Technology for chage

Technology for Change, la chaire du monde d’après

Dossier : ExpressionsMagazine N°762 Février 2021
Par Michel BERRY (63)
Par Alix VERDET
Par Thierry RAYNA

La chaire Tech­nol­o­gy for Change a été lancée fin 2020 à l’IP Paris en parte­nar­i­at avec Accen­ture. Cette chaire a pour objec­tif de répon­dre à des enjeux d’économie sociale et sol­idaire à par­tir des nom­breux secteurs d’excellence tech­nologique dévelop­pés à l’X et plus large­ment au sein de l’IP Paris.

Le projet initial de cette chaire tournait autour des problématiques de l’économie sociale et solidaire (ESS). Quel est finalement le contour de cette chaire Technology for Change ?

Ade­line Agut (2006) et Ari­ane Chazel (90) sont venues en juil­let 2019 nous présen­ter leur pro­jet de chaire à impact social, qui nous a forte­ment ent­hou­si­as­més. La direc­tion de l’École m’a alors demandé d’aider à con­cré­tis­er ce pro­jet. Or plusieurs chaires exis­taient déjà sur le sujet de l’impact social et l’économie sociale et sol­idaire : Essec, HEC Paris, Sci­ences Po, etc. Il fal­lait donc trou­ver une « vraie » valeur ajoutée que l’École poly­tech­nique pour­rait apporter à ces ques­tions. L’X a bien enten­du des chercheurs (dont je fais par­tie) spé­cial­isés dans ces ques­tions d’impact social, mais nous avons surtout des génies des sci­ences de l’informatique, des math­é­ma­tiques appliquées, des sci­ences des don­nées, de la chimie des matéri­aux, des nou­velles formes d’énergie, de l’ingénierie bio­médi­cale, etc., qu’il aurait été vrai­ment dom­mage de ne pas mobilis­er. J’ai donc pro­posé le posi­tion­nement suiv­ant : cette chaire aurait pour but de mobilis­er l’ensemble des exper­tis­es de l’X afin d’aider à résoudre au moyen des sci­ences et tech­nolo­gies les défis envi­ron­nemen­taux, soci­aux et économiques aux­quels l’humanité doit faire face. Avec l’aide d’Adeline et Ari­ane, ain­si que François Ailleret (56), Alan Bry­den (64) et Yves Péli­er (58), nous avons rédigé un pro­jet que nous avons présen­té à Éric Labaye, qui a été tout de suite ent­hou­si­as­mé et a sug­géré qu’une telle chaire aurait encore plus d’impact et de réson­nance à l’échelle d’IP Paris. Nous avons alors pris con­tact avec dif­férents mécènes, dont Accen­ture, avec qui le con­tact est immé­di­ate­ment passé : nous étions claire­ment sur la même longueur d’onde et avions les mêmes ambi­tions en matière d’impact pour une telle chaire.


Jean-Marc Ollagnier, CEO Europe, Accenture

« Pour faire face aux défis d’aujourd’hui et de demain, alli­er pleine­ment la puis­sance de la tech­nolo­gie à l’ingéniosité humaine est essen­tiel. Ce parte­nar­i­at stratégique s’est donc imposé comme une évi­dence : il com­bine l’expertise tech­nologique et les con­nais­sances sec­to­rielles d’Accenture à l’excellence académique de l’Institut poly­tech­nique de Paris. Nous sommes fiers de cette col­lab­o­ra­tion, qui s’inscrit égale­ment dans notre engage­ment à con­tribuer au développe­ment des tal­ents de demain et à la for­ma­tion de futurs lead­ers responsables. »


Quel est le cœur de cette chaire ?

L’idée était de faire con­tre­point à la Tech for Good, où les tech­nolo­gies sont implicite­ment con­sid­érées comme essen­tielle­ment bad à l’origine, et à cer­tains mou­ve­ments anti-tech pour qui les tech­nolo­gies sont fon­cière­ment néfastes. Quand des mil­liards d’individus n’ont pas accès aux tech­nolo­gies de base (élec­tric­ité, moyens de com­mu­ni­ca­tion et de paiement, dis­posi­tifs médi­caux, etc.), dire qu’il y a trop de tech est une prob­lé­ma­tique de rich­es ! Mais, pour qu’elles se dévelop­pent de façon vertueuse, il faut démoc­ra­tis­er la dif­fu­sion des tech­nolo­gies au-delà d’un sérail de hap­py few (qui con­duit à dévelop­per des tech­nolo­gies inef­fi­cientes, car des­tinées à des rich­es dans des pays rich­es), auprès des pays les moins rich­es, mais égale­ment chez nous afin de résoudre des prob­lèmes liés au hand­i­cap, à l’exclusion, à l’accès au savoir, au vieil­lisse­ment de la pop­u­la­tion, etc. Le cœur de la chaire est de mobilis­er la tech­nolo­gie pour répon­dre aux défis envi­ron­nemen­taux et soci­aux que l’humanité doit affron­ter. Don­nons accès à la tech­nolo­gie à ceux qui en ont vrai­ment besoin, c’est comme ça qu’on lui trou­vera une forte valeur ajoutée !

Et, si on prend vraiment en compte les besoins des gens, on devient plus innovant, comme Orange Money ou Danone Communities.

Absol­u­ment. Lorsque nous tra­vail­lions sur le pro­jet de chaire, nous avons ren­con­tré des plate­formes d’innovation sociale des pays du Maghreb et d’Afrique, qui voy­aient leur impact lim­ité par un manque d’accès à la tech­nolo­gie. Mais, pour que celle-ci soit une solu­tion, il fal­lait la con­tex­tu­alis­er dans un envi­ron­nement où il n’y pas de 5 G, où le cloud n’est pas acces­si­ble, etc. C’est pour cela que nous allons organ­is­er des chal­lenges inter­na­tionaux d’innovation en parte­nar­i­at avec des uni­ver­sités de pays moins favorisés, lors desquels nos étu­di­ants devront repenser la tech­nolo­gie afin qu’elle puisse avoir un impact dans des envi­ron­nements moins rich­es. Ce chal­lenge aura égale­ment pour but de répon­dre aux nom­breux prob­lèmes soci­aux et envi­ron­nemen­taux qu’on n’arrive pas à régler chez nous, comme le recy­clage, l’inclusion des per­son­nes dému­nies, en deman­dant aux étu­di­ants de pays du Sud de nous aider à trou­ver des solu­tions en refor­mu­lant le prob­lème et notre usage des technologies.

Pour reprendre l’exemple d’Orange Money, on ne pouvait pas trouver de solution si on ne prenait pas de distance avec la culture dont on était issu.
Il s’agissait de partir des gens et de leurs besoins pour trouver des solutions.

Ça fait par­tie des sujets qu’on veut absol­u­ment dévelop­per. Inclure les per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap dans les dis­posi­tifs d’innovation per­met de dévelop­per des usages des tech­nolo­gies qui prof­iteront à terme à toute notre pop­u­la­tion vieil­lis­sante (la Sil­ver Econ­o­my). Nous avons à IP Paris une carte à jouer grâce à notre envi­ron­nement très deeptech et nos lab­o­ra­toires de recherche fon­da­men­tale. Sou­vent la tech­nolo­gie disponible sur étagère ne suf­fit pas ou n’est pas adap­tée aux besoins, et il est néces­saire de tra­vailler en amont avec les lab­o­ra­toires de recherche afin de dévelop­per la tech­nolo­gie dont nous avons besoin. C’est la valeur ajoutée de l’écosystème de l’X et d’IP Paris.

Comment abordez-vous les enjeux climatiques ?

Il existe un con­tin­u­um entre enjeux soci­aux et enjeux cli­ma­tiques. Ces deux ques­tions ne peu­vent être séparées. Les pays les plus affec­tés par le réchauf­fe­ment cli­ma­tique sont d’ailleurs sou­vent les plus pau­vres. Trou­ver des solu­tions à des prob­lèmes soci­aux dans ces pays, c’est for­cé­ment trou­ver des solu­tions à des ques­tions envi­ron­nemen­tales qui con­cer­nent tout le monde. Notre but est de mobilis­er de manière trans­ver­sale la recherche de pointe des cen­tres inter­dis­ci­plinaires et lab­o­ra­toires d’IP Paris afin de répon­dre directe­ment et au plus vite à des prob­lèmes envi­ron­nemen­taux et sociaux.

La transversalité ça se travaille. Dans la pratique, il faut y arriver. Quels processus de travail existent avec les centres ?

Au-delà de la gou­ver­nance qui inclut des représen­tants de cha­cun des cen­tres, nous avons des pro­jets boost­ers, des finance­ments visant à accélér­er l’application directe de la recherche de ces cen­tres à des prob­lèmes soci­aux ou envi­ron­nemen­taux. L’idée est que les doc­tor­ants et post­doc­tor­ants de la chaire col­la­borent étroite­ment (par le biais de coen­cadrements, par exem­ple) avec cha­cun de ces cen­tres sur des sujets trans­vers­es (par exem­ple : IA et com­pé­tences-for­ma­tion, indus­trie du futur et économie circulaire).

Peux-tu nous dire quel a été ton parcours avant d’arriver à Polytechnique ?

J’ai fait mon doc­tor­at au Crea (Cen­tre de recherche en épisté­molo­gie appliquée) de l’École poly­tech­nique, puis j’ai eu une bourse européenne de fel­low Marie-Curie à l’Université de Cam­bridge, où j’ai tra­vail­lé avec les équipes de Ross Ander­son, expert mon­di­al des ques­tions de sécu­rité infor­ma­tique, sur un ancêtre de la blockchain. Après un pas­sage par UCL, puis l’Université de Bris­tol, j’ai passé quelques années à Impe­r­i­al Col­lege au sein de l’Internet Cen­ter, où on tra­vail­lait sur ce qu’on appelle main­tenant les médias soci­aux, le web 2.0, sur le grid com­put­ing avant que ça devi­enne le cloud, etc. Puis je suis devenu directeur adjoint du Cen­tre for Inter­na­tion­al Busi­ness and Sus­tain­abil­i­ty, où j’ai dévelop­pé un pro­gramme de mas­ter en Sus­tain­able Eco­nom­ics Busi­ness and Finance, assez unique pour l’époque (2010), puisqu’il com­bi­nait com­pé­tences économiques, finan­cières et développe­ment durable, avec des pro­jets en coopéra­tion avec des asso­ci­a­tions dans des pays moins favorisés. Je suis revenu en France en 2013 et, après un bref pas­sage par les écoles de com­merce, je suis devenu pro­fesseur de l’X en 2017.

Qu’est-il prévu pour les élèves ?

L’aspect pra­tique est fon­da­men­tal, donc dévelop­per l’offre de stages et de pro­jets liés aux thé­ma­tiques de la chaire : les PSC (pro­jet sci­en­tifique com­mun) ou Modal (Mod­ule en lab­o­ra­toire) en deux­ième année, stages de recherche troisième année, en lab­o­ra­toire, ou sur le ter­rain, en entre­prise ou auprès d’associations. Par la vis­i­bil­ité de la chaire, nous espérons attir­er des entre­pris­es voulant se posi­tion­ner sur ces ques­tions et prêtes à financer des PSC, à offrir des stages de deux­ième ou troisième année, etc. Nous comp­tons trou­ver des spon­sors pour financer des stages dans des ONG ou des asso­ci­a­tions, afin que les élèves n’aient pas à choisir entre une expéri­ence human­i­taire et pour­suiv­re leurs études.

Qu’en est-il du point de vue des cours ?

Nous avons bien enten­du prévu des cours dédiés. Il existe déjà à l’X deux pro­grammes d’approfondissement per­ti­nents : Éner­gies du XXIe siè­cle, Sci­ences pour les défis de l’environnement (SDE). Au départe­ment Man­age­ment de l’innovation et entre­pre­neuri­at (MIE), nous comp­tons créer une décli­nai­son du pro­gramme d’approfondissement Inno­va­tion tech­nologique (qui com­bine sci­ences dures et man­age­ment) sur les thé­ma­tiques de la chaire.

Les emplois du temps sont déjà très chargés et le défi est de résis­ter à la ten­ta­tion d’ajouter de nom­breux cours, que les élèves ne pour­ront pas suiv­re, ou de créer unique­ment des cours spé­cial­isés qui ne seraient choi­sis que par les élèves famil­iarisés, ent­hou­si­as­més par le sujet. On veut touch­er un max­i­mum d’élèves et offrir du con­tenu et des activ­ités péd­a­gogiques (inter­venants, ate­liers, etc.) à tout enseignant qui le souhaite, notam­ment dans le cadre de cours de sci­ences dures. Il existe des thé­ma­tiques à cheval entre sci­ences de don­nées et cli­mat, IoT et hand­i­cap, maths appliquées et inclu­sion sociale. Si on pou­vait apporter du con­tenu péd­a­gogique sur ces sujets, là où c’est per­ti­nent, au sein de cours exis­tants, et pas unique­ment des cours dédiés, ça serait formidable.

Comment ces innovations s’articulent avec l’École ?

Notre but est d’aider les meilleures ini­tia­tives à mon­ter en échelle. Par exem­ple, nous allons soutenir la crois­sance du cer­ti­fi­cat de développe­ment durable mis en place à l’X dès cette année, ce qui per­me­t­tra d’avoir à terme un cer­ti­fi­cat inspiré des cer­ti­fi­cats de langue, avec dif­férents niveaux (par exem­ple A1, B3, C2) en fonc­tion de l’engagement et du par­cours de chaque élève. Le but est de n’exclure per­son­ne, et même de per­me­t­tre un réveil tardif ! Nous allons tra­vailler à pro­mou­voir ce mod­èle en nous appuyant sur les nom­breuses ini­tia­tives déjà en place à IP Paris. On aimerait évidem­ment une dif­fu­sion encore plus large des cer­ti­fi­cats de ce genre, pourquoi pas un jour à échelle européenne ! Nous tra­vail­lons d’ailleurs avec les entre­pris­es afin que ce cer­ti­fi­cat soit recon­nu par les employeurs.

On parle de l’idée que ce sera une référence internationale. Quels sont les équivalents à l’étranger ?

Sur le cli­mat et le développe­ment durable, il existe des insti­tuts très réputés, Impe­r­i­al Col­lege, Cam­bridge, Colum­bia, Stan­ford, MIT, etc. L’ESS en tant que telle ne se traduit pas for­cé­ment très bien out­re-Manche et out­re-Atlan­tique, où la recherche est plutôt axée sur le cli­mat ou sur l’innovation sociale, mais pas les deux. Du coup, nous aime­ri­ons vrai­ment dif­fuser notre mod­èle ! À l’origine, la chaire était appelée « Tech­nolo­gie pour la tran­si­tion », mais en anglais le mot tran­si­tion n’a pas exacte­ment le même sens ni la même portée. Nous avons donc choisi le mot change, util­isé dans social change, cli­mate change, etc., et beau­coup plus por­teur de sens à l’international. Nous comp­tons génér­er des échanges inter­na­tionaux suff­isam­ment forts pour faire essaimer le con­cept. Notre but est d’être un point de référence.

Quel est l’impact de la crise Covid ?

La chaire est en plein dans les ques­tions du « monde d’après ». Le con­tre­coup économique promet d’être vio­lent. Il y a une prise de con­science des lim­ites du sys­tème glob­al­isé et de la néces­sité de trou­ver des solu­tions plus locales aux prob­lèmes locaux : nour­ri­t­ure, édu­ca­tion, traite­ment des déchets, etc. On a claire­ment man­qué de moyens, d’apports tech­nologiques pen­dant le pre­mier con­fine­ment, spé­ciale­ment dans le domaine de l’éducation qui a révélé de cri­antes iné­gal­ités. Mais il est évi­dent que ces moyens doivent être adap­tés, et même repen­sés, en prenant en compte les con­traintes réelles et les usages de ceux à qui ils se des­ti­nent. Don­ner une tablette à tout le monde n’est pas ce qui va résoudre ces prob­lèmes d’inégalité ! La chaire a de ce point de vue un rôle fon­da­men­tal à jouer.

Travailles-tu avec des étudiants du Manifeste ?

Ce pro­jet a été fait pour eux, avec l’idée qu’il faut absol­u­ment con­sid­ér­er cette ques­tion de manière glob­ale : les aspects envi­ron­nemen­taux et soci­aux sont indis­so­cia­bles. En ne con­sid­érant que le cli­mat ou l’écologie, on court le risque de devenir très dog­ma­tique vis-à-vis des pays moins rich­es (qui par exem­ple devraient se dévelop­per moins ou plus lente­ment pour pol­luer moins), et l’ESS peut par­fois pass­er totale­ment à côté des enjeux envi­ron­nemen­taux et écologiques. On ne peut penser l’un sans l’autre.

Les élèves ont été impliqués tout au long du pro­jet, notam­ment au moyen d’un sondage réal­isé auprès des élèves (et organ­isé par Alexan­dre Mey­er (2018) et l’ASK) afin de leur per­me­t­tre de s’exprimer sur le pro­jet de chaire, ses thé­ma­tiques et ses activ­ités. Les retours ont été très bons. Nous avons vrai­ment fait ce tra­vail avec eux, on espère qu’ils se retrou­veront dans cette chaire – c’est leur chaire ! Dans tous les cas, nous restons à l’écoute de toutes les idées d’initiative qu’ils pour­ront avoir.

Poster un commentaire