SAMSON FRANÇOIS, pianiste et aventurier

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°664 Avril 2011Rédacteur : Jean Salmona (56)

Sam­son François, mort à 46 ans en 1970, a sans doute été par­mi tous les pianistes légendaires du XXe siè­cle – comme Rubin­stein, Horowitz, Kempff, Richter, Clara Hask­il – le plus authen­tique­ment artiste, peut-être celui qui a lais­sé l’impression la plus forte à ceux qui l’ont enten­du en con­cert. Fan­tasque, raf­finé, un peu voy­ou, totale­ment imprévis­i­ble, il inter­pré­tait dans l’instant, comme on impro­vise, et ne jouait jamais la même oeu­vre deux fois à l’identique. Il était l’archétype de l’artiste roman­tique, mais il avait, au sens pro­pre, du génie, ce qui est raris­sime pour un interprète.

Coffret des 36 CD de Samson FrançoisL’intégrale de ses enreg­istrements, dont plusieurs inédits, est un monde dans lequel on s’immerge comme on se plonge dans la Recherche du temps per­du, pen­dant des jours et des nuits – surtout des nuits – et dont on sort la gorge sèche, en clig­nant des yeux. C’est que rien, dans son jeu, n’est con­venu, ou tout sim­ple­ment clas­sique, et cer­taine­ment pas sere­in. Jamais on n’a enten­du, par exem­ple, la 4e Bal­lade de Chopin, le Tombeau de Couperin de Rav­el, ou La Plus que Lente de Debussy, joués ain­si, avec un tel degré à la fois de raf­fine­ment sub­til, de per­fec­tion tech­nique et d’inspiration géniale, et jamais sans doute on n’éprouvera la même sur­prise de chaque instant, la même inten­sité d’émotion, le même émerveillement.

Les enreg­istrements s’étalent de 1947 à 1970 : Chopin, Rav­el – deux inté­grales – Debussy (l’intégrale inachevée), Schu­mann, Liszt, et aus­si Prokofiev, Scri­abine, Bar­tok, Franck, Fau­ré, et même quelques pièces de Bach, Beethoven, Mozart, Mendelssohn. Pas de Brahms, en revanche, dont il dis­ait que sa musique lui bris­erait les doigts.

Chopin d’abord. Sam­son François a mar­qué sa musique de façon telle que lorsqu’on a écouté ses inter­pré­ta­tions, on ne peut par la suite qu’évaluer celles des autres pianistes à l’aune des siennes, et avouer en général, avec beau­coup de par­tial­ité : « C’est bien, mais ça ne vaut pas Sam­son François. » Le cof­fret présente deux enreg­istrements des deux Con­cer­tos, réal­isés en 1954–1958 et 1965, que l’on jur­erait joués par deux inter­prètes dis­tincts, géni­aux tous les deux. Il en est de même pour cer­taines des Bal­lades, des Valses, des Noc­turnes, des Scher­zos, des Études, des Sonates, des Polon­ais­es… Mais son inter­pré­ta­tion, sans doute la plus extra­or­di­naire, est celle des Mazurkas, pièces dont le min­i­mal­isme même autorise tous les débor­de­ments des pianistes, et qu’il trans­forme, lui, en petits haïkus aériens et mélancoliques.

De Rav­el, il est clair que nul n’a jamais joué, nul ne jouera jamais la Sonatine, Gas­pard de la nuit, le Tombeau de Couperin, avec une telle grâce exquise et une telle rigueur, sans par­ler des deux Con­cer­tos, dont tous les musi­co­logues recon­nais­sent qu’il a été l’interprète du siècle.

Le 3e et le 5e Con­cer­tos de Prokofiev sont à jamais mar­qués par son jeu – comme Glenn Gould a mar­qué les Vari­a­tions Gold­berg – et aus­si les deux Con­cer­tos de Liszt. L’intégrale en offre égale­ment plusieurs enreg­istrements. Sa tech­nique tran­scen­dante lui fait pren­dre, au prof­it de la musi­cal­ité, des risques qui lais­sent pan­tois et qui par­fois, au con­cert, pou­vaient frôler la cat­a­stro­phe, comme en témoignent cer­tains enreg­istrements réal­isés en pub­lic, la Sonate de Chopin en si mineur, par exem­ple, dont l’enregistrement salle Pleyel en 1964 n’est que le pâle et impar­fait reflet de celui, flam­boy­ant, réal­isé la même année en studio.

Le Quin­tette avec piano de Franck, le Quatuor avec piano n° 1 de Fau­ré, tous deux avec le Quatuor Bernède, témoignent de la capac­ité de Sam­son François à se fon­dre dans un ensem­ble de musique de cham­bre, dès lors que l’oeuvre jouée peut provo­quer son inspi­ra­tion, c’est-à-dire, en fait, son émo­tion artistique.

Mais le plus extra­or­di­naire, peut-être, ce sont ses inter­pré­ta­tions de Debussy. Il est mort, on le sait, en enreg­is­trant l’intégrale de l’oeuvre pour piano, pen­dant une pause. On chercherait en vain dans les Préludes, les Images, les Études, Children’s Cor­ner, la moin­dre pre­science de la mort. Ce jail­lisse­ment de notes d’une extrême pré­ci­sion, ce touch­er aérien, venu d’ailleurs, ces couleurs que l’on peut presque voir en fer­mant les yeux, rap­pel­lent les enreg­istrements du jeune Menuhin au vio­lon : un elfe intem­porel, qui nous donne une dernière leçon de vie.

2 Commentaires

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LE COZrépondre
17 juin 2016 à 12 h 32 min

Sam­son François
Je suis quelque peu ému à la lec­ture de ce qui est ecrit, ici, sur Sam­son François. J’ai eu le priv­ilège de l’en­ten­dre sinon ‚de l’é­couter (- j’é­tais bien jeune alors -: mer­ci à mes par­ents…) lors d’un réc­i­tal à Paris…salle Gaveau , Pleyel ? Peu importe.…jeune pianiste (je joue tou­jours ) je m’é­tais alors sen­ti bien minable !!!

Je viens de lire le com­men­taire édité par Wikipedia…Un vrai sur­vol des plus sub­jec­tifs en dia­ble ! à croire que le rédac­teur n’a jamais…;écouté ce grand pianiste ..Mais : “qui, se sou­vient des hommes ?” .

Bel arti­cle et bel hom­mage ici, donc !

Bra­vo et vrai­ment merci !

Pont­car­ral
. … .

Clau­dine Repérant répondre
25 septembre 2017 à 6 h 10 min

San­som François
Mer­ci du fond du cœur pour ce mag­nifique com­men­taire . Il cor­re­spond, en tout point, à ma pro­pre sensibilité.

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