Pierre VELTZ

Rencontre avec Pierre VELTZ (64)

Dossier : TrajectoiresMagazine N°734 Avril 2018
Par Pierre VELTZ (64)

Deux récom­pens­es pour un X au car­ac­tère éclec­tique, qui ne veut pas sépar­er tech­nique et socio-économie. Le lau­réat y décrit les trans­for­ma­tions du monde indus­triel et la nou­velle géo­gra­phie mon­di­ale des activités. 

Le fait d’avoir reçu coup sur coup en 2017 le grand prix de l’urbanisme et le prix du livre de l’économie donne rai­son à ceux qui me tax­ent d’éclectisme ! Mais j’y vois aus­si le signe de la con­ver­gence des deux grands sujets qui m’ont tou­jours animé. 

Je m’intéresse depuis longtemps aux trans­for­ma­tions du monde indus­triel, des entre­pris­es de manière générale, dans une optique sociotech­nique, c’est-à-dire en essayant de ne pas sépar­er le soft et le hard, les aspects de man­age­ment et les aspects plus technologiques. 

NE PAS SÉPARER TECHNIQUE ET SOCIO-ÉCONOMIQUE

J’avais d’ailleurs lancé un DEA dans cet esprit à l’École des ponts, et, comme directeur de l’École, j’ai soutenu son ouver­ture vers le monde industriel. 

“ J’aime les idées, mais j’ai surtout appris de la recherche de terrain ”

D’autre part, mon méti­er de base m’a évidem­ment ori­en­té vers les thé­ma­tiques des villes et des territoires. 

Par exem­ple, j’ai beau­coup tra­vail­lé dans les années 90 avec la DATAR, sur les ques­tions de local­i­sa­tion des entre­pris­es et l’économie ter­ri­to­ri­ale, mais aus­si avec de nom­breuses villes ou régions. 

C’est aus­si à la jonc­tion entre ces deux grands domaines que, tou­jours à l’École des ponts, j’ai créé en 1984 le LATTS (Lab­o­ra­toire Tech­niques, Ter­ri­toires et Sociétés) avec un fort con­tin­gent d’ingénieurs passés par les sci­ences sociales, comme, par exem­ple, Antoine Picon (pro­mo 76), archi­tecte et his­to­rien, aujourd’hui pro­fesseur à Harvard. 

J’ai tou­jours alterné ou plutôt super­posé le tra­vail de chercheur, de con­sul­tant et des tâch­es très opéra­tionnelles, comme mon dernier job d’aménageur à Paris-Saclay. 

J’aime les idées, mais j’ai surtout appris de la recherche de ter­rain, à tra­vers des approches très micro, ce qui me dif­féren­cie sans doute de la majorité des économistes. 

Par exem­ple, j’ai col­laboré pen­dant qua­tre ans assez inten­sé­ment avec Danone dans un pro­gramme sur la flex­i­bil­ité indus­trielle où on cher­chait à savoir com­ment on pou­vait con­cili­er économies d’échelle et explo­sion de la var­iété des pro­duits et des marchés. 

J’ai aus­si tra­vail­lé avec la sidérurgie, l’automobile, des entre­pris­es de trans­port, etc. 

LA SOCIÉTÉ HYPERINDUSTRIELLE

Mon dernier livre, La société hyper-indus­trielle – Le nou­veau cap­i­tal­isme pro­duc­tif, qui m’a valu le prix du livre de l’économie, se nour­rit de cette expéri­ence. J’ai écrit deux séries d’ouvrages.

Une pre­mière série est plutôt con­sacrée aux ques­tions de géoé­conomie, avec une vision des trans­for­ma­tions des ter­ri­toires allant de l’échelle mon­di­ale à l’échelle locale. 

Livre de Pierre Veltz : La société hyper-industrielle – Le nouveau capitalisme productif,
Le dernier livre de Pierre Veltz, La société hyper-indus­trielle – Le nou­veau cap­i­tal­isme pro­duc­tif, pub­lié aux édi­tions du Seuil, a reçu le prix du livre de l’économie.
 

Livre de Pierre Veltz : Villes et territoires en diagonale
Pierre Veltz, Villes et ter­ri­toires en diag­o­nale, 2017, Parenthèses.

UNE IMAGE DÉSASTREUSE DE L’INDUSTRIE

Les Français ont une image désastreuse de leur industrie, ce qui n’est pas le cas ailleurs, et surtout pas en Chine ! Ainsi, alors que le secteur manufacturier connaît aujourd’hui en France une nette embellie, qu’on espère durable, les entreprises ont du mal à recruter, même là où le chômage est élevé.

L’autre série étudie les trans­for­ma­tions du monde indus­triel. Ain­si, dans Le nou­veau monde indus­triel paru chez Gal­li­mard en 2008, je me demandais pourquoi les entre­pris­es étaient en quête de nou­velles formes d’organisation et pourquoi le tay­lorisme deve­nait, sociale­ment mais aus­si tech­nique­ment, obsolète. 

Depuis est sur­v­enue la révo­lu­tion numérique, qui est nou­velle par cer­tains aspects, mais qui accélère et rad­i­calise des évo­lu­tions déjà en germe dans la pre­mière vague d’automatisation.

Dans La société hyper-indus­trielle, qui est un livre que j’ai voulu acces­si­ble à un large pub­lic, j’essaye de don­ner un réc­it glob­al de ce qui est en train de se pass­er, de pro­pos­er une vision d’ensemble des muta­tions que nous vivons et qui font sou­vent l’objet de nar­ra­tions séparées. 

Dans la pre­mière par­tie, je tente d’en finir avec le dis­cours trop répan­du, à la fois erroné et démo­bil­isa­teur, de la désin­dus­tri­al­i­sa­tion ou du pas­sage au postindustriel. 

Nous n’assistons pas du tout à une désin­dus­tri­al­i­sa­tion, en tout cas cer­taine­ment pas à l’échelle mon­di­ale, mais au con­traire à ce que j’ai nom­mé une « hyper-indus­tri­al­i­sa­tion ». Dans cette trans­for­ma­tion, la fron­tière entre indus­trie et ser­vices devient à la fois floue et poreuse, tan­dis que l’industrie elle-même change de mod­èle pour met­tre le ser­vice au cœur de ses propo­si­tions de valeur. 

Le numérique accélère cela très forte­ment. Apple, Ama­zon et Google, qui mari­ent intime­ment le hard et le soft, sont-elles des sociétés indus­trielles ou des sociétés de services ? 

Le cas de l’automobile est typ­ique de cette évo­lu­tion. Le vrai sujet est la révo­lu­tion de la mobil­ité, c’est-à-dire aus­si la réin­ven­tion des villes, la mobil­ité comme ser­vice et comme expéri­ence, et pas seule­ment le déploiement de nou­veaux objets tech­niques, comme la voiture autonome, ou la voiture électrique. 

On change à la fois de bases tech­niques et de mod­èle économique et j’ajoute, culturel. 

Ces muta­tions glob­ales ont des côtés posi­tifs, mais aus­si des aspects inquié­tants : en par­ti­c­uli­er, le con­stat actuel est que la vague tech­nologique se traduit à la fois par une éro­sion des qual­i­fi­ca­tions moyennes et une élé­va­tion par­fois con­sid­érable des iné­gal­ités, notam­ment aux États-Unis et dans les pays émergents. 

UN MONDE ARCHIPÉLISÉ

La deux­ième par­tie du livre porte plus pré­cisé­ment sur la nou­velle géo­gra­phie mon­di­ale des activ­ités, où le fait le plus frap­pant est une polar­i­sa­tion accélérée vers les grandes zones urbaines, qui con­cen­trent les ressources tech­nologiques, humaines et financières. 

“ Un risque majeur de décrochage historique entre les centres interconnectés et des périphéries en déshérence ”

On passe d’un monde « en strates » à un monde « en archipels », un monde de pôles et de réseaux. Les chaînes de valeur sont de plus en plus frag­men­tées à l’échelle inter­na­tionale (c’est le made in monde) mais, d’un autre côté, elles s’appuient de plus en plus sur de grands pôles, avec un risque majeur de décrochage his­torique entre les cen­tres ou hubs inter­con­nec­tés et les périphéries en déshérence. 

En fait, les périphéries qui étaient des ressources vitales pour les pôles (pensez aux com­plé­men­tar­ités his­toriques entre Paris et le reste de France) devi­en­nent sou­vent des charges, qui met­tent à l’épreuve les sol­i­dar­ités interterritoriales. 

Pour l’instant, quoi qu’on en dise, la France échappe aux effets les plus bru­taux de cette dis­lo­ca­tion, parce que notre pays béné­fi­cie encore de mécan­ismes puis­sants de redis­tri­b­u­tion géo­graphique. Mais il faut veiller à ce que le fos­sé ne se creuse pas trop entre les métrop­o­les actives et d’autres ter­ri­toires, si on veut éviter les dérives populistes. 

Pour ce nou­veau monde en émer­gence, nous avons des atouts excep­tion­nels (la qual­ité de nos ingénieurs en fait par­tie), mais il est urgent de mieux les val­oris­er, en évi­tant par exem­ple des poli­tiques d’innovation trop brouil­lonnes, avec une mul­ti­tude déraisonnable de dis­posi­tifs sou­vent sous-critiques. 

Propos recueillis par Robert RANQUET (72)

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