La route pour la foire avec Francis Poulenc et Raymonde Linossier

Rue des Potassons

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°700 Décembre 2014Rédacteur : Jonathan CHICHE (05)

Il serait mal­ai­sé de sur­es­ti­mer le rôle, dans l’histoire de la lit­té­ra­ture et des idées, des librai­ries d’Adrienne Mon­nier et de Syl­via Beach. Se fai­sant face dans la rue de l’Odéon, La Mai­son des amis des livres – ouverte en 1915 – et Sha­kes­peare and Com­pa­ny – d’abord ouverte en 1919 rue Dupuy­tren – furent à l’origine d’événements et de publi­ca­tions dont l’importance occulte encore la per­son­na­li­té de leurs initiatrices.

On connaît sur­tout la libraire amé­ri­caine pour son sta­tut d’éditeur d’Ulysses de James Joyce en 1922, quelques mois après l’interdiction de l’oeuvre aux États-Unis.

Quant à la bou­tique du numé­ro 7, qui se dou­blait d’une biblio­thèque de prêt pro­po­sant de nom­breux ouvrages alors introu­vables ailleurs et désor­mais clas­siques, il s’y rat­tache des sou­ve­nirs aus­si divers que ceux de la décou­verte de Dada par cer­tains de ses pre­miers épi­gones, des lec­tures de textes de Paul Clau­del ou la créa­tion du Col­lège de “Pata­phy­sique.

De nom­breuses acti­vi­tés dont Adrienne Mon­nier fut le maître d’oeuvre ou pour la réa­li­sa­tion des­quelles elle ser­vit d’intermédiaire ont don­né lieu à des publi­ca­tions désor­mais rares et recherchées.

Par­mi ces ouvrages figure Bibi-la-Bibiste. Son auteur, Ray­monde Linos­sier, née le 25 mars 1897, amie d’enfance, confi­dente et grand amour de Fran­cis Pou­lenc, avait fait part à la libraire de sa recherche d’un impri­meur pour un « roman ».

En fait de roman, il s’agissait d’un texte de cinq cha­pitres tota­li­sant une tren­taine de lignes. La briè­ve­té de l’oeuvre ne l’empêcha pas de sus­ci­ter l’enthousiasme d’Ezra Pound. Le tirage annon­cé de l’édition ori­gi­nale de 1918 s’élève à cin­quante exem­plaires. Ajou­tons qu’il s’agit de la publi­ca­tion la plus repré­sen­ta­tive, peut-être la seule, du bibisme, mou­ve­ment dont nulle défi­ni­tion pré­cise n’est par­ve­nue jusqu’à nous mais dont les adeptes semblent s’être essen­tiel­le­ment recru­tés par­mi les rangs des Potas­sons, confré­rie des plus sym­pa­thiques mais éga­le­ment quelque peu mystérieuse.

Au cours de ses études de droit, Ray­monde Linos­sier s’était pen­chée sur la ques­tion de la pros­ti­tu­tion, choix peu banal pour une jeune fille d’un milieu dans lequel ce genre de pré­oc­cu­pa­tion ren­con­trait de vives résistances.

Elle appar­te­nait en outre à cette caté­go­rie de jeunes gens qui, pour réel que soit l’intérêt qu’ils éprouvent à l’égard de leurs études offi­cielles, et quelque suc­cès qu’ils y ren­contrent, n’en cultivent pas moins une pas­sion dis­crète mais sus­cep­tible de faire prendre à leur exis­tence une direc­tion tota­le­ment inat­ten­due pour les obser­va­teurs extérieurs.

Ray­monde Linos­sier délais­sa le droit pour s’adonner à l’orientalisme. À l’époque, on s’engageait rare­ment par hasard dans ce domaine. La revue Tel Quel n’avait pas encore mis à la por­tée de tous le titre de spé­cia­liste de la Chine.

Membre de la Socié­té asia­tique depuis 1923, Ray­monde Linos­sier rejoi­gnit le musée Gui­met en 1925. Son tra­vail admi­nis­tra­tif et de recherche semble avoir été très appré­cié, mais elle y mit la même dis­cré­tion que dans ses autres activités.

Elle mou­rut le 30 jan­vier 1930, à trente-deux ans. La très rela­tive lumière post­hume appor­tée sur son exis­tence par les archives et tra­vaux ulté­rieurs – les meilleurs sont ceux de Sophie Robert – n’a pas éclair­ci les cir­cons­tances pré­cises d’un décès si prématuré.

Peut-être faut-il se repor­ter à cette confi­dence reçue par Adrienne Mon­nier de celle qui se flat­tait du titre de « plus jeune potas­son du monde » : « On en meurt, vous savez, d’un potas­son­nat rentré. »


En illus­tra­tion : Fran­cis Pou­lenc et Ray­monde Linossier

2 Commentaires

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19780211répondre
16 décembre 2014 à 20 h 34 min

Alex Moat­ti (78)

Mer­ci de rap­pe­ler le rôle de ces deux libraires – tu aurais pu rap­pe­ler aus­si la liai­son affi­chée entre ces deux femmes (on appe­lait à l’é­poque les homo­sexuels des inver­tis). Valé­ry fré­quen­tait la librai­rie d’A­drienne Monnier.

Il existe tou­jours dans la même rue, mais pas au même endroit (j’a­vais deman­dé au libraire), une très bonne librai­rie de livres anciens et livres en vrac.

A.M.

20050112répondre
28 janvier 2015 à 14 h 25 min

Cher Alexandre,

Cher Alexandre,

Mer­ci pour ton com­men­taire. La res­tric­tion por­tant sur le nombre de carac­tères me contraint mal­heu­reu­se­ment à faire l’im­passe sur cer­tains élé­ments impor­tants. Le livre « Pas­sage de l’O­déon », de Laure Murat, men­tionne évi­dem­ment plus en détail la rela­tion d’A­drienne Mon­nier et Syl­via Beach et l’au­teur men­tionne l’im­por­tance pour sa réflexion d’un sémi­naire inti­tu­lé « Socio­lo­gie des homo­sexua­li­tés ». Je n’ai mal­heu­reu­se­ment pu lire la thèse de Sophie Robert — seul un article sur Ray­monde Linos­sier semble en avoir été publié, tra­duit en anglais —, mais elle aborde pro­ba­ble­ment la ques­tion de façon inté­res­sante. (Son direc­teur de thèse était Jean-Yves Tadié, spé­cia­liste de Proust.) De façon géné­rale, je pré­fère ne pas induire le lec­teur en erreur : par manque de place, j’au­rais été contraint de ne pas déve­lop­per et la période 1920–1950 pré­sente assez de dis­sem­blances avec l’ac­tuelle pour que les façons de pen­ser d’au­jourd’­hui ne soient sus­cep­tibles de don­ner une impres­sion trompeuse.

En ce qui concerne les per­sonnes ayant fré­quen­té la librai­rie d’A­drienne Mon­nier, elles sont bien sûr si nom­breuses qu’il est impos­sible de les citer toutes. J’ai fait le choix de don­ner quelques exemples témoi­gnant d’un éclec­tisme que je trouve assez remar­quable. On pour­rait ajou­ter Fargue, Benois-Méchin, Clau­del, &c., et des per­son­na­li­tés moins connues mais remar­quables à d’autres titres. Les textes de Sophie Robert et Laure Murat don­ne­ront une meilleure idée que mon article de 3500 carac­tères dont le seul but est de don­ner envie de se docu­men­ter plus avant sur les sujets que j’aborde.

Enfin, je ne connais pas exac­te­ment l’his­toire ulté­rieure du numé­ro 7 de la rue de l’O­déon, mais Mau­rice Imbert avait repris la librai­rie dans les années 1980, ce qu’il m’a confir­mé récem­ment. J’i­gnore ce qu’il en est adve­nu après son départ.

Jonathan

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