Thierry Fouquet (X71), une vie à l’opéra

Les Marx Brothers ont passé une nuit à l’opéra, Thierry Fouquet y a passé sa vie. Tout cela est parti d’un stage lors de la scolarité de l’X auprès de Hugues Gall, à l’ère de la renaissance de l’Opéra de Paris, et ça s’est continué par un recrutement sur place dans différentes éminentes fonctions, puis à la tête de l’Opéra-Comique, et enfin dans le magnifique édifice de Victor Louis à Bordeaux. Comment on fait l’X et on se retrouve au milieu des artistes lyriques !

ancien directeur de l’Opéra de Bordeaux
Juste après Polytechnique, votre premier employeur a été l’Opéra de Paris. Comment s’est passé ce recrutement ?
Au printemps 1973, au moment de l’inauguration du mandat de Rolf Liebermann, j’étais élève de l’École polytechnique, passionné par l’opéra depuis l’âge de onze ans lorsque j’avais assisté, à ma demande, au Tannhäuser dirigé par André Cluytens avec notamment Régine Crespin et Rita Gorr. J’ai écrit à Rolf Liebermann pour lui expliquer ma passion et mon souhait d’assister à des répétitions. C’est Hugues Gall, alors administrateur adjoint de l’Opéra national de Paris, qui m’a répondu en m’expliquant qu’il était impossible d’assister aux répétitions, mais que ma lettre l’avait intéressé et qu’il m’invitait à le rencontrer.
Quelques jours plus tard j’étais dans la salle d’attente du premier entresol du Palais Garnier, à côté de Carolyn Carlson qui avait rendez-vous avec le directeur. Avec un certain retard, Hugues Gall m’a donc reçu et nous avons eu une conversation passionnante. Je découvrais un homme au charme magnétique et à l’intelligence exceptionnelle. À l’issue de cet entretien, je lui ai demandé s’il me serait possible de faire mon stage en entreprise à l’Opéra. Il n’y voyait pas d’inconvénient et m’adressa au directeur administratif et financier, qui me reçut dans la foulée. M. Viguerie me proposa comme sujet de stage une étude sur la rentabilité de l’atelier de décors. Ce sujet fut accepté par l’École.
Stage passionnant, j’imagine !
Ce stage eut lieu du 1er septembre au 31 décembre 1973. Il ne me fallut que quinze jours pour constater que les ateliers n’étaient pas rentables, mais qu’il était impossible de faire réaliser les décors dans des ateliers privés. Un seul de ces ateliers pouvait réaliser des décors pour la scène du Palais Garnier, ce qui rendait impossible un appel d’offres concurrentiel. Pendant le reste de mon temps j’assistais aux répétitions, aux réunions de direction, et je déjeunais ou dînais régulièrement avec Hugues Gall, Martine Kahane (directrice de la bibliothèque-musée de l’Opéra) et des membres du secrétariat général.
Vers la fin du mois de novembre, j’appris que Hugues Gall cherchait un adjoint. Je lui dis immédiatement mon intérêt pour ce poste, malgré tous les problèmes que cela me posait car je devais entrer dans le corps du contrôle des assurances. Il accepta de me recruter et je dus démissionner du ministère des Finances. Je me devais donc de rembourser mes études. J’écrivis ainsi au général commandant l’École pour lui demander d’accepter que je paie cette « pantoufle » sur plusieurs années. Je reçus la réponse à cette lettre trois ans plus tard ; il semble que beaucoup de dossiers s’étaient égarés entre la Montagne Sainte-Geneviève et Palaiseau. Je ne répondis pas ; j’en reçus une seconde puis une troisième, en recommandé. J’y répondis en disant que je travaillais à l’Opéra qui dépendait de l’État et ils me dispensèrent du remboursement.
Quelle fut ensuite votre carrière dans les maisons d’opéra ?
Je suis resté à Garnier jusqu’en 1989, occupant plusieurs fonctions après celle d’adjoint de Hugues Gall. J’ai été administrateur du Ballet pendant trois ans avec Violette Verdy, puis quatre ans avec Rudolf Noureev. Ensuite, je me suis occupé de la salle Favart et de sa programmation, ainsi que des productions données en dehors de Garnier : Carmen au Palais des sports, La Tragédie de Carmen avec Peter Brook aux Bouffes du Nord, Sémiramis et plusieurs ballets au Théâtre des Champs-Élysées… Puis je suis devenu directeur de la programmation, jusqu’à l’ouverture de l’Opéra Bastille en 1989.
“ J’ai été administrateur du Ballet quatre ans avec Rudolf Noureev.”
J’ai ensuite obtenu, contre l’avis de Pierre Bergé qui était président du conseil d’administration de l’Opéra national de Paris, l’autonomie de l’Opéra-Comique dont je devins le directeur général. Lorsque Hugues Gall a pris la direction de l’Opéra, il m’a choisi comme directeur général adjoint, poste que j’ai occupé trois ans avant qu’Alain Juppé ne m’invite à diriger l’Opéra de Bordeaux. J’y suis resté vingt ans. L’Opéra est devenu national, le ballet s’est développé. Nous avons construit un auditorium pour les concerts et quelques opéras à grands effectifs. J’ai pris ma retraite en 2016.

Vous avez longtemps travaillé avec Hugues Gall ; quels souvenirs gardez-vous de lui ?
Hugues Gall est celui qui m’a appris le métier de directeur d’opéra que lui avait appris Rolf Liebermann. C’était un homme d’une culture infinie, extrêmement compétent dans toutes les parties de son métier (artistique, administratif, financier et politique).
Avez-vous noué des amitiés avec des chanteurs, avec des chefs ? Si oui, lesquels, et pourquoi ?
J’ai bien sûr noué des amitiés avec les artistes qui ont travaillé dans les théâtres où j’ai moi-même été en place. Par exemple William Christie et Jean-Marie Villégier que j’ai réunis pour la production d’Atys de Lully, qui a été donnée une trentaine de fois à Paris puis de nombreuses fois en tournée : Florence, Versailles, New York, Bordeaux, Montpellier, Caen. Les chefs d’orchestre Hans Graf, Pablo Heras-Casado, Paul Daniel, Raphaël Pichon, Christophe Rousset, et dans le passé Nello Santi, Charles Mackerras, Karl Böhm, Georg Solti… et bien sûr beaucoup de chanteurs et danseurs.

Dans votre carrière de directeur d’opéra, quelles ont été les plus mémorables crises, les plus mémorables urgences que vous ayez eu à traiter ?
Ce sont surtout des remplacements de chanteur à la dernière minute. C’est évidemment très fréquent et parfois même très réussi. Je me rappelle Les Puritains à l’Opéra-Comique. June Anderson m’annonce qu’elle est malade et ne pourra pas chanter. Michèle Lagrange chantait en alternance avec elle mais ne répondait pas au téléphone. Finalement, elle me rappelle pour m’annoncer qu’elle est souffrante elle-même.
Il ne restait plus que vingt-quatre heures avant le spectacle. J’ai essayé de contacter Mariella Devia mais elle était sortie pour un récital. Je lui ai parlé à minuit et elle a accepté de venir sauver le spectacle. À l’époque personne ne la connaissait à Paris, mais je savais qu’elle était excellente dans le rôle des Puritains, dans lequel je l’avais entendue à Turin. Quand j’ai fait l’annonce au public, je me suis fait huer comme jamais. Au fur et à mesure du déroulement de la représentation, cette hostilité s’est transformée en triomphe.

L’opéra de Bordeaux est un magnifique bâtiment XVIIIe siècle. Quels sont ses qualités et ses éventuels défauts pour y produire des opéras et y accueillir le public ?
C’est un des plus beaux et anciens théâtres du monde et il a été magnifiquement restauré avant mon arrivée. On y jouait tous les répertoires, mais la fosse était trop petite pour les grands orchestres nécessaires pour le répertoire wagnérien ou postwagnérien. J’ai pu faire construire un bel auditorium pour les concerts de l’orchestre qui se donnaient auparavant au Palais des sports dans des conditions déplorables. À ma demande l’architecte a conçu une fosse où l’on peut mettre plus de cent musiciens : nous avons pu y jouer Salomé, Tristan et Isolde, Le Château de Barbe-Bleue, Don Carlos… Nous pouvions également accueillir un public plus nombreux.

Dans votre carrière, avez-vous eu des échanges professionnels avec d’autres polytechniciens ?
J’ai eu pas mal de relations avec Jean-Marie Poilvé X73, qui était un excellent agent d’artistes lyriques, et aussi Frédéric Sichler X72, qui a travaillé dans le monde du disque (Erato), des festivals, puis du cinéma.
Quels conseils donnerais-tu à un jeune camarade qui voudrait faire carrière dans le spectacle vivant ?
Il faut essayer de faire un stage dans une entreprise culturelle pour se faire connaître. Ensuite c’est une question de feeling et de relations que l’on peut développer durant ce stage. Aujourd’hui tout est beaucoup plus ouvert aux diplômés de Polytechnique et de nombreuses voies mènent vers la culture, surtout au niveau du ministère de la Culture.