire appa­raître l’ar­chi­tec­ture de la musique (notam­ment les entrées de fugues). Cepen­dant, pour évi­ter la séche­resse, il faut uti­li­ser la pédale de façon très sub­tile (pédale vibrante). Mal­gré cela, dans cer­taines acous­tiques un peu sèches, il est dif­fi­cile de don­ner de la cha­leur à la musique. Le cla­ve­cin donne une lumière natu­relle qui nimbe et enri­chit le des­sin des voix ; cepen­dant, une cer­taine mono­to­nie peut appa­raître si on n’a pas l’op­por­tu­ni­té d’or­ne­men­ter et de jouer sur des micro-écarts de mise en place pour mettre en valeur cer­taines voix. Bref, il y a du pour et du contre à uti­li­ser chaque ins­tru­ment dans ce contexte de la musique de Bach pour cla­ve­cin seul ;
– par contre, dès qu’on intègre l’ins­tru­ment à cla­vier dans une for­ma­tion de chambre, même très res­treinte – cas des sonates pour vio­lon et cla­ve­cin, par exemple – alors le cla­ve­cin est, à mon avis, très supé­rieur, en ce qu’il res­pecte et met en valeur les autres ins­tru­ments, là où le pia­no les écrase. C’est un phé­no­mène acous­tique auquel les inter­prètes ne peuvent rien. Dans une phrase à l’u­nis­son entre vio­lon et cla­ve­cin, ce der­nier sou­tien­dra le vio­lon sans l’é­pais­sir, et les har­mo­niques aigues le magni­fie­ront, comme un ver­nis apporte du brillant à une sur­face mate. J’ai tou­jours trou­vé que les concer­tos de Bach au pia­no son­naient mal, jus­qu’à ce que je les entende au cla­ve­cin : un autre monde !
– enfin, pour com­plé­ter ce trop long com­men­taire, je vou­drais signa­ler la dif­fi­cul­té de bien enre­gis­trer le cla­ve­cin dans un orchestre. Il est sou­vent com­plè­te­ment cou­vert par les autres ins­tru­ments. Il faut se mettre très près de lui pour en pro­fi­ter, en évi­tant cepen­dant une trop grande proxi­mi­té qui met alors en relief les petits bruits de méca­nisme pas for­cé­ment utiles pour res­ti­tuer le mes­sage du Cantor !
Et à part ça, mer­ci pour tes chro­niques que je lis tou­jours avec grand intérêt !

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