Tatiana Novikova

Rencontre avec Tatiana Novikova, lauréate 2020 du Prix G.G. Stokes

Dossier : Nouvelles du platâlMagazine N°753 Mars 2020
Par Robert RANQUET (72)

Chercheuse au Lab­o­ra­toire de physique des inter­faces et des couch­es minces, Tatiana Noviko­va est lau­réate du Prix G.G. Stokes de la Société inter­na­tionale d’optique et de pho­tonique SPIE. Ce prix récom­pense ses recherch­es en optique, en par­ti­c­uli­er l’étude de la prop­a­ga­tion de la lumière polar­isée à tra­vers l’atmosphère et les tis­sus biologiques. Une ren­con­tre… lumineuse !

Je suis russe d’origine et j’ai fait mes études à l’université de Moscou, au temps de l’URSS, en math­é­ma­tiques appliquées et cyberné­tique. Ma thèse por­tait sur la mod­éli­sa­tion numérique des plas­mas chauds, pour des appli­ca­tions à la fusion nucléaire. À l’occasion de mis­sions en France, j’ai con­nu mon mari Pavel, qui tra­vaille d’ailleurs tou­jours avec moi aujourd’hui ici dans notre lab­o­ra­toire. J’ai tra­vail­lé aus­si à l’Institut de mod­éli­sa­tion math­é­ma­tique à Moscou, et finale­ment je suis venue m’établir en France en 2001. On m’a pro­posé de tra­vailler, tou­jours sur les plas­mas, mais les plas­mas « froids » cette fois, avec des appli­ca­tions dans le domaine du dépôt des couch­es minces pour des appli­ca­tions divers­es (cel­lules solaires, tran­sis­tors en couch­es minces, encap­su­la­tion, épi­tax­ie à basse tem­péra­ture, etc.). C’est un domaine en pleine expan­sion à l’X, avec notam­ment la créa­tion de l’Institut pho­to­voltaïque d’Île-de-France (IPVF) en 2013 et la créa­tion de la chaire indus­trielle ANR Total-LPICM en 2018. 

De la fusion à la polarimétrie sur couches minces

C’était pour moi un champ sci­en­tifique très nou­veau, puisque je devais pass­er de la mod­éli­sa­tion des plas­mas à la mod­éli­sa­tion de l’optique, et c’était une belle aven­ture : il s’agissait, pour sim­pli­fi­er, de résoudre le prob­lème inverse de la réflex­ion d’une lumière polar­isée pour, à par­tir des paramètres mesurés, remon­ter aux car­ac­téris­tiques des empile­ments de couch­es observées (épais­seur, indice de réfrac­tion, porosité, etc.). Cette tech­nique s’appelle l’ellipsométrie et l’ancien directeur du LPICM, le pro­fesseur Bernard Drévil­lon, était le pre­mier qui avait intro­duit le traite­ment numérique du sig­nal des don­nées ellip­sométriques. La tech­nique est bien adap­tée pour les mesures des échan­til­lons présen­tant à la fois un retard linéaire et une di-atténu­a­tion linéaire avec des états pro­pres com­muns, mais elle a l’inconvénient de ne pas bien fonc­tion­ner pour cer­taines class­es d’échantillons, par exem­ple les échan­til­lons dépo­lar­isants. Pour résoudre ce prob­lème, Antonel­lo Mar­ti­no (74), mal­heureuse­ment trop tôt dis­paru, a inven­té et con­stru­it un nou­v­el instru­ment, notam­ment un polarimètre de Mueller spec­tro­scopique basé sur des cristaux liq­uides pour la mod­u­la­tion de polar­i­sa­tion des lumières inci­dente et détec­tée, qui mar­chait bien aus­si pour les échan­til­lons dépolarisants.

Nous avons tra­vail­lé sur de nom­breuses appli­ca­tions, en par­ti­c­uli­er dans le domaine de la métrolo­gie pour la microélec­tron­ique. Les cibles métrologiques se com­por­tent comme des réseaux de dif­frac­tion et, en mesurant leur matrice de Mueller, on peut remon­ter à la géométrie de la sur­face, par exem­ple la géométrie fine des sil­lons gravés, leur pro­fondeur, les car­ac­téris­tiques des parois… Nous avons amélioré la méth­ode : tout le monde a tra­vail­lé dans la con­fig­u­ra­tion planaire, dont le plan d’incidence est per­pen­dic­u­laire aux traits du réseau. Mais nous avons trou­vé que, si on fait tourn­er le plan d’incidence avec un angle d’azimut vari­able, on recueille davan­tage d’informations sur le réseau dif­frac­tant, et donc on accroît les chances de résoudre effi­cace­ment le prob­lème de dif­frac­tion inverse.

La polarimétrie de Mueller a été aus­si élargie dans le domaine de l’imagerie. Antonel­lo a encore créé un nou­v­el instru­ment, un micro­scope de Mueller en réflex­ion qui pro­duit des images soit dans le plan réel, soit dans le plan focal arrière d’un objec­tif de micro­scope à grande ouver­ture numérique : c’est une tech­nique très promet­teuse pour déter­min­er l’asymétrie d’une struc­ture, par exem­ple un défaut de recou­vre­ment dans un empile­ment de struc­tures gravées et couch­es minces. Il s’agit donc d’une polarimétrie de Mueller résolue angu­laire­ment. Bien sûr, les méth­odes de sim­u­la­tion math­é­ma­tique doivent évoluer pour tenir compte de ces nou­velles tech­niques expéri­men­tales. Tout cela néces­site des investisse­ments impor­tants, puisqu’il faut des salles blanch­es pour manip­uler les com­posants microélectroniques.

rétrodiffusion d’un milieu diffusant et biréfringent
Image en rétrod­if­fu­sion d’un milieu dif­fu­sant et biréfrin­gent (en illu­mi­nant l’échantillon avec un fais­ceau pencillike).

Après la microélectronique, le vivant

Plus récem­ment, nous nous sommes intéressés aux tis­sus biologiques. Pourquoi ? Parce que des vari­a­tions dans la polar­i­sa­tion de la lumière réfléchie / trans­mise par les tis­sus peu­vent être liées à la présence d’une patholo­gie (ex. inflam­ma­tion, can­cer, etc.). En effet, les tis­sus biologiques sont générale­ment dépo­lar­isants : c’est la dif­fu­sion qui domine, et efface la polar­i­sa­tion. Or il se trou­ve qu’un tis­su can­céreux dépo­larise moins que le tis­su sain au début du développe­ment de la mal­adie. Pour tir­er par­ti de cette pro­priété en vue d’un diag­nos­tic pré­coce, il faut donc créer des mod­èles math­é­ma­tiques sta­tis­tiques qui exploitent l’équation de trans­fert radi­atif avec des méth­odes de Monte-Car­lo. Cela nous aide à trou­ver les répons­es à plusieurs ques­tions : par exem­ple, à quelle longueur d’onde doit-on tra­vailler pour avoir les meilleurs résul­tats ? Faut-il utilis­er une lumière mono­chro­ma­tique, ou au con­traire con­serv­er l’aspect spec­tral ? Dans cer­tains cas, on voit aus­si qu’on n’a pas affaire seule­ment à de la dépo­lar­i­sa­tion, mais qu’on observe aus­si un phénomène de biréfrin­gence du tis­su sain qui dis­paraît dans les zones du tis­su néo­plasique : cette pro­priété a été mise en évi­dence dans le cas de tis­sus du col utérin.

On entre dans un domaine d’application où il va fal­loir dis­pos­er de grands nom­bres d’images, de manière à y appli­quer des tech­niques d’intelligence arti­fi­cielle pour décel­er les motifs sig­ni­fi­cat­ifs du can­cer. Cela devrait per­me­t­tre d’offrir aux médecins des tech­niques pour les aider à faire un pre­mier tri en vue d’affiner leur diagnostic.

Pour con­clure, je voudrais soulign­er que ce prix est la recon­nais­sance du tra­vail de toute l’équipe d’optique appliquée et polarimétrie mené à l’École poly­tech­nique depuis plusieurs années dans le domaine de la polarimétrie de Mueller en col­lab­o­ra­tion avec les parte­naires indus­triels et médicaux.


Matrice de Mueller

La matrice de Mueller est une matrice à 4 lignes et 4 colonnes, intro­duite par Hans Mueller dans les années 1940, pour manip­uler les vecteurs de Stokes qui représen­tent la polar­i­sa­tion de la lumière inco­hérente. Dans cette tech­nique, l’effet d’un com­posant optique est mod­élisé par une matrice de Mueller, matrice 4 x 4, qui est une général­i­sa­tion des matri­ces de Jones.


A lire aus­si : Innover pour la tran­si­tion énergé­tique, La Jaune et la Rouge n° 740 Décem­bre 2018

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