Sociétal, numéro spécial sur le rôle social de l’économiste

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°611 Janvier 2006Rédacteur : Hubert LÉVY-LAMBERT (53)

Sous-titrée L’analyse tri­mes­trielle des réa­li­tés éco­no­miques et sociales, Socié­tal est le loin­tain des­cen­dant de Futu­ribles de Ber­trand de Jou­ve­nel. Aujourd’hui ani­mée par Jean-Marc Daniel (74), cette revue de très haute tenue pré­sente dans son der­nier numé­ro un dos­sier sur le rôle social de l’économiste avec des papiers de Xavier Fon­ta­net, Jacques Bichot, Albert Mer­lin, Jean-Paul Bet­bèze, Ber­nard Sala­nié (81), Gene­viève Azam et Domi­nique Pil­hon, et Domi­nique Terré.

JMD intro­duit le dos­sier en trans­po­sant aux éco­no­mistes des pro­pos de Lyau­tey concer­nant les offi­ciers, ce qui donne : “ La socié­té n’a pas besoin de com­prendre tout ce que fait l’économiste mais elle attend de lui qu’il réponde à cer­taines ques­tions et qu’il four­nisse les moyens de résoudre cer­tains pro­blèmes, comme celui du chô­mage… ” JMD déplore que ce débat soit fran­co-fran­çais : dans le monde anglo-saxon, l’économie est conçue comme une science et le mot “ libé­ral ” n’est pas vécu comme une insulte. Il regrette que cer­tains éco­no­mistes se réfu­gient dans les mathé­ma­tiques abs­conses et d’autres dans le “ lys­sen­kisme ” déma­go­gique et que la route étroite mais féconde de la science éco­no­mique, qui est arri­vée à des résul­tats non négli­geables sur le chô­mage, l’inflation ou le fonc­tion­ne­ment des mar­chés soit encore assez mécon­nue du grand public en France.

Xavier Fon­ta­net, PDG d’Essilor et pré­sident du Comi­té d’éthique du Medef, sou­haite une socié­té où l’on fait confiance aux autres et où l’on apprend à avoir confiance en soi sans attendre de l’État qu’il s’occupe de tout. Il regrette que le pou­voir en France soit entou­ré de key­né­siens qui encou­ragent la dépense publique alors que l’État devrait de nos jours être plu­tôt réga­lien que dépensier.

Mathé­ma­ti­cien conver­ti à l’économie, Jacques Bichot, pro­fes­seur à l’université Jean Mou­lin (Lyon III), regrette que les éco­no­mistes se can­tonnent dans une tour d’ivoire où ils effec­tuent des études abs­traites et inap­pli­cables, sans rela­tion avec les poli­tiques qui vivent dans une autre tour d’ivoire éga­le­ment décon­nec­tée des réalités.

Albert Mer­lin, ancien éco­no­miste en chef de Saint- Gobain, pré­sente l’exception qui confirme la règle : les éco­no­mistes d’entreprise – espèce trop rare à son avis – sont en prise directe avec les déci­deurs et doivent se sou­mettre aux faits et à la loi de l’efficacité. Il regrette tou­te­fois l’insuffisance de leurs échanges avec les éco­no­mistes universitaires.

Jean-Paul Bet­bèze, pré­sident de la Socié­té d’économie poli­tique, regrette que l’économiste soit sou­vent som­mé de se sou­mettre à la tyran­nie du court terme, ce qui va direc­te­ment à l’encontre des objec­tifs à moyen terme. Par­mi des dizaines de contre­sens dra­ma­tiques faits depuis des décen­nies par les gou­ver­nants de droite comme de gauche dans tous les sec­teurs de l’économie, il cite la contri­bu­tion “ Dela­lande ”1 qui a fait tant de mal à l’emploi des per­sonnes âgées par ses effets per­vers enfin recon­nus par les poli­tiques après de nom­breuses années de gâchis. Il regrette le non-bou­clage des effets des poli­tiques éco­no­miques – après moi le déluge – qui se tra­duit notam­ment par l’explosion de la dette publique.

Ber­nard Sala­nié, pro­fes­seur à l’École poly­tech­nique et à Colum­bia, constate que – contrai­re­ment aux autres sciences – un biais est intro­duit dans les études éco­no­miques par les convic­tions propres de leurs auteurs qu’il classe en “ très idéo­logues ” et “ très experts ”. Il espère que la cor­po­ra­tion des éco­no­mistes sau­ra ren­for­cer la deuxième caté­go­rie en accu­mu­lant les études empi­riques rigou­reuses et en n’hésitant pas à dénon­cer l’usage abu­sif de rai­son­ne­ments approxi­ma­tifs et les mani­pu­la­tions de sta­tis­tiques douteuses.

Gene­viève Azam et Domi­nique Pil­hon, pro­fes­seurs d’économie à Tou­louse et Paris et membres du Conseil scien­ti­fique d’Attac, s’inscrivent réso­lu­ment en faux contre l’idée que la science éco­no­mique puisse être neutre et la sou­haitent sociale, posi­tive et nor­ma­tive. Ils regrettent que la théo­rie néo­clas­sique se soit impo­sée comme mode domi­nant de réfé­rence et que les consé­quences des choix ins­pi­rés par les éco­no­mistes puissent se révé­ler catas­tro­phiques sur le plan social, éco­lo­gique ou poli­tique. Étant l’un des éco­no­mistes à l’origine de la créa­tion en 1964 des agences de bas­sin qui ont inter­na­li­sé en France les effets externes en matière de pol­lu­tion des eaux, je conteste une telle pré­sen­ta­tion réduc­tion­niste de la science économique.

Le dos­sier se ter­mine par le point de vue d’un phi­lo­sophe : Domi­nique Ter­ré, cher­cheur à Paris V, constate que l’économiste se veut scien­ti­fique et que l’économie a for­gé des concepts qui en ont fait la science sociale de réfé­rence alors qu’elle est inca­pable de répondre aux attentes les plus claires de la popu­la­tion comme le pleinemploi.

Ce numé­ro spé­cial contient beau­coup d’autres articles pleins d’intérêt dont la diver­si­té et le sérieux démontrent par a + b le rôle social de l’économiste.

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1. Taxa­tion des entre­prises qui licen­cient des sala­riés de plus de 50 ans, créée en 1987, éten­due en 1992 et 1999 avant de voir enfin son champ res­treint en 2003, au bout de seize ans !

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