Richard Strauss : Le chevalier à la Rose

Le Chevalier à la rose, en binôme avec Ariane à Naxos, marque un nouveau virage dans le style de Strauss après les deux opéras postromantiques, expressionnistes et violents que sont Salomé et Elektra. Ici (1911), il n’y a plus de violence mais au contraire un esprit mozartien et un raffinement « Âge des Lumières », où des personnages viennois du XVIIIe siècle chantent autour des rythmes de valses du XIXe siècle sur une musique du XXe siècle. La maréchale (on pense à la comtesse des Noces de Figaro) se sacrifie et laisse son jeune amant le chevalier Octavian (chanté par une mezzo, référence au Chérubin des Noces) partir avec la belle Sophie à qui il apportait la rose, symbole de la demande en mariage, pour le compte du grossier baron Ochs. Sur cette intrigue construite par le grand poète et dramaturge Hofmannsthal dans le style de Marivaux, Strauss met en musique trois voix de femme dans des airs et des ensembles magnifiques (le réveil après la nuit d’amour à l’acte I, le coup de foudre à l’acte II, le trio final de l’acte III). Il fait aussi traverser l’opéra par une basse-bouffe comme Mozart ou Rossini les utilisait, représentant le grossier puis grotesque baron. Le trio puis le duo final résument tout Strauss à l’opéra et annoncent avec près de quarante ans d’anticipation les célèbres quatre derniers Lieder crépusculaires de Strauss après la guerre. C’est probablement l’opéra par lequel on doit débuter sa découverte de l’univers lyrique de Strauss.
Pour cela, cinq DVD sont à conseiller, dont deux dirigés par Karajan, deux dirigés par Carlos Kleiber.
Le document le plus ancien est le film réalisé en 1962 à Salzbourg, où Karajan dirige la fameuse maréchale d’Elisabeth Schwarzkopf. Le film a été magnifiquement restauré, c’est un document pour l’histoire, mais le son est monophonique (même si les voix sont claires), le play-back parfois visible et les sous-titres uniquement en anglais.
De même que Karajan a réalisé deux enregistrements officiels sur disque du Chevalier à la Rose, en 1956 avec Elisabeth Schwarzkopf et en 1984 à Vienne, il y a également deux films. Au film de 1962 succède la captation vidéo de l’enregistrement de 1984. Vingt-deux ans plus tard, l’orchestre est plus souple et le son est plus naturel, mais les chanteurs sont moins réputés, même si les voix sont très belles (on comprend ce qui a pu séduire dans ces voix un Karajan de vingt ans de plus).
Ce disque de 1984 est méprisé par les spécialistes, notamment par rapport à la référence qu’est l’enregistrement de 1956. Je l’ai toujours apprécié pourtant, il a été un de mes premiers achats en disque compact, et à la projection du film correspondant je maintiens mon jugement : c’est très beau, très bien chanté et dirigé, et la production est également très élégante (décors, costumes…).
Il y a également deux films de l’opéra dirigés par Carlos Kleiber, éloignés de quinze ans, dans la même mise en scène d’Otto Schenk et des décors qui nous mettent dans l’ambiance de Fragonard, à Munich puis à Vienne. Ce formidable chef, fantasque mais exigeant, a laissé moins d’une dizaine de disques officiels et encore moins de films. Magnifique direction de Kleiber pleine d’inventivité, dans les deux documents. Kleiber heureux, rayonnant, aux gestes amples et tendres, avec une précision et une incroyable indépendance des mains, dont la main gauche enrobant l’orchestre par exemple pour une valse retenue à l’extrême ou enfin libérée. Faut-il que Kleiber ait été amoureux des femmes, pour rendre ainsi l’introduction (les ébats de la maréchale et d’Octavian avant le lever de rideau) si sensuelle. La maréchale est successivement interprétée par Gwyneth Jones puis Felicity Lott, avec la même splendeur vocale. En Octavian, les grandes Brigitte Fassbaender magnifique vocalement, plus crédible peut-être qu’Anne Sofie von Otter quinze ans plus tard, dont l’élégance innée sied particulièrement à la noblesse du chevalier mais moins à la pataude Mariandel en qui Octavian se déguise. Et, en Sophie, les formidables Barbara Bonney et Lucia Popp. Et Ochs, personnage très important car il a failli donner son nom à l’opéra, nous adorons Kurt Moll (comme pour Karajan 1984), au timbre somptueux.
Mais, après ces documents inestimables, la version moderne que l’on conseille est la captation de 2009 à Baden-Baden, dans la plus belle distribution possible aujourd’hui. Elle est disponible en un des plus beaux DVD du catalogue, déjà commenté ici en avril 2010, avec des images et un son magnifiques. Cette production des années 90 (créée à Salzbourg puis à l’Opéra Bastille, quel souvenir nous en gardons !) est toujours aussi magnifique. Le chef Christian Thielemann est un des plus grands chefs du moment et la distribution fait rêver : la belle Renée Fleming a pris le relai depuis vingt ans de Schwarzkopf (années 50) et Kiri Te Kanawa (années 70–80) comme la voix de référence pour ces grands rôles mozartiens ou straussiens. Elle est une maréchale absolument exceptionnelle (les ensembles dans les premier et troisième actes, et le célèbre air où, nostalgique, elle regrette son âge). Sophie Koch est parfaite et très crédible en Octavian. Diana Damrau, dont la notoriété est désormais bien assurée, est une très belle Sophie. Franz Hawlata en balourd baron est idéal à la fois musicalement et dans le contraste qu’il fait ressentir entre la grossièreté de son personnage et le raffinement de la maréchale. D’ailleurs, tous les chanteurs sont aussi des acteurs très crédibles (y compris physiquement) et rendent de façon naturelle les comportements des personnages.
Elisabeth Schwarzkopf, Renée Fleming, Gwyneth Jones, Felicity Lott, Lucia Popp, Barbara Bonney, Anne Sofie von Otter, Kurt Moll
Direction : Herbert von Karajan, Carlos Kleiber, Christian Thielemann
5 DVD ou Blu-ray, Deutsche Grammophon et Decca