Répondre aux enjeux de la dissuasion de demain

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°769 Novembre 2021
Par Vincenzo SALVETTI

Direc­teur des appli­ca­tions mili­taires du CEA DAM, Vin­cen­zo Sal­vet­ti, répond à nos ques­tions et nous en dit plus sur la DAM et son rôle dans le monde de la défense et plus par­ti­cu­liè­re­ment des pro­grammes d’armement nucléaire. Il revient sur son orga­ni­sa­tion, son rayon­ne­ment à l’international et le monde civil de manière géné­rale. Entretien.

Au sein de l’œuvre commune, quelle est votre gouvernance ? En parallèle, quelle est l’organisation choisie par la DAM dans le cadre des programmes qui lui sont confiés ?

La gou­ver­nance de la DAM est claire. Elle repose d’abord sur le Conseil des arme­ments nucléaires (CAN), pré­si­dé par le Pré­sident de la Répu­blique, qui décide des orien­ta­tions et tra­jec­toires bud­gé­taires des pro­grammes d’armement nucléaire de la France dont ceux pilo­tés par la DAM. Offi­cia­li­sé par décret en 2009, le CAN struc­ture glo­ba­le­ment la dis­sua­sion fran­çaise, et par voie de consé­quence les mis­sions de la DAM. L’Œuvre Com­mune Armées-CEA défi­nit, par déci­sion du Pre­mier Ministre, les mis­sions de maî­trise d’ouvrage délé­guées au CEA sur les pro­grammes nucléaires de défense et com­ment le CEA rap­porte sur ces mis­sions. Le texte de l’Œuvre Com­mune date du 13 juin 1961 et est remis à jour à peu près tous les 5 ans, pour tenir compte en par­ti­cu­lier de l’évolution du péri­mètre confié au CEA/DAM, qui s’est élar­gi au fil des ans depuis 1958, année de créa­tion de la DAM. La der­nière ver­sion date de début 2021.

Le Comi­té Mixte Armées/CEA suit l’exécution des pro­grammes délé­gués à la DAM et ins­truit les ques­tions bud­gé­taires et calen­daires rela­tives à ces pro­grammes. Les aspects finan­ciers et tech­niques sont ain­si trai­tés de manière indis­so­ciable. C’est un peu le conseil d’administration de la DAM : il approuve le bud­get de la DAM et donne un avis sur la vision à 15 ans des pro­grammes et des bud­gets asso­ciés (PMLT), vision actua­li­sée annuel­le­ment en totale cohé­rence avec la Loi de pro­gram­ma­tion mili­taire. Le comi­té mixte est pré­si­dé par un offi­cier géné­ral dési­gné par la Ministre des Armées. Depuis quelques décen­nies, le sous-chef plan de l’État-major des armées est dési­gné comme pré­sident du comi­té mixte. Siègent au comi­té mixte comme membres de droit, 3 repré­sen­tants du minis­tère des Armées (le pré­sident, le direc­teur des affaires finan­cières du minis­tère, un repré­sen­tant du DGA) et 3 repré­sen­tants du CEA, dont le direc­teur des appli­ca­tions mili­taires. 11 réunions du comi­té mixte se tiennent par an. Ces réunions sont pré­pa­rées par une soixan­taine de réunions en amont, ce qui garan­tit leur effi­ca­ci­té. Il ne peut être pas­sé outre à un avis du comi­té mixte que par déci­sion du Pre­mier ministre.

Cette gou­ver­nance atteste depuis l’origine (1re réunion du COMIX en 1961) de la ges­tion trans­pa­rente et opti­mi­sée des pro­grammes de la DAM (en per­for­mances, coûts, délais et risques) et, avec une vision à long terme, lui confère une sta­bi­li­té des moyens alloués et des effec­tifs associés.

L’organisation de la DAM a été défi­nie et mise en place pour le pilo­tage et la réus­site des pro­grammes qui lui sont confiés, avec une maî­trise d’ouvrage por­tée par des direc­teurs d’objectifs, et une maî­trise d’œuvre por­tée par les direc­teurs de centres de la DAM. Dans le domaine des armes nucléaires, la DAM a recours à une forte maî­trise d’œuvre interne pour garan­tir dans la durée au Pré­sident de la Répu­blique le main­tien des com­pé­tences indis­pen­sables à la péren­ni­té de sa dis­sua­sion. La DAM pra­tique aus­si une poli­tique indus­trielle de par­te­na­riat étroit et direct avec plus de 4 000 entre­prises. Pour maî­tri­ser les pres­ta­tions qu’elle pilote, la DAM inter­dit les sous-trai­tances en cas­cade. Ain­si, le tis­su indus­triel de nos four­nis­seurs est fait de beau­coup d’entreprises de taille moyenne voire de TPE.

Renouvellement, garanties des armes grâce à la simulation, souveraineté technologique sont autant de sujets qui vous mobilisent. Qu’en est-il concrètement ?

Les armes nucléaires doivent être renou­ve­lées pour plu­sieurs rai­sons. Tout d’abord les armes nucléaires en ser­vice ont une durée de vie garan­tie à leur mise en ser­vice. Durant les décen­nies de leur vie opé­ra­tion­nelle, cer­tains de leurs com­po­sants vieillissent, au sens où leurs pro­prié­tés évo­luent avec le temps, ce qui fixe une limite de la durée de vie des armes. 

Une autre rai­son est une inflexion sur la doc­trine avec par exemple une évo­lu­tion des objec­tifs des forces nucléaires comme « d’être capable d’infliger des dom­mages abso­lu­ment inac­cep­tables pour l’adversaire sur ses centres de pou­voir, c’est-à-dire, sur ses centres névral­giques, poli­tiques, éco­no­miques et mili­taires » [Fran­çois Hol­lande, Pré­sident de la Répu­blique, Istres, le 19 jan­vier 2015]. Le troi­sième aspect pour le renou­vel­le­ment est une évo­lu­tion du besoin mili­taire lui-même. Il peut s’agir de la mise en œuvre d’un nou­veau mis­sile sol­li­ci­tant davan­tage une tête nucléaire que le mis­sile pour lequel elle a été conçue et garan­tie. Le renou­vel­le­ment peut aus­si être impo­sé par le main­tien de la cré­di­bi­li­té tech­nique et opé­ra­tion­nelle de la com­po­sante stra­té­gique face à des évo­lu­tions futures des défenses des pays qu’on cherche à dis­sua­der. Dans ce cas, c’est glo­ba­le­ment le sys­tème d’armes qu’il faut adap­ter et donc, en cohé­rence, les têtes nucléaires. Il ne s’agit pas d’un nou­veau type d’arme, mais d’une arme dont on cherche à gar­der sa capa­ci­té opé­ra­tion­nelle. Enfin, un renou­vel­le­ment peut être entraî­né par une déci­sion de l’Autorité poli­tique. Par exemple, avec l’arrêt des essais nucléaires, il a fal­lu conce­voir d’autres for­mules nucléaires (dites robustes) que nous serions capables de garan­tir sans essai nucléaire nou­veau, grâce au pro­gramme Simu­la­tion. C’est ce que nous fai­sons désor­mais depuis 1996.

Le pro­gramme Simu­la­tion per­met ain­si de renou­ve­ler et de garan­tir la sûre­té et la fia­bi­li­té des armes de la dis­sua­sion depuis l’arrêt des essais nucléaires. La Simu­la­tion c’est d’abord un enchaî­ne­ment com­plexe de modèles phy­siques. Pour simu­ler le fonc­tion­ne­ment d’une arme, il faut maî­tri­ser tous les domaines de la phy­sique : la phy­sique ato­mique, la méca­nique des fluides, la phy­sique des chocs, la neu­tro­nique, l’électromagnétisme, la phy­sique des maté­riaux, la chi­mie sous toutes ses formes, les pro­cé­dés de fabri­ca­tion… La Simu­la­tion c’est aus­si la réso­lu­tion d’équations com­plexes grâce à des super­cal­cu­la­teurs, que la DAM déve­loppe avec Atos. Ces pro­to­types, au meilleur niveau mon­dial, per­mettent d’augmenter le réa­lisme des simu­la­tions numé­riques en maî­tri­sant la durée des cal­culs pour res­pec­ter les échéances de renou­vel­le­ment des armes. La Simu­la­tion c’est enfin la com­pa­rai­son avec la réa­li­té des phé­no­mènes phy­siques repro­duits dans de grandes ins­tal­la­tions expé­ri­men­tales, dimen­sion­nées et réa­li­sées par la DAM. Excep­tion­nelles, voire uniques au monde, par leurs per­for­mances tech­no­lo­giques, elles per­mettent d’appréhender une phy­sique aux confins des échelles de tem­pé­ra­ture, de pres­sion et de den­si­té acces­sibles en labo­ra­toire, comme l’installation de radio­gra­phie X, Epure, en Bour­gogne, et le laser Méga­joule, en Nouvelle-Aquitaine. 

La stra­té­gie de sou­ve­rai­ne­té tech­no­lo­gique de la DAM repose d’abord sur la maî­trise d’œuvre interne de sa mis­sion réga­lienne de concep­tion, de fabri­ca­tion et de déman­tè­le­ment des armes nucléaires fran­çaises. Elle repose éga­le­ment sur sa poli­tique de sou­tien au meilleur niveau du tis­su indus­triel fran­çais néces­saire à la réus­site de ses pro­grammes (la qua­si-tota­li­té des 4000 par­te­naires indus­triels de la DAM sont fran­çais) à tra­vers divers axes : 

  • des actions de trans­fert tech­no­lo­gique de solu­tions déve­lop­pées pour les armes vers ses par­te­naires chaque fois que cela est pos­sible (exemple de SOITEC) ;
  • le sou­tien d’un éco­sys­tème du HPC (à tra­vers son par­te­na­riat avec Atos, et son exploi­ta­tion du Très Grand Centre de Cal­cul (TGCC), sur le centre DAM/Île-de-France, pour entraî­ner cher­cheurs et indus­triels dans la voie de l’innovation par la simu­la­tion numérique) ;
  • des contrats de main­tien de com­pé­tences avec ses par­te­naires entre 2 programmes ; 
  • une acti­vi­té de veille sur ses four­nis­seurs sen­sibles et stratégiques…

Sur une échelle internationale, quelles sont les principales coopérations qui concernent la DAM ? Qu’en est-il plus particulièrement avec les États-Unis ? 

Pour appor­ter un gage sup­plé­men­taire de notre cré­di­bi­li­té scien­ti­fique dans le domaine de la dis­sua­sion nucléaire, la DAM a de nom­breuses col­la­bo­ra­tions scien­ti­fiques et tech­no­lo­giques, avec des labo­ra­toires natio­naux et inter­na­tio­naux, notam­ment avec les U.S. Notre coopé­ra­tion avec les U.S. s’inscrit dans le cadre du pro­gramme « Basic Science » où nous échan­geons sur des études scien­ti­fiques et tech­no­lo­giques de base, néces­saires à nos pro­grammes de renou­vel­le­ment des armes. Ces par­te­naires, notam­ment les Amé­ri­cains, sont au meilleur niveau mon­dial dans le domaine de la phy­sique des armes nucléaires et leur inté­rêt pour des échanges scien­ti­fiques avec la France dans ce domaine est une preuve sup­plé­men­taire de la cré­di­bi­li­té scien­ti­fique de la dis­sua­sion nucléaire française.

Quels sont les axes qui structurent votre politique d’ouverture ? Quels sont vos enjeux dans ce cadre ? 

La poli­tique d’ouverture de la DAM est un ingré­dient essen­tiel de sa res­pon­sa­bi­li­té éta­tique et de sa cré­di­bi­li­té scien­ti­fique depuis l’arrêt des essais, en exper­tise et en moyens, dans la limite impo­sée par la confidentialité. 

Sur le plan de l’expertise, cette poli­tique se tra­duit concrè­te­ment par 5 000 publi­ca­tions scien­ti­fiques ouvertes par an, dont 430 de rang 1 (revues à comi­té de lec­ture), 100 sala­riés habi­li­tés à diri­ger des recherches (HDR) ain­si que 150 doc­to­rants et post-doctorants. 

Sur le plan des moyens, cette poli­tique se tra­duit éga­le­ment par 25 % du temps laser de l’installation LMJ-PETAL ouvert à la com­mu­nau­té aca­dé­mique sur appel à pro­jets, arbi­trés par un comi­té de cher­cheurs inter­na­tio­naux. Ce grand ins­tru­ment de recherche qu’est le laser Méga­joule, unique en Europe, allié au laser de très forte puis­sance (peta­watt) PETAL, per­met de réa­li­ser des expé­riences de phy­sique pour des appli­ca­tions civiles variées (astro­phy­sique, médi­cal, pro­duc­tion d’énergie…). Sur le plan des moyens, tou­jours, la DAM met ses infor­ma­ti­ciens au ser­vice des indus­triels et des cher­cheurs au sein du TGCC pour leur per­mettre d’exploiter à leur pro­fit la puis­sance de cal­cul des super­cal­cu­la­teurs déri­vés des pro­to­types que la DAM conçoit avec Atos, pour sa mis­sion Défense. 

Pour mener à bien l’ensemble de ces projets, l’enjeu est aussi d’attirer et de fidéliser les talents et les compétences. Quelles initiatives déployez-vous en ce sens ? 

La DAM a lan­cé un plan d’attractivité interne et externe pour atti­rer, valo­ri­ser et fidé­li­ser les talents et les com­pé­tences clés au pro­fit de la réus­site de nos pro­grammes. Notre plan d’actions concerne les domaines de la com­mu­ni­ca­tion externe et interne, des res­sources humaines et de l’environnement de tra­vail. Dans ce cadre, les actions que nous avons déjà réa­li­sées et celles que nous pour­sui­vons sont une décli­nai­son de notre iden­ti­té DAM. Cette iden­ti­té a fait l’objet d’une réflexion col­lé­giale de groupes repré­sen­ta­tifs des sala­riés de la DAM. 

Elle se défi­nit à tra­vers 5 valeurs :

  • l’ENGAGEMENT : parce qu’on ne vient pas à la DAM par hasard ; on y vient pour don­ner du sens à sa vie pro­fes­sion­nelle en s’engageant au ser­vice de la France, en œuvrant pour la paix et la sécu­ri­té de nos concitoyens ;
  • l’AMBITION : parce que la DAM offre la pos­si­bi­li­té de rele­ver des défis scien­ti­fiques et tech­niques de pre­mier plan, avec des moyens excep­tion­nels comme le laser Méga­joule, l’installation radio­gra­phique Epure et des super­cal­cu­la­teurs par­mi les plus puis­sants du monde ;
  • l’INTÉGRITÉ : parce que de notre hon­nê­te­té morale et scien­ti­fique dépendent la cré­di­bi­li­té de notre mission ;
  • l’ACCOMPLISSEMENT : parce que la DAM per­met de construire un par­cours pro­fes­sion­nel varié et ambi­tieux, dans un envi­ron­ne­ment enri­chis­sant et convi­vial, où l’expertise tech­nique s’enrichit de l’expérience du mana­ge­ment et de la prise de res­pon­sa­bi­li­té sur de grands pro­jets aux enjeux régaliens ;
  • l’ESPRIT D’ÉQUIPE : parce que la clé de notre réus­site c’est notre capa­ci­té à nous mobi­li­ser pour unir nos forces et nos com­pé­tences vers l’objectif ; chez nous, on appelle cela « l’esprit DAM ». 

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