The Royal Shakespeare Cinema

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°524 Avril 1997Rédacteur : Philippe LÉGLISE-COSTA (86)

Le théa­tre et le ciné­ma sem­blent incom­pat­i­bles, comme deux lumières qui s’éblouiraient l’une l’autre, le soleil et la lune qui se présen­teraient ensem­ble à nos yeux. Le théâtre, c’est le lus­tre écrivait Baude­laire, illus­trant ain­si la clarté ray­on­née, dif­frac­tée, mais aus­si la chaleur, que dif­fusent une scène de théâtre et les comé­di­ens der­rière les feux de la rampe. Le ciné­ma est à l’inverse de l’ombre tra­ver­sée par un fais­ceau, qui attire le spec­ta­teur dans son écran cerné d’obscurité. Pareille­ment, le texte oppose théâtre et ciné­ma. Pour la scène, il est le principe même de la représen­ta­tion, l’essence que les comé­di­ens incar­nent, fouil­lent, domptent si pos­si­ble. Hors du texte, ils sont des corps sans his­toire. Au ciné­ma en revanche, le texte est un acces­soire, un bruit de fond, une béquille pour un spec­ta­teur que l’emprise de l’image effraie, que la manip­u­la­tion du temps inquiète. Sans le texte, le ciné­ma ne perd rien, au contraire.

Com­ment dès lors réalis­er un film sur un texte de théâtre (qui plus est sur une pièce de Shake­speare) sans ris­quer de renon­cer à l’un au béné­fice de l’autre, voire de les per­dre tous les deux par la quête d’une impos­si­ble con­cil­i­a­tion ? Kuro­sawa avait choisi l’image pour pro­jeter vio­lem­ment à l’écran le drame de Mac­beth (Le château de l’araignée), Mankiewicz avait au con­traire, par le choix des acteurs et de leurs dic­tio­ns con­trastées, dont Mar­lon Bran­do révo­lu­tion­naire, encen­sé le texte (Jules César). Seul peut-être Orson Welles avait atteint la syn­thèse improb­a­ble. Ses images stupé­fi­antes, exaltées par le texte, y entraî­nent le spec­ta­teur dans les tré­fonds de la tragédie shake­speari­enne (Mac­beth, Fal­staff, Oth­el­lo). Le réal­isa­teur était aus­si l’acteur, le lus­tre et le fais­ceau en un seul homme, Welles, génial il est vrai.

Al Paci­no, dans Look­ing for Richard, choisit lui aus­si d’occuper les deux côtés de la caméra. Moins spec­tac­u­laire que Welles, il n’en trou­ve pas moins, à par­tir de Richard III, une manière bril­lante d’accommoder ciné­ma et théâtre.

Son idée prin­ci­pale est de se dépren­dre de l’inhibition de l’acteur améri­cain face au texte du grand Bill, le plus sou­vent écrasé par le poids his­torique, intimidé par les pen­tamètres iambiques des vers, obnu­bilé par qua­tre siè­cles de tra­di­tion anglaise. À cet effet, il utilise trois procédés bien améri­cains : l’étude, auprès de toutes les sources con­nues, uni­ver­si­taires, théâ­trales, pop­u­laires, et donc la plus exhaus­tive et démoc­ra­tique pos­si­ble ; l’émulation col­lec­tive entre les comé­di­ens, au cours de longues rêver­ies de lec­ture et de réflex­ion, durant lesquelles cha­cun argu­mente, défend son per­son­nage, se l’approprie (n’hésitant pas à l’occasion à mod­i­fi­er le texte orig­i­nal) ; les effets de ciné­ma, dont il truffe les images de la pièce, comme des sac­rilèges néces­saires à la légitim­ité de son entreprise.

Le résul­tat en est pas­sion­nant : le film alterne donc des séquences de rue, de taxi ou de restau­rant, où Al Paci­no, cas­quette retournée sur la tête, inter­roge pas­sants et amis, des scènes d’entretien avec des autorités shake­speari­ennes recon­nues, des répéti­tions et des dis­cus­sions ani­mées dans un apparte­ment new-yorkais et enfin des scènes de Richard III, en cos­tumes et décors naturels (avec un Al Paci­no méta­mor­phosé). Les vers répétés, analysés, débat­tus aupar­a­vant s’y retrou­vent, mag­nifiés par l’élan de la pièce. Les scènes sont choisies, coupées, expliquées pour que les spec­ta­teurs ne s’égarent pas dans les intrigues entrelacées.

Le texte, ain­si pré­paré pour le spec­ta­teur, n’écrase pas de son sens les images. Les regards, les angles, les lumières se répon­dent, sans que les répéti­tions préal­ables ne leur ôtent leur mys­tère, théâ­tral et ciné­matographique. Par­fois même, l’émotion boule­verse les mécan­ismes du film : dans la pénom­bre d’une veil­lée mor­tu­aire, Lady Ann et Richard s’embrassent, dans une étreinte mêlée de méfi­ance, d’intérêt et de séduction.

Peu à peu, la logique du procédé se ren­verse : les séquences d’explication et de dis­tan­ci­a­tion s’imprègnent de la force du drame et du texte. La beauté de la pièce, pour­tant coupée et entre­coupée, comble les inter­mèdes. Le mou­ve­ment de New York et la vie des gens du film par­ticipent au drame. L’univers des vers a gag­né le monde réel.

Al Paci­no est partout : en cas­quette, avec barbe ou sans, avec lunettes noires ou sans, inter­view­er, met­teur en scène de la pièce, acteur dans le rôle titre, il réin­vente Richard III à l’américaine, héri­ti­er de ses mafieux) et de tous les comé­di­ens à la fois y com­pris shake­speariens. Il est aus­si der­rière la caméra de Look­ing for Richard, en démi­urge vir­tu­ose et inso­lent, qui se mesure à Shakespeare.

Les scènes de la pièce ont été tournées au musée des Cloîtres à New York, cet assem­blage sur­prenant de morceaux de cloîtres européens agencé par Rock­e­feller sur une hau­teur de Man­hat­tan. Les sen­ti­ments que l’on éprou­ve à la vis­iter et à voir Look­ing for Richard sont un peu sim­i­laires : un temps de sur­prise face à l’hérésie cul­turelle et his­torique, un temps d’admiration pour la prouesse, et enfin la beauté des cloîtres qui irradie sur la colline, l’Hudson et Man­hat­tan, comme un regard très ancien, lourd des expéri­ences de l’Europe, presque une béné­dic­tion, sur la ville du Nou­veau Monde par excellence.

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