Répondre à l’enjeu démocratique

Dossier : ExpressionsMagazine N°673 Mars 2012Par : Jacques ATTALI (63)

La crise de la démoc­ra­tie est par­tie des États-Unis, parce que le sys­tème améri­cain est inca­pable de sat­is­faire ses électeurs autrement qu’en les lais­sant s’endetter de façon illim­itée. C’est une crise de la démoc­ra­tie en Europe parce que, même si cer­tains pays comme le nôtre ont évité de faire dérap­er un peu trop la dette privée, on a lais­sé dérap­er la dette publique. Aux États- Unis, ce sont les con­som­ma­teurs privés qui n’ont pas vu les lim­ites et les con­traintes de la rareté. En Europe, ce sont les pou­voirs publics qui se sont con­duits ainsi. 

Échapper à la rareté

Baiss­er les dépenses
Si les impôts français étaient les mêmes qu’en l’an 2000, nous auri­ons aujourd’hui, non pas 87% de dette publique, mais 67%. On a per­du 22 points de PIB de recettes fis­cales. On peut baiss­er les impôts mais il fal­lait sim­ple­ment penser à baiss­er les dépens­es en même temps. 

La dette, théorique­ment, est une façon de pré­par­er l’avenir. Mais ici, il s’agit sim­ple­ment de dépenser davan­tage d’une façon mytho­ma­ni­aque et d’échapper à la con­trainte de la rareté. En Europe, cette con­trainte de la rareté, on ne l’a pas vue et on a con­tin­ué à la laiss­er se dévelop­per. La dette publique a aug­men­té sim­ple­ment parce que les citoyens et les hommes poli­tiques (gauche et droite con­fon­dues) ont tous pen­sé que la liber­té, c’était le droit de baiss­er de façon illim­itée les impôts et d’augmenter de façon illim­itée les dépenses. 

Payer un jour ou l’autre

Il ne faut pas se tromper, un jour ou l’autre la dette sera payée, par quelqu’un. Les con­som­ma­teurs ? Les épargnants ? Les ban­ques ? Les action­naires ? Quelqu’un paiera la dette. Il la paiera finan­cière­ment et il la paiera aus­si poli­tique­ment. Agir poli­tique­ment, cela veut dire être capa­ble d’affronter le réel. En réduisant les dépens­es publiques, en aug­men­tant les impôts, en ne faisant pas de dépens­es absur­des, en ne croy­ant pas que la valeur des act­ifs est une richesse réelle. La richesse réelle est créée par les flux et non par les stocks. 

Éliminer les responsables

Nous avons col­lec­tive­ment pen­sé pou­voir échap­per à la rareté 

Soit on revien­dra de cette façon dans le réel. Soit on élim­in­era ceux que l’on tien­dra pour respon­s­ables de la dette. 

À un moment ou à un autre, tous ceux qui font par­tie des élites auto­proclamées ou légitimes seront con­cernés, inter­rogés sur leur capac­ité à régler la dette réelle. 

Sont-ils capa­bles d’affronter ce réel ? De dire : Où va-t-on ? Quels pro­jets a‑t-on ? Qui va pay­er explicite­ment cette dette ? Les généra­tions actuelles ? Les généra­tions futures ? Les action­naires ? Les épargnants ? Les contribuables ? 

Annoncer au lieu de faire

Démo­gra­phie et inflation
Les per­son­nes âgées n’acceptent pas l’inflation. L’inflation est refusée en Alle­magne, non pas pour des raisons démoc­ra­tiques, mais pour des raisons démo­graphiques. La majorité est con­sti­tuée de retraités qui ont un cap­i­tal et qui n’ont pas intérêt à l’inflation. C’est ceux qui n’ont pas de cap­i­tal qui ont intérêt à l’inflation car elle déval­orise les emprunts qu’ils peu­vent faire. 

Le pré­ten­du accord des 8 et 9 décem­bre derniers n’a rien réglé du tout. Malheureusement. 

Comme tous les som­mets précé­dents, il n’a fait qu’annoncer que l’on allait faire quelque chose : un mois plus tard, on se rend compte que l’on n’a rien fait et l’on décide de se réu­nir à nou­veau pour faire quelque chose. 

La seule chose qui ait été faite, c’est l’entrée en action de la Banque cen­trale, qui a fait ce qu’elle aurait dû faire depuis longtemps mais espérait ne pas avoir à faire : émet­tre de l’argent de façon illimitée. 

Elle par­ticipe au proces­sus mytho­ma­ni­aque : elle invente, elle imprime de l’argent. Elle ne pou­vait pas faire autrement, sinon le sys­tème s’effondrait.

Rien n’est réglé

Celui qui va pay­er cherchera, à un moment ou à un autre, le bouc émissaire 

Mais rien n’est réglé. On a sim­ple­ment fait entr­er un acteur de plus dans le jeu d’une société imag­i­naire. Cela peut dur­er un cer­tain temps. On peut imag­in­er une sor­tie pos­i­tive par un pro­grès tech­nique qui tomberait du ciel, comme le moteur ther­mique ou autre chose qui ferait avaler la dette par la crois­sance comme cela a été le cas plusieurs fois dans l’histoire. On peut aus­si imag­in­er que la seule solu­tion soit de ruin­er quelqu’un : les épargnants, les con­tribuables, les jeunes. 

Quelqu’un va pay­er. Et ce dernier cherchera à un moment ou à un autre le bouc émissaire. 

Des solutions encore possibles

Il existe des solu­tions rationnelles encore pos­si­bles. Elles por­tent essen­tielle­ment sur la ques­tion démoc­ra­tique. Aux États-Unis, la démoc­ra­tie est paralysée par l’absence de gou­ver­nance, ce qui fait que le prési­dent et le Par­lement ne peu­vent pas tra­vailler ensem­ble. Ils n’ont pas les moyens de faire ce qu’il faudrait faire, c’est-à- dire réduire mas­sive­ment les dépens­es et aug­menter les impôts qui sont extrême­ment bas aux États-Unis, com­parés aux nôtres. Ils peu­vent très facile­ment rééquili­br­er leur déficit. 

En Europe, il n’est pas très dif­fi­cile de régler la ques­tion. Cela sup­pose de penser la démoc­ra­tie non plus seule­ment à l’échelon nation­al, mais à l’échelon européen. 

Fédéralisme et croissance

Avancer dans le fédéralisme
Un impôt fédéral européen n’est pas pos­si­ble sans un Par­lement européen. Il faut extraire un sous-ensem­ble, l’Eurozone, et avancer dans le fédéral­isme. C’est quelque chose que l’on n’ose pas faire car on ne veut pas par­ler de démoc­ra­tie européenne. On reste dans l’altergouvernemental. L’accord de décem­bre dernier est un accord qui a le mérite de ne pas exis­ter. Il n’est pas cat­a­strophique puisqu’il n’existe pas, mais il ne pré­pare en rien ce qu’il faut faire. 

Les eurobonds, dont on par­le à tort et à tra­vers, sont un out­il dans la con­struc­tion démoc­ra­tique d’une entité nou­velle (l’Union européenne, ou Euro­zone), pour qu’elle se dote des moyens d’emprunter. Il y a plusieurs con­cep­tions des eurobonds. 

La pre­mière con­siste à dire que l’on com­mu­nau­tarise les dettes nationales et que l’on fait en sorte que les dettes nationales mis­es ensem­ble coû­tent moins cher. Mais en com­mu­nau­tarisant, vous ne changez rien. En met­tant dans un pot, vous évitez de faire peur et vous don­nez l’idée que ceux qui paient paieront si cer­tains ne paient pas. 

Il faut d’abord faire plusieurs constatations. 

Pre­mière­ment, en tant qu’entité juridique, l’Eurozone n’a pas de dette. 

Deux­ième­ment, elle ne peut pas emprunter, puisqu’elle n’a pas de recettes. 

S’endetter pour investir

Si on lui attribue une recette fis­cale, non pas par des con­tri­bu­tions des États comme c’est le cas actuelle­ment, mais par un impôt affec­té comme, par exem­ple, les tax­es sur les trans­ac­tions finan­cières, sur le C02, ou même par un trans­fert de la TVA, il faut un impôt qui ne puisse pas être pris par les États, un vrai impôt fédéral. Dans ce cas-là, l’Europe peut souscrire de la dette, et toutes les études du monde mon­trent qu’elle peut emprunter 5 000 mil­liards d’euros. Le prob­lème est réglé. 

Si l’on n’a pas le courage d’agir main­tenant, vien­dra le moment où l’on cherchera des solu­tions totalitaires 

Bien sûr, il n’est pas réglé au sens où la dette a dis­paru. Mais on se donne une autre capac­ité d’endettement qui ne doit pas servir à per­me­t­tre des dépens­es incon­sid­érées mais à inve­stir pour créer de la crois­sance parce que seule la crois­sance per­met d’éliminer de la dette. Il n’y a que le cou­ple fédéral­isme et crois­sance qui sauvera l’euro.

Avec le fédéral­isme, mais sans crois­sance, dans très peu d’années, l’euro n’existera plus. Il n’y a aucun exem­ple dans le monde de mon­naie sans État. Cela n’existe pas. Il n’y aucun exem­ple qui puisse fonc­tion­ner sans entité poli­tique et un Par­lement qui approu­ve de façon durable et qui per­me­tte de se l’approprier.

Affronter la réalité

Au fond, depuis que la crise a com­mencé, ce n’est pas M. Keynes qui est au pou­voir, ni M. Schum­peter, qui devrait l’être par l’innovation, comme on l’a dit. Le vrai maître à penser de l’économie mod­erne, c’est M. Mad­off. Tout ce qui est fait, c’est sim­ple­ment de reporter la dette d’un endroit à l’autre, de la faire se reporter, de la faire se déplac­er sans aucune solu­tion parce qu’on n’a pas le courage d’affronter la réalité. 

Si main­tenant on n’a pas le courage d’agir, alors vien­dra le moment où l’on cherchera des solu­tions total­i­taires. Le dic­ta­teur sera là, on aura assez joué et il fau­dra met­tre de l’ordre. Et là, je crois qu’il fau­dra véri­ta­ble­ment entr­er en résistance.

Commentaire

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Anonymerépondre
10 mars 2012 à 20 h 55 min

“Au fond, depuis que la crise
“Au fond, depuis que la crise a com­mencé, ce n’est pas M. Keynes qui est au pou­voir, ni M. Schum­peter, qui devrait l’être par l’innovation, comme on l’a dit. Le vrai maître à penser de l’économie mod­erne, c’est M. Mad­off.”. Mad­off n’est pas le “maître à penser”, et ce seule­ment “depuis que la crise a com­mencé”. le sché­ma Ponzi est l’ar­chi­tec­ture de la finance depuis que la banque créé de la mon­naie à par­tir de rien.

“En Europe, il n’est pas très dif­fi­cile de régler la ques­tion. Cela sup­pose de penser la démoc­ra­tie non plus seule­ment à l’échelon nation­al, mais à l’échelon européen.”. c’est sûr, c’est pas dif­fi­cile : il suf­fit de sup­primer la démoc­ra­tie pour “repenser” une “démoc­ra­tie …

“Il n’y a aucun exem­ple dans le monde de mon­naie sans État. Cela n’existe pas.” ah ? 

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