Gérard Mourou prix Nobel 2018 de Physique professeur membre du Haut Collège de l’École polytechnique

Rencontre avec Gérard Mourou

Dossier : Nouvelles du PlatâlMagazine N°739 Novembre 2018
Par Gérard MOUROU

La Jaune et la Rouge a ren­con­tré Gérard Mourou, prix Nobel 2018 de Physique, pro­fesseur mem­bre du Haut Col­lège de l’École polytechnique. 

J’ai fait mes pre­mières armes dans les lasers au lab­o­ra­toire « Vig­nal » de l’X sur la Mon­tagne Sainte-Geneviève avec Alain Orszag. C’était les débuts du laser, peu après, non pas l’invention théorique qui est bien antérieure, mais la démon­stra­tion du laser par Theodore Maiman en 60. Orzsag avait été l’un des pre­miers à s’intéresser au laser. Sous son tute­lage, j’y ai fait mes pre­mières armes en tra­vail­lant sur un con­cept proche de celui que j’ai util­isé quinze ans plus tard et qui m’a valu le prix Nobel. 

Une envie d’Amérique

C’était l’époque des coopérants sci­en­tifiques. Comme j’avais déjà l’envie d’aller voir ce qui se fai­sait en Amérique du Nord, je suis par­ti trois ans au Québec, tout en restant inscrit à l’université Pierre-et-Marie-Curie. Mes travaux là-bas m’ont don­né la matière de ma thèse à mon retour en France. Je suis repar­ti aus­sitôt pour un post­doc, cette fois l’université de Cal­i­fornie à San Diego. 

À l’issue, Alain Orszag m’a demandé de ren­tr­er, mais cette année de post­doc à San Diego m’avait changé. Je suis donc repar­ti aux États-Unis, où j’ai été recruté d’abord par les Bell Labs, puis en 77 par l’université de Rochester qui était LA ville de l’optique. Ça s’est très bien passé à Rochester : j’avais des étu­di­ants extra­or­di­naires, dont juste­ment Don­na Strick­land qui partage avec moi ce prix Nobel. Quand vous pensez que Don­na a obtenu le Nobel juste avec sa thèse, vous imag­inez comme elle était brillante ! 

Ce sont ces travaux à Rochester qui ont con­duit à la mise au point de la tech­nique CPA (Chirped Pulse Ampli­fi­ca­tion), que le Nobel vient de con­sacr­er. C’est de là que tout est parti. 

Vers la lumière extrême

Nous tra­vail­lons tou­jours aujourd’hui sur les suites de cette tech­nique ici, avec le laser Apol­lon (cf. La Jaune et la Rouge n° 734). Ce qui est extra­or­di­naire, c’est que, con­traire­ment à ce que je croy­ais moi-même jusqu’à il y a peu, cette tech­nique n’a pas de lim­ite physique prévis­i­ble : on pour­ra aller bien au-delà de l’intensité de Schwinger, c’est-à-dire à des niveaux où l’intensité de la lumière fait « bouil­lir le vide ». 

On sait assez bien jusqu’où on va arriv­er avec les lasers comme Apol­lon. Mais au-delà ? C’est cela qui m’intéresse !

C’est là-dessus que je tra­vaille main­tenant avec le pro­jet IZEST (Inter­na­tion­al Cen­ter for Zetta-Exawatt Sci­ence and Tech­nol­o­gy). Avec ce pro­jet, on vise 1021 watts : l’équivalent d’un mil­lion de fois la puis­sance du réseau élec­trique mon­di­al en un temps extrême­ment bref de l’ordre de la femtoseconde. 

À Rochester, on a mon­tré, avec Don­na Strick­land, qu’on pou­vait utilis­er la tech­nique CPA sur les gros lasers, comme ceux qu’on utilise pour tra­vailler sur la fusion laser (c’était avant le Méga­joule ou le NIF améri­cain) : il suff­i­sait de chang­er le début de la chaîne en y met­tant un émet­teur d’impulsions « chirpées », et de met­tre deux réseaux à la sor­tie, et on pou­vait pro­duire comme cela des térawatts. On en a fait la démon­stra­tion sur le laser P 102 du CEA à Limeil. 

La CPA a provo­qué un grand engoue­ment dans le milieu sci­en­tifique et dans les médias. Et c’est là que l’université du Michi­gan m’a demandé de les rejoin­dre. Il faut dire que cette uni­ver­sité avait été vrai­ment à la pointe sur l’optique dans les années soix­ante. Là, les con­trats sur les activ­ités mil­i­taires découragées par les man­i­fes­ta­tions étu­di­antes lui fai­saient per­dre sa supéri­or­ité. On me demandait donc de venir tra­vailler à la renais­sance du laser à Michi­gan. Encore un chal­lenge qui m’a plu : j’ai accep­té, et j’y suis resté de 1988 à 2005. 

Je dirigeais un très gros cen­tre de recherche de la Nation­al Sci­ence Foun­da­tion, tou­jours à par­tir de la CPA. C’est là qu’a eu lieu la décou­verte, vrai­ment acci­den­telle, des appli­ca­tions en oph­tal­molo­gie : un de mes étu­di­ants a reçu malen­con­treuse­ment un ray­on du laser dans l’œil. Il a été évidem­ment con­duit à l’hôpital, où le médecin qui l’a exam­iné s’est écrié : « Mais avec quel laser s’est-il fait cela ? Le dom­mage est absol­u­ment par­fait ! » Effec­tive­ment, le ray­on du laser était telle­ment bien focal­isé que le « dom­mage » sur la rétine était… par­fait ! Cela a don­né à un étu­di­ant en médecine l’idée de venir tra­vailler dans mon labo, et c’est ain­si que cette tech­nique de chirurgie oph­tal­mologique a démar­ré. Le suc­cès a été con­sid­érable : leur pre­mière start-up lancée sur le sujet a été ven­due 800 mil­lions de dollars ! 

CHIRPED PULSE AMPLIFICATION

La tech­nique d’amplification des lasers dénom­mée Chirped Pulse Ampli­fi­ca­tion (CPA) con­siste à créer des impul­sions lasers ultra­cour­tes (quelques dizaines de fem­tosec­on­des ; 1 fs = 10–15 s), et de très haute puis­sance de l’ordre du pétawatt (1 PW = 1015 W) ou de très haute cadence (kHz). Le principe : étaler tem­porelle­ment une impul­sion ultra­courte à l’aide d’un réseau optique afin de dimin­uer son inten­sité instan­ta­née avant
de l’amplifier. L’impulsion est ensuite recom­primée pour attein­dre des inten­sités qu’une ampli­fi­ca­tion clas­sique ne per­me­t­trait pas d’atteindre. La tech­nique CPA a per­mis très rapi­de­ment de gag­n­er 10 ordres de grandeur en puis­sance laser. 

Retour à l’X

J’avais gardé des liens avec l’équipe du LOA à l’X, et j’ai été invité à un con­seil sci­en­tifique de l’X. Mau­rice Robin, qui était le directeur de la recherche à l’époque, a voulu m’attirer à l’École : « On a besoin ici de gens comme vous pour porter des grands pro­jets scientifiques. » 

Repar­tir sur un nou­veau chal­lenge me ten­tait. Je savais que j’y retrou­verais des sci­en­tifiques de très bon niveau comme Arnold Migus ou Jean-Paul Cham­baret. Bien sûr, il y avait un prob­lème de salaire, mais Robin a réus­si à trou­ver des solu­tions. Et puis, j’avais promis à ma femme qu’on par­tait aux États-Unis pour trois ans, on y était restés trente ans… 

J’ai donc accep­té l’offre de l’X et je suis revenu en 2005 pour diriger le LOA. 

Juste à ce moment, il y eut en même temps un appel d’offres de l’UE dans le cadre de sa feuille de route des grands instru­ments sci­en­tifiques européens, et un appel à pro­jet dans le cadre du con­trat de plan État-Région d’Île-de-France. J’ai can­di­daté pour les deux, en espérant en avoir un. On a eu les deux ! 

Le pro­jet du CPER Île-de-France a don­né Apol­lon, dont j’ai déjà par­lé. Pour l’Union européenne, ça a don­né le pro­jet Extreme Light Infra­struc­ture (ELI).

Au départ, mon idée était de faire ELI ici sur le Plateau, mais l’UE préférait implanter le pro­jet dans trois ex-pays de l’Est : Tchéquie, Roumanie et Hon­grie. Nous avons passé une bonne année à dis­cuter de ces implan­ta­tions. Finale­ment, les trois implan­tions ont été ren­dues pos­si­bles grâce aux fonds FEDER. C’était la pre­mière fois qu’il était pos­si­ble d’utiliser ces fonds pour des pro­jets de recherche. On a donc main­tenant trois pro­jets coor­don­nés com­plé­men­taires sur des objec­tifs sci­en­tifiques dif­férents, mais tou­jours sur la même thé­ma­tique de la lumière extrême. Les lasers sont instal­lés ; le démar­rage est prévu en 2019. ELI aura été un pro­jet de dix ans, ce qui est court pour ce genre de projet. 

Extreme Light Infra­struc­ture (ELI)

Extreme Light Infra­struc­ture (ELI) est une infra­struc­ture de recherche faisant par­tie des pro­jets européens pri­or­i­taires iden­ti­fiés sur la feuille de route ESFRI1. Cette grande instal­la­tion laser, en cours de con­struc­tion, héberg­era les lasers les plus intens­es au monde. L’infrastructure con­sis­tera en qua­tre cen­tres de recherche exploités de manière inté­grée. Trois sont actuelle­ment en cours de con­struc­tion en Hon­grie, en République tchèque et en Roumanie, pour un vol­ume total d’investissement de près de 850 mil­lions d’euros provenant pour l’essentiel du Fonds européen de développe­ment économique et région­al (FEDER).

Regard sur mon parcours

Je suis resté à Poly­tech­nique : aujourd’hui, je suis « pro­fesseur émérite » à l’université du Michi­gan, et – c’est un peu la même chose sous un inti­t­ulé dif­férent – mem­bre du « Haut Col­lège de l’École poly­tech­nique ». C’est Mar­i­on Guil­lou qui a insisté pour me garder : rétro­spec­tive­ment pour l’École, elle a été bien inspirée ! 

Mon par­cours a été mobile et surtout act­if. C’est quelque chose que les Améri­cains font très bien. Un peu moins en France, mais ça com­mence à chang­er. De ce point de vue, j’ai été très en phase avec l’action de Jacques Biot à la prési­dence de l’École, qui me sem­ble avoir vrai­ment fait bouger les choses dans le bon sens. 

J’ai vécu cette transformation. 

Aux États-Unis, les pro­fesseurs sont beau­coup plus investis pour faire marcher leur uni­ver­sité et dévelop­per leur départe­ment. Il y a trois critères majeurs là-bas : être un très bon chercheur ; don­ner un bon enseigne­ment ; et par­ticiper active­ment à l’évolution de son départe­ment. Ce qui est frap­pant, c’est que lorsqu’il faut faire quelque chose pour dévelop­per un départe­ment, comme faire venir un pro­fesseur de renom, ou obtenir un finance­ment impor­tant, tout le monde s’y met : du prési­dent jusqu’au lab­o­ra­toire d’accueil. Et on règle tous les prob­lèmes : on s’occupe du démé­nage­ment, on trou­ve un poste pour le con­joint, etc. ; c’est pareil pour les lev­ées de fonds ; c’est pareil pour les étudiants. 

Il y a un vrai dynamisme col­lec­tif pour être les meilleurs. J’ai retrou­vé cet esprit ici avec Jacques Biot. 

La recherche est centrale

Aux USA, la recherche part du cœur du départe­ment : on a un objec­tif, et tout le monde se met en mou­ve­ment pour faire ce qu’il faut. Ils ont une excel­lente façon de vous motiv­er pour faire de la très bonne recherche : votre salaire de base est payé par l’université, mais une bonne part (40 % à 50 %) vient de vos activ­ités de recherche. 

Tous les lab­o­ra­toires sont des lab­o­ra­toires pro­pres aux uni­ver­sités, ce qui explique que les uni­ver­sités s’y impliquent beau­coup plus. Ici, ils sont tou­jours partagés, entre deux ou trois parte­naires voire plus. C’est un héritage : le sys­tème s’est con­stru­it autour du CNRS pour des raisons historiques. 

Le virage inter­na­tion­al de l’École, ses nou­veaux cur­sus… tout cela est très bien, mais il faut bien voir que c’est la recherche qui tire aujourd’hui la répu­ta­tion d’une uni­ver­sité au niveau inter­na­tion­al, y com­pris pour attir­er les meilleurs étu­di­ants. Et bien sûr, il faut assur­er un excel­lent enseigne­ment : aux États-Unis, tout le monde dans le départe­ment par­ticipe à l’enseignement. Ce n’est pas une per­son­ne qui enseigne son sujet pen­dant vingt ans… tout le monde tourne. Et donc on est amené à chang­er régulière­ment de sujet : pour ce qui me con­cerne, j’ai enseigné le laser bien sûr, mais aus­si la physique de l’état solide, la ther­mo­dy­namique… ; c’est très important. 

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