RÉMINISCENCES

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°656 Juin/Juillet 2010Rédacteur : Jean Salmona (56)

Notre bien-être à tout instant – on n’ose pas dire notre bon­heur – est fonc­tion de ce que nous apporte l’instant présent, de ce que nous atten­dons des temps à venir, et, bien sûr, de ce qui nous reste de notre passé. On peut dire, à la suite d’un de nos cama­rades, que notre fonc­tion de sat­is­fac­tion est, en gros, la somme, avec des pondéra­tions qui dépen­dent de cha­cun de nous, de notre sat­is­fac­tion immé­di­ate et de toutes nos sat­is­fac­tions passées et espérées (pos­i­tives ou néga­tives, bien enten­du), nanties de coef­fi­cients d’actualisation eux aus­si spé­ci­fiques à cha­cun de nous.

La musique que nous aimons n’échappe pas à cette règle, mais avec une car­ac­téris­tique unique : nous pou­vons revivre indéfin­i­ment une écoute, grâce à l’enregistrement. Et il nous prend sou­vent l’envie d’ignorer toute nou­velle inter­pré­ta­tion d’une oeu­vre qui nous est chère : rien ne vau­dra jamais, au fond, celle qui nous a trans­portés un jour et que nous ne pou­vons oublier.

Brahms – Liebeslieder-Walz­er

Diet­rich Fis­ch­er-Dieskau, Peter Schreier, Brigitte Fass­baen­der, Édith Math­is vous ont fait décou­vrir dans les années qua­tre-vingt les Valses des chants d’amour de Brahms : un quatuor vocal de rêve, pour une musique inef­fa­ble1. Et c’est bien de rêve qu’il s’agit : les réu­nions entre amis pour lesquelles ces pièces ont été conçues ont depuis longtemps dis­paru de la vie bour­geoise de notre vieille Europe, et les effu­sions sen­ti­men­tales et sub­tiles de Brahms, amoureux, à l’époque de la com­po­si­tion, de la fille de ses amis Schu­mann, Julie, ne sont plus aujourd’hui que des évo­ca­tions raf­finées pour sybarites hédonistes.

Mais quel plaisir ! À l’opposé de Rav­el, qui a traité la Valse comme un tour­bil­lon mor­tifère d’apocalypse – c’était l’esprit du bal­let qui, en défini­tive, comme on le sait, ne vit pas le jour – et du Debussy de la Plus que lente, pièce vénéneuse et géniale pour salons proustiens, Brahms fait de cette musique (Liebeslieder, Neue Liebeslieder, et Trois Quatuors vocaux opus 64) l’essence même de la jouis­sance musi­cale au pre­mier degré, pour l’auditeur qui veut bien aban­don­ner, l’espace d’un instant, avec la crise, les prob­lèmes de la col­lec­tiv­ité et les siens propres.

Et ces qua­tre chanteurs, dont cha­cun est, en 1983, l’année de l’enregistrement, au som­met absolu dans son domaine – lieder, opéras, can­tates – atteignent ici, grâce à une sci­ence de l’expression vocale pro­pre­ment inouïe, à une sorte de nir­vana musi­cal. Les accom­pa­g­na­teurs sont Wolf­gang Sawal­lisch – que le méti­er de chef d’orchestre a doté d’un sens de l’accompagnement d’une infinie déli­catesse – et Karl Engel (dans les Neue). Vous pou­vez vous dire, à bon droit : on ne fera jamais mieux, et sans doute jamais aus­si bien.

La 9e Sym­phonie de Mahler par Bernstein

Lorsque Leonard Bern­stein dirige enfin pour la pre­mière fois le Berlin­er Phil­har­moniker en 1979, pour un con­cert au béné­fice d’Amnesty Inter­na­tion­al, avec la 9e Sym­phonie de Mahler2, l’orchestre est, paraît-il, frap­pé de stu­peur : Kara­jan, son chef en titre – volon­taire­ment absent ce jour-là, dit-on – l’a habitué à une inter­pré­ta­tion rigoureuse, rigide et dis­tan­ciée : c’est la dernière sym­phonie achevée de Mahler, dont on peut imag­in­er qu’il a aban­don­né la gangue de ses pas­sions pour accéder à la sérénité. La vision de Bern­stein, telle qu’il l’explique dans Mahler : his time has come, est à l’opposé : « C’est seule­ment après avoir con­nu les fours cré­ma­toires d’Auschwitz, les jun­gles fréné­tique­ment bom­bardées du Viêt­nam, après ce qui s’est passé avec la Hon­grie, Suez, la baie des Cochons, le Black Pow­er, les Gardes rouges […] C’est seule­ment après tout cela qu’on peut enfin écouter la musique de Mahler et com­pren­dre qu’elle le présageait. » Et le charis­ma­tique et pop­u­laire Juif new-yorkais va, en quelque sorte, don­ner une leçon à l’aristocrate froid et ancien nazi Kara­jan : la musique n’est pas une ascèse, c’est une affaire de vie et de mort.

On sent cette ten­sion au début de l’enregistrement, avec un orchestre quelque peu désori­en­té : la sérénité a fait place à la tragédie. Et peu à peu, au fil de la sym­phonie, tout se met en place jusqu’à l’adagio final, poignant et sub­lime ; et l’on peut croire, si l’on est opti­miste, que les musi­ciens ne vont pas bien dormir le soir et qu’ils ne joueront jamais plus Mahler comme avant. Aus­si, mal­gré de très belles et plus calmes inter­pré­ta­tions de la 9e de Mahler, on n’oubliera jamais celle-là.


1. 1 CD Deutsche Gram­mophon.
2. 1 CD Deutsche Grammophon.

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