Portrait de Ernest DOUDART de LAGREE

Sur les traces du cénotaphe disparu d’Ernest Doudart de Lagrée

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°735 Mai 2018
Par Yvon VELOT

Il y a 150 ans, le capi­taine de fré­gate Ernest Dou­dart de Lagrée (1842) mou­rait d’épuisement et de mala­die dans la pro­vince du Yun­nan. Une nou­velle mis­sion très lit­té­raire pour retrou­ver la pagode où il est décé­dé et le céno­taphe éri­gé par ses compagnons.

Cette nou­velle mis­sion d’exploration est avant tout lit­té­raire. Elle com­mence avec le livre Voyage d’exploration en Indo-Chine effec­tué pen­dant les années 1866, 1867 et 1868 par une com­mis­sion fran­çaise pré­si­dée par le capi­taine de fré­gate Dou­dart de Lagrée, publié par les ordres du minis­tère de la Marine sous la direc­tion de M. le lieu­te­nant de vais­seau Fran­cis Gar­nier, publié en 1873, l’année même où Fran­cis Gar­nier fut tué près de Hanoï.

La commission d’exploration du Mékong

Né le 31 mars 1823 à Saint-Vincent-de- Mer­cuze dans l’Isère, sor­ti de Poly­tech­nique en 1845, Ernest Dou­dart de Lagrée fut nom­mé capi­taine de fré­gate le 2 décembre 1864. C’est début 1866 qu’il accep­ta de prendre la direc­tion de la com­mis­sion d’exploration du Mékong pour un voyage qui allait lui être fatal.

Cette com­mis­sion était com­po­sée entre autres d’Ernest Dou­dart de Lagrée, de Fran­cis Gar­nier, lieu­te­nant de vais­seau, de Louis Dela­porte, lieu­te­nant de vais­seau, d’Eugène Jou­bert, méde­cin et géo­logue, de Clo­vis Tho­rel, méde­cin et bota­niste, et de Louis de Car­né, atta­ché au minis­tère des Affaires étrangères.

Cette expé­di­tion a été rela­tée entre 1871 et 1873 dans la revue Le Tour du Monde en plu­sieurs articles qui firent l’objet d’une com­pi­la­tion par Léon Gar­nier en 1885 sous le titre Voyage d’exploration en Indo-Chine effec­tué par une com­mis­sion fran­çaise pré­si­dée par M. le capi­taine de fré­gate Dou­dart de Lagrée.

Le décès de Doudart de Lagrée

Le récit que fait Fran­cis Gar­nier de la situa­tion à laquelle il fut alors confron­té en tant que nou­veau chef de la com­mis­sion d’exploration du Mékong, suite au décès de son com­pa­gnon de route, nous apporte des élé­ments d’information fort inté­res­sants : « Le 2 avril, le cour­rier que j’avais expé­dié à Tong-tchouen (东 川, Dong­chuan) revint à Mong-kou (梦姑, Meng­gu) por­teur d’une lettre de M. Joubert.

Le doc­teur m’informait que M. de Lagrée avait suc­com­bé le 12 mars, à l’affection chro­nique du foie dont il souf­frait depuis long­temps. M.Joubert lui avait fait éle­ver un petit monu­ment dans un jar­din atte­nant à une pagode située en dehors et au sud-ouest de l’enceinte de la ville […].

Le 5 avril, la petite expé­di­tion assis­ta en armes à l’exhumation du corps de son chef ; le tom­beau éle­vé par les soins de M. Jou­bert fut trans­for­mé en céno­taphe et une ins­crip­tion en fran­çais men­tion­na le triste évé­ne­ment dont ce monu­ment devait conser­ver le souvenir.

Le 7 avril, nous quit­tâmes Tong-chouen (东川, Dong­chuan) pour effec­tuer défi­ni­ti­ve­ment notre retour. »

Cénotaphe du commandant de Lagrée à Tong-tchouen
Monu­ment funèbre du com­man­dant Ernest Dou­dart de Lagrée à Tong-tchouen. Des­sin de M. L. Dela­porte, d’après nature, in Le Tour du Monde, 1873.

En 1872, le père de Louis de Car­né, autre membre de la com­mis­sion d’exploration du Mékong, décé­dé pré­ma­tu­ré­ment en 1871 des suites d’une mala­die contrac­tée au cours de l’expédition, publia le récit du voyage rédi­gé par son fils sous le titre Voyage en Indo-Chine et dans l’Empire chi­nois par Louis de Carné.

Sa des­crip­tion de l’arrivée des membres de la com­mis­sion d’exploration du Mékong à Dong­chuan, après quelques semaines de repos à Yun­nan-fou (昆明, Kun­ming), nous donne des infor­ma­tions pré­cises sur le cadre dans lequel Dou­dart de Lagrée vécut les der­niers moments de son exis­tence : « Il fai­sait nuit close quand nous arri­vâmes à Tong-Tchouan (东川, Dongchuan).

Un man­da­rin nous atten­dait pour nous conduire dans une pagode élé­gante […]. Nous éta­blis­sons notre camp dans un gre­nier qui eut un esca­lier jadis, où l’on monte aujourd’hui par une échelle, et où, après voir fait col­ler du papier aux fenêtres, nous allons habi­ter pêle-mêle avec le vieux mobi­lier de la pagode, dieux ébau­chés ou hors de ser­vice, res­source pré­cieuse, car tout cela est sec, et le froid rend le feu nécessaire. »

En 1892 fut publié un petit livret sous le titre : Dou­dart de Lagrée : Opus­cule sur sa vie et ses œuvres par le secré­taire du Comi­té dau­phi­nois pour l’érection de sa sta­tue, qui nous apporte quelques pré­ci­sions inté­res­santes sur les cir­cons­tances de son décès et les évé­ne­ments qui lui ont fait suite :

« De Lagrée envi­sa­geait sa posi­tion avec calme. Le R. P. Fenouil, des Mis­sions étran­gères, qu’il avait vu en pas­sant à Yun-Nan (昆明, Kun­ming), avi­sé par le doc­teur Jou­bert, accou­rut en toute hâte. On crut à un réta­blis­se­ment, c’était une illu­sion. Ce fut la der­nière. Quelques jours après, en effet, entou­ré du doc­teur Jou­bert, de son ordon­nance Mouël­lo et de quelques hommes de l’escorte, Dou­dart de Lagrée, sans fai­blesse, en pleine connais­sance de lui-même, ren­dit le der­nier sou­pir en par­lant avec amour de la tâche qu’il lui avait été don­né d’accomplir, de la France, du beau Dau­phi­né qu’il ne devait plus revoir. »

À la recherche du cénotaphe

Pour­sui­vant notre voyage d’exploration lit­té­raire avec le rap­port publié en 1898 par la chambre de com­merce de Lyon sous le titre La mis­sion lyon­naise d’exploration com­mer­ciale en Chine 1895–1897, nous y consta­tons tout d’abord une erreur de date sur la gra­vure du céno­taphe de Dou­dart de Lagrée, qui indique son décès le 1er mars au lieu du 12 mars 1868.

Mais nous y trou­vons aus­si de nou­velles infor­ma­tions utiles pour notre enquête : « Si la pré­fec­ture de Tong-chouan est rela­ti­ve­ment peu impor­tante au point de vue com­mer­cial, elle a droit à notre sou­ve­nir à un autre titre. C’est dans ses murs qu’est mort le chef de l’exploration du Haut- Mékong, notre illustre devan­cier Dou­dart de Lagrée.

Le same­di 18 jan­vier, nous allâmes faire un pieux pèle­ri­nage à son mau­so­lée. Il s’élève en dehors des murs de la ville, dans la cour inté­rieure de la pagode Kouang-ouang, à l’endroit où repo­sa son corps, avant que Fran­cis Gar­nier et ses har­dis com­pa­gnons pussent le transporter. »

Enfin, une dou­zaine d’années après la Mis­sion lyon­naise, la revue Le Tour du Monde a publié entre 1908 et 1909 une série d’articles d’Émile Labarthe rela­tant son voyage en Chine sous le titre Dans les pro­vinces du fond de la Chine. Dans la publi­ca­tion du 5 décembre 1908 qui couvre son tra­jet « De Yun-Nan-Sen à Tong- Tchouan-Fou », il évoque le sou­ve­nir de Dou­dart de Lagrée en des termes par­ti­cu­liè­re­ment émou­vants et res­pec­tueux : « Avant de quit­ter Tong-Tchouan, j’ai à accom­plir un pèle­ri­nage patrio­tique au monu­ment de Dou­dart de Lagrée, mort dans une pagode voi­sine de la ville […].

“M. Joubert lui avait fait élever un petit monument dans un jardin attenant à une pagode”

La pagode où je me rends est une masure déla­brée, sans aucun inté­rêt. Le monu­ment de Dou­dart de Lagrée est der­rière dans un petit enclos où les bonzes cultivent des légumes. C’est une pyra­mide en pierre très simple, qui repose sur un socle. Des ins­crip­tions cachées sous la mousse indiquent les dates de la nais­sance et de la mort du grand explo­ra­teur fran­çais. C’est tout.

Et en véri­té, pou­vais-je m’attendre à autre chose ? Le jeune bonze qui me conduit ne peut me don­ner aucun détail. Il n’y a plus qu’à par­tir. Tout à coup, il m’arrête et me fait signe de le suivre. Nous mon­tons quelques marches et nous arri­vons dans une sorte de gre­nier ; il me montre une encoi­gnure obs­cure où je dis­tingue confu­sé­ment un lit chi­nois com­po­sé de quelques planches et gar­ni de bottes de paille… C’est là qu’il est mort !…

Je reste sai­si de sur­prise et d’émotion. Sans doute le cadre n’a pas chan­gé depuis trente-cinq ans de cela ! […] Mes yeux ne peuvent se déta­cher du misé­rable gra­bat. Et dans ce lieu d’exil et d’épouvante, j’évoque main­te­nant la scène dou­lou­reuse. Émou­vante vision que la plume ne peut rendre ! Il fau­drait pour la faire appa­raître dans sa tra­gique gran­deur le pin­ceau d’un Rem­brandt ou le ciseau d’un Michel-Ange.

Et devant l’œuvre du génie qui fait revivre cette fin poi­gnante et sublime du fon­da­teur de notre Empire d’Extrême-Orient, le plus beau et le plus riche de l’Asie, devant cette sainte image, je vou­drais voir s’incliner la foule, comme je le fais, dans ce temple boud­dhique où j’accomplis, moi aus­si, un acte de pié­té et de reli­gion : la Reli­gion du Souvenir. »

Où l’on rencontre un dieu de la mine

Dans le Voyage d’exploration en Indo-Chine publié sous la direc­tion de Fran­cis Gar­nier, il est men­tion­né que le capi­taine de fré­gate Ernest Dou­dart de Lagrée est mort dans une pagode appar­te­nant à la cor­po­ra­tion des mineurs, située en dehors et au sud-ouest de l’enceinte de la ville de Dong­chuan, appe­lée « Kong ouan miao ».

Si l’on actua­lise cette trans­crip­tion en pinyin, on peut l’écrire « Gong Wang Miao », ce qui n’a pas de sens évident au pre­mier abord. Mais si l’on prend en compte le fait que cette pagode appar­tient à la cor­po­ra­tion des mineurs, et qu’elle est qua­li­fiée de « pagode Kouang-ouang » dans le récit de La mis­sion lyon­naise d’exploration com­mer­ciale en Chine 1895–1897, on abou­tit à la trans­crip­tion en pinyin « Kuang Wang Miao » (矿王庙), qui signi­fie pagode du dieu de la mine.

“Je distingue confusément un lit chinois composé de quelques planches et garni de bottes de paille… C’est là qu’il est mort !… ”

En remon­tant le temps, on apprend que la cir­cons­crip­tion admi­nis­tra­tive de Dong­chuan Fu – ce terme Fu (府) dési­gnant une « pré­fec­ture supé­rieure » – fut déta­chée du Sichuan en 1726 pour être rat­ta­chée à la pro­vince du Yun­nan. Elle regrou­pait alors les ter­ri­toires des loca­li­tés de Dong­chuan, Huize (会泽) et Qiao­jia (巧家).

Ain­si, lorsqu’il est ques­tion de Dong­chuan ou Dong­chuan Fu dans les cita­tions qui pré­cèdent, cette appel­la­tion ne désigne pas uni­que­ment l’actuelle loca­li­té de Dong­chuan, mais plu­tôt la pré­fec­ture de Dong­chuan dans son ensemble ou son chef-lieu. Élar­gis­sant ain­si le champ de nos recherches à la pré­fec­ture his­to­rique de Dong­chuan aujourd’hui dis­pa­rue, nous décou­vrons qu’il existe à Huize une pagode dédiée au dieu de la mine appe­lée « Gong Wang Miao » ( 硔王庙), sachant que le carac­tère 硔, d’utilisation rare en chi­nois, peut se pro­non­cer Hong ou Gong et signi­fie mine ou minerai.

La pagode de Huize

Pagode du dieu de la mine à Huize (Chine)
Huize, pagode du dieu de la mine.L’arbre sacré devant ce temple, la vieille mai­son qui l’avoisine, les murs de ce temple auraient-ils été témoins du pas­sage de Dou­dart de Lagrée ?

Mais ni nos recherches docu­men­taires, ni les ren­sei­gne­ments pris auprès des auto­ri­tés locales n’aboutirent à une quel­conque trace du pas­sage de Dou­dart de Lagrée dans ces contrées. Elles nous per­mirent tou­te­fois d’entrer avec rela­tion avec l’ancien pré­sident de l’Association de recherche sur l’histoire et la culture de Huize et de ses habi­tants, M.BIAN Boze (卞伯泽), auteur d’un livre sur l’histoire de Huize dont le titre pour­rait se tra­duire Voyage cultu­rel à Huize – Charme des ves­tiges de la ville historique.

Dans cet ouvrage, nous trou­vons confir­ma­tion qu’il existe bien à Huize une pagode dédiée au dieu de la mine por­tant le nom de « Gong Wang Miao » (硔王庙). Les habi­tants du cru pré­fé­rèrent cette appel­la­tion à celle de « Kuang Wang Miao (矿王庙) » pour des ques­tions de super­sti­tion, car un autre carac­tère Kuang (旷), dont la pro­non­cia­tion est iden­tique à celle du carac­tère Kuang (矿) signi­fiant « mine », peut avoir le sens plu­tôt néga­tif de « désert, vide » ou bien de « délais­ser, négli­ger, lais­ser à l’abandon, oisif, négligent » ou bien encore de « loin, dis­tant, éloi­gné », ce qui pour­rait lais­ser croire à une pagode dédiée au dieu du vide ou de la négligence…

Cette pagode était située dans l’enceinte de l’ancien Bureau de fabri­ca­tion des pièces de mon­naies, à l’emplacement duquel se trouve aujourd’hui une usine de fabri­ca­tion de maté­riel de soudage.

Le cénotaphe disparu

Fort de toutes ces infor­ma­tions, il ne nous res­tait plus qu’à nous rendre sur place, ce qui fut fait le 2 octobre 2017.

M. BIAN Boze nous gui­da jusqu’à l’usine de l’entreprise de fabri­ca­tion de maté­riel de sou­dage Yun­nan Jufeng Elec­tric Wel­ding Machine Co. Ltd, située dans la rue Ling­bi (灵壁). À l’intérieur de l’enceinte de l’usine, à gauche de la porte d’entrée se trouve un bâti­ment réno­vé de la pagode du dieu de la mine, où le culte semble n’être exer­cé qu’en de rares occasions.

La pagode de la mine. Vue arrière
Cette pagode était située dans l’enceinte de l’ancien Bureau de fabri­ca­tion des pièces de mon­naies, à l’emplacement duquel se trouve aujourd’hui une usine de fabri­ca­tion de maté­riel de soudage.

L’arbre sacré devant ce temple, la vieille mai­son qui l’avoisine, les murs de ce temple auraient-ils été témoins du pas­sage de Dou­dart de Lagrée ?

Même si nous n’avons pas trou­vé de traces du céno­taphe que ses com­pa­gnons de route avaient éle­vé à sa mémoire, nous quit­tons les lieux heu­reux de cette visite à Huize et de cette ren­contre avec M. BIAN Boze, avec la qua­si­cer­ti­tude du bien-fon­dé de nos hypothèses.

De nou­velles recherches biblio­gra­phiques vinrent fina­le­ment estom­per l’infime doute qui sub­sis­tait encore dans notre esprit en nous appor­tant la preuve que Huize est bien la Dong­chuan indi­quée par Fran­cis Gar­nier. Dans sa thèse de doc­to­rat inti­tu­lée Land­scape prac­tices and repre­sen­ta­tions in eigh­teen­th­cen­tu­ry Dong­chuan Sou­th­west Chi­na et sou­te­nue en 2012 à l’université de Leyde aux Pays-Bas, HUANG Fei (黄菲) indique clai­re­ment, preuves à l’appui, que l’actuelle Huize est bien la Dong­chuan his­to­rique où il y avait un temple dédié au dieu de la mine, cor­ro­bo­rant ain­si nos hypo­thèses quant au lieu de décès de Dou­dart de Lagrée.

En conclu­sion de notre voyage d’exploration lit­té­raire, his­to­rique et géo­gra­phique à la recherche du céno­taphe d’Ernest Dou­dart de Lagrée, nous avons loca­li­sé à Huize dans la pro­vince du Yun­nan le temple dans l’enceinte duquel il fut éle­vé par les membres de la com­mis­sion d’exploration du Mékong en 1868.

En cette année du 150e anni­ver­saire de sa mort, nous for­mons le vœu que la mémoire du capi­taine de fré­gate Ernest Dou­dart de Lagrée puisse un jour être hono­rée comme il se doit en ces lieux où ce grand explo­ra­teur ren­dit son der­nier soupir.


Cet article est paru, dans une ver­sion plus com­plète, sur le site du Sou­ve­nir Fran­çais de Chine en février 2018.

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Sou­lié de Morantrépondre
18 mai 2018 à 5 h 00 min

Kun Ming / Yun­nan Fou
Mon grand père, George Sou­lié de Morant, a été consul à Yun­nan Fou à par­tir de 1905, où il a pra­ti­qué l’a­cu­punc­ture chi­noise qu’il a ensuite ensei­gnée en France. Ses œuvres sur ce sujet sont encore la « bible » des acu­punc­teurs du monde entier. Une salle du musée de la méde­cine tra­di­tion­nelle chi­noise à Kun Ming porte son nom et expose un cer­tain nombre de sou­ve­nirs de son action, notam­ment son épée de consul et les aiguilles d’or dont il se servait.

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