Renseignement forensique, l’exploitation des traces

Renseignement forensique, l’exploitation des traces 

Dossier : Le renseignement criminel | Magazine N°808 Octobre 2025
Par Jérôme BARLATIER
Par Marina CHAREST

Le renseignement forensique est né au XIXe siècle dans le cadre de l’enquête criminelle, mais il trouve maintenant des applications beaucoup plus larges. Notamment la Gendarmerie nationale développe actuellement ses méthodes pour le profilage des stupéfiants et elle expérimente une technique qui permet une analyse rapide, sommaire mais suffisante pour reconstituer les flux de trafic. Le rapprochement de ses analyses avec les autres bases de données permettra de fonder les politiques de lutte sur une meilleure compréhension du marché.

«Toute action de l’homme, a fortiori l’action violente qu’est un crime, ne peut pas se dérouler sans laisser quelques marques. » C’est ainsi que le criminaliste Edmond Locard fondait le principe de l’échange qui motive depuis bientôt deux cents ans la science forensique : le crime est une activité particulière où l’auteur laisse des traces sur les lieux et emporte des traces de ces lieux avec lui. Les forensiciens placent la trace au cœur de la compréhension du crime. Ils reconstituent le passé au moyen des sciences exactes. Cette approche est venue appuyer l’enquête judiciaire qui, née des principes rationnels des Lumières, était initialement réputée entretenir des relations trop étroites avec les milieux criminels. L’approche par la trace n’aborde pas le criminel en tant qu’individu (suspect-centred), mais l’identifie par ses actes (event-centred).

Espoirs, réalités et perspectives

Avec le mouvement positiviste, les premiers forensiciens ont probablement cru, en ce domaine comme dans bien d’autres, que la science allait pouvoir résoudre la plupart des difficultés : comprendre le criminel, élucider les crimes, identifier et agir sur les facteurs de délinquance. L’expérience, comme la science, nous démontre aujourd’hui que, si la forensique est nécessaire dans le processus judiciaire, elle n’a pas eu les conséquences décisives sur l’enquête telles qu’attendues, même si elle a permis un enrichissement considérable des pratiques d’investigation. De façon paradoxale, la forensique a longtemps été envisagée dans la seule enquête criminelle, comme une police technique ou scientifique, comme acte d’investigation ou d’expertise.

L’émergence d’une police guidée par le renseignement (Intelligence-Led Policing) semble avoir créé les conditions propices à la naissance du renseignement forensique, c’est-à-dire d’un renseignement fondé sur l’exploitation des traces en vue de la lutte contre le crime. Le Forensic Intelligence (FORINT) se nourrit ainsi des autres « INT » reconnus comme sources de renseignement par l’Otan, tels que le renseignement sur les mesures physiques (MASINT), l’interception du signal (SIGINT), l’exploitation de bases techniques (TECHINT) et le renseignement cyber (CYBINT).

Cycle du renseignement forensique

Fig. 1 – Cycle du renseignement forensique.

Principes du renseignement forensique

Le renseignement forensique dépasse l’approche judiciaire casuistique orientée vers la preuve. Il propose une méthode pluridisciplinaire et holistique fondée sur une exploitation systématique et structurée des traces. Son action se situe dans un continuum de savoirs, stratégique (aide à la compréhension), opératif (aide à la décision) et tactique (aide à l’enquête). Son objectif est d’évaluer la menace, de comprendre le crime, de le prévenir et de le déstabiliser. Alors que la forensique judiciaire se limite aux données collectées lors de l’enquête, le renseignement forensique concerne des sources de données bien plus larges qui accroissent le champ des possibles. La méthode employée ne se limite pas au processus linéaire d’enquête (qui consiste à suivre des « pistes »), mais repose sur les principes dynamiques du cycle du renseignement : collecte des données, traitement, analyse, exploitation.

Le schéma d’intervention ci-dessous permet tout à la fois d’identifier les vulnérabilités d’un dispositif, de déterminer les phénomènes prioritaires, de comprendre les marchés illicites, de modéliser les schémas criminels, de détecter les faits sériels, de reconstituer le parcours d’un auteur ou d’un groupe criminel, d’aider à l’élaboration d’hypothèses d’enquête et d’orienter les investigations. Les cas d’usage sont particulièrement diversifiés et imaginatifs : évaluation de la consommation de stupéfiants de la population par l’analyse des eaux usées, collecte et analyse des seringues usagées de toxicomanes, achat et rapprochement des produits dopants commercialisés en ligne, détection de la pollution des cours d’eau et attribution aux activités d’amont, identification des filières de contrefaçon des montres de luxe par l’analyse de la composition chimique des boîtiers et de l’assemblage des mouvements, et cetera.

Un exemple d’application : le profilage des stupéfiants

Parmi les applications du renseignement forensique adoptées à l’échelle internationale figure le profilage de produits stupéfiants. Cette méthode consiste à extraire des spécimens de stupéfiants des signatures physiques (dimensions, couleurs, logo, emballage, etc.) ou chimiques (substances actives, impuretés d’origine naturelle ou provenant du procédé de synthèse, produits de coupage). Le profilage consiste en une approche scientifique venant en appui des renseignements traditionnels d’enquête. L’exploitation des signatures extraites permet de comparer et de relier différentes saisies afin d’établir l’existence de réseaux de trafics et de distribution. Par exemple, deux spécimens possédant des signatures chimiques similaires, mais saisis à des endroits distincts, peuvent avoir fait partie initialement d’une même entité physique avant leur séparation pour la distribution. Le profilage contribue également à une meilleure compréhension du marché des stupéfiants, de sa structure et de son évolution spatiotemporelle.


Fig. 2 – Appareil MicroNIR et application NIRLAB.

Le projet ARGOS-SIGNATURE

En 2024, la Gendarmerie nationale a lancé le projet ARGOS-SIGNATURE, qui repose sur la collecte et l’analyse chimique systématique des stupéfiants saisis en Île-de-France afin d’effectuer des rapprochements chimiques entre les spécimens. Dans un premier temps, cette analyse systématique des stupéfiants saisis permettra d’avoir une vision globale des produits circulant dans la région et une meilleure compréhension du marché local et national. Leur nature et leur composition restent à l’heure actuelle peu documentées, freinant ainsi la mise en place de politiques adaptées en matière de sécurité et de santé publique.

De plus, la mise en relation des signatures chimiques avec les données géographiques et temporelles ainsi que les informations d’enquête offriront la possibilité d’aider à reconstituer les flux de trafics, d’identifier les points chauds et de détecter rapidement l’émergence de nouveaux phénomènes sur le marché illicite.

Traditionnellement, le profilage chimique des produits stupéfiants s’effectue par des méthodes chromato­graphiques telles que la chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse (GC-MS). Ces techniques analytiques permettent de séparer l’ensemble des constituants d’un mélange et de révéler la composition détaillée d’une substance, y compris les composés présents à l’état de traces.

Toutefois, ces analyses requièrent d’être effectuées dans des laboratoires d’analyse chimique par du personnel formé et qualifié. Elles nécessitent également une préparation et une partielle destruction de l’échantillon, ainsi qu’un temps d’acquisition et de traitement des données conséquent. Ainsi, la mise en place d’un profilage systématique à grande échelle et en temps réel de toutes les saisies effectuées sur un territoire est difficilement envisageable.


“Avoir une représentation globale du marché et une visualisation en temps réel des flux de trafics.”

Dans le cadre du projet ARGOS-SIGNATURE, il a été choisi d’extraire la signature chimique des échantillons de stupéfiants saisis par spectroscopie proche infrarouge (NIR), à l’aide du MicroNIR de Viavi Solutions associé à la plateforme mobile NIRLAB. Cet appareil portable permet d’obtenir en quelques secondes, et directement sur une application mobile, des informations concernant la nature et la pureté d’un produit stupéfiant.

Le spectre NIR ainsi obtenu constitue la signature de chaque échantillon analysé et permet d’effectuer rapidement des rapprochements chimiques entre les échantillons saisis dans différentes affaires. Si deux échantillons possèdent des spectres NIR indifférenciables, la probabilité qu’ils soient similaires chimiquement est élevée. Bien que l’analyse par spectroscopie NIR ne permette pas d’obtenir la même profondeur d’information que la GC-MS, elle offre la possibilité de traiter rapidement un grand nombre d’échantillons et, de ce fait, d’avoir ainsi une représentation globale du marché et une visualisation en temps réel des flux de trafics.

Premières analyses et résultats du projet

Exemple fictif : fin avril 2025, 256 échantillons de stupéfiants issus de 119 affaires distinctes ont été analysés dans le cadre du projet ARGOS-SIGNATURE. Les résultats des analyses NIR montrent que le cannabis, sous ses différentes formes, reste la substance la plus fréquemment saisie, à savoir : la résine THC (n=144), la résine CBD (n=8), les fleurs THC (n=30) et les fleurs CBD (n=19).

D’autres substances analysées incluent des comprimés d’ecstasy (n=34), de la cocaïne (n=3), de la kétamine (n=3), de la 2-MMC (n=3), des cristaux de MDMA (n=1) et de méthamphétamine (n=1) et de l’amphétamine (n=1). Étant donnée la prédominance de la résine THC parmi les saisies réalisées, les analyses de rapprochement chimique seront particulièrement pertinentes pour cette substance. Par exemple, la carte p. , utilisant des données fictives, illustre la répartition géographique des saisies de résine de cannabis THC partageant une signature chimique commune.

Chaque point sur la carte correspond à un lieu de saisie et sa taille est proportionnelle au nombre d’analyses effectuées, tandis que la couleur représente une signature chimique. On constate notamment la prédominance d’une signature chimique (en bleu) dans le département de Seine-et-Marne, suggérant ainsi une source commune pour ces échantillons de résine. Un pôle majeur est identifié pour cette signature chimique avec 36 échantillons saisis dans le même périmètre. Ce lieu pourrait constituer la source principale de distribution de ce lot dans la région, d’où il serait ensuite redistribué vers différentes localités du département.


Fig. 3 – Distribution géographique des saisies de résine de cannabis THC partageant une signature commune (exemple fictif).

Le croisement des sources

Finalement, il est essentiel de souligner l’importance de regrouper les différentes méthodes et sources de données, afin d’accumuler les connaissances et d’obtenir une vision globale du problème étudié. Ainsi, les données recueillies au cours de ce projet pourront être mises en relation avec d’autres sources de données, telles que l’analyse des eaux usées réalisée dans le cadre du projet ARGOS-CLOACA par le Service central de renseignement criminel (SCRC), les enquêtes de consommation auto-reportée menées par la MILDECA (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives), ainsi que les analyses des procédures judiciaires et les renseignements fournis par les services partenaires. Cette approche interdisciplinaire contribuera à une meilleure compréhension du marché et du trafic des stupéfiants, afin de soutenir les réflexions stratégiques de santé et de sécurité publique. 


Références :

  • Bruenisholz, E. et al. (2016), « The Intelligent Use of Forensic Data: An Introduction to the Principles », Forensic Science Policy & Management: An International Journal, 7:1-2, 21-29, 2016.
  • Guéniat, O. and Esseiva P., Eds. (2005), Le profilage de l’héroïne et de la cocaïne – Une méthodologie moderne de lutte contre le trafic illicite, collection Sciences forensiques, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes.
  • NIRLAB (2025). Identify anything anywhere in seconds. https://www.nirlab.com/
  • Ribaux, O., Baylon, A., Roux, C. et al. (2009), « Intelligence-led crime scene processing. Part I: Forensic intelligence », Forensic Science International, 201, 2009.
  • Ribaux, O., Police scientifique, le renseignement par la trace, Presses polytechniques et universitaires romandes (2014).

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