Raconter des choses vues, mais aussi prendre du champ

Dossier : Les X et l'écritureMagazine N°660 Décembre 2010
Par Christian MARBACH (56)

REPÈRES
Les réc­its de mis­sion peu­vent ne con­cern­er qu’une action lim­itée dans le temps, dont il faut très vite informer ses supérieurs, ou la longue exé­cu­tion de tout un chantier. Le temps de l’écri­t­ure n’est pas le même dans les divers cas de fig­ure, et si par­fois on doit se con­tenter de repren­dre des notes grif­fon­nées pen­dant la mis­sion, d’autres fois on peut y apporter le soin de la mise en forme.

Racon­ter ! Faire le réc­it d’une expéri­ence pro­fes­sion­nelle, relater une cam­pagne mil­i­taire enflam­mée et vic­to­rieuse ou une retraite tac­tique bien pen­sée, ren­dre compte du bon démar­rage d’une unité indus­trielle ou des résul­tats d’une série d’ex­péri­ences sci­en­tifiques, faire part du suc­cès relatif d’une action admin­is­tra­tive ou d’une négo­ci­a­tion dont on assumait la respon­s­abil­ité, racon­ter un voy­age sur­prenant et les décou­vertes de tous gen­res qu’on y a faites : tous les poly­tech­ni­ciens ont eu à faire cet exer­ci­ce de rédac­tion. Ils ont eu à en ren­dre compte à leurs man­dants, supérieurs hiérar­chiques, min­istres, respon­s­ables d’or­gan­ismes de recherche, généraux, con­seils d’administration.

Ils ont donc chaque fois eu à adopter un for­mat de texte, tenir compte des infor­ma­tions dont avaient besoin leurs des­ti­nataires et de ce qu’ils aimeraient enten­dre, enfin jus­ti­fi­er les ini­tia­tives pris­es en expli­quant la nature des dif­fi­cultés rencontrées. 

Adopter le bon format

Com­prenne qui pour­ra, ou plutôt, com­prenne qui doit comprendre

De même, spé­ci­fique est la nature du mes­sage que l’on souhaite trans­met­tre, et vari­able la part de juge­ment per­son­nel ou d’é­mo­tion que l’on peut y met­tre. Selon les cir­con­stances, on sign­era un procès-ver­bal sec et som­maire ou on se rap­prochera du rap­port doc­u­men­té, riche des chiffres et des mesures que l’on aura col­lec­tés ; à l’autre extrême on se con­tentera du min­i­mum, opéra­tion réussie ou, plus mod­erne, tout est nom­i­nal. Com­prenne qui pour­ra, ou plutôt, com­prenne qui doit comprendre.

Réfléchir

Plaidoy­er et suggestion
L’ex­er­ci­ce d’écri­t­ure ne se rap­proche pas seule­ment de celui d’un résumé con­cis (moins de x mots) ou d’une dis­ser­ta­tion doc­u­men­tée et raison­née, il s’in­scrira dans la logique des con­cours que l’on a apprivoisée depuis la fin des études sec­ondaires. Le réc­it se fait plaidoy­er plus argu­men­té, il est plus facile­ment sus­cep­ti­ble de se ter­min­er par des sug­ges­tions de suites à apporter, d’ac­tions à entre­pren­dre : cette par­tie-là du dis­cours, racon­ter puis chercher à en tir­er des con­clu­sions avant de pro­pos­er des solu­tions, paraît aus­si pro­pre à cor­re­spon­dre aux X.

Cer­tains de ces exer­ci­ces d’écri­t­ure peu­vent être repris plus tard, à tête reposée. Il s’ag­it tou­jours d’in­former d’une série d’ac­tions, mais on a pris le temps d’en explor­er les con­di­tions, de réfléchir aux raisons des dif­fi­cultés ren­con­trées, de com­pléter ses pro­pres infor­ma­tions en con­frontant ses con­nais­sances à d’autres. On peut expli­quer pourquoi un mou­ve­ment de troupes a réus­si, ou échoué, en ten­ant compte de cir­con­stances ignorées lors du com­bat. Il y a toute rai­son de penser que les X sont aptes à ce genre de comptes rendus.

On peut alors aus­si présen­ter son tra­vail sous le bon angle, celui qui ne gên­era pas le déroule­ment d’une car­rière ou l’a­vance­ment dans la hiérar­chie, celui qui vous plac­era mieux si le lecteur en vient à faire des éval­u­a­tions et des comparaisons.

Mettre en forme pour la postérité

Au soir d’une vie, des réc­its conçus comme des auto­bi­ogra­phies ambitieuses

Mais ces réc­its ne sont pas tous des­tinés à des fins pro­fes­sion­nelles. Ils peu­vent pren­dre aus­si la forme de let­tres famil­iales, ou du moins l’avoir prise avant que les TIC, les Tech­niques de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion ne les rem­pla­cent presque toutes par des échanges télé­phoniques, des SMS et autres. Ils peu­vent pren­dre la forme de mémoires, pour un usage famil­ial, et a pri­ori non des­tinés à être ren­dus publics — mais par­fois les descen­dants ont quand même la bonne idée de les éditer. Et, au soir d’une vie, enfin, ils peu­vent être conçus comme des auto­bi­ogra­phies ambitieuses.

Des mil­liers d’ex­em­ples de ce type d’écri­t­ures-réc­its, lim­ités à une brève péri­ode, éten­dus à une cam­pagne plus longue, cou­vrant toute une vie peu­vent être repérés dans les livres d’his­toire poly­tech­ni­ci­enne. Ain­si, la présen­ta­tion des innom­brables officiers X de toutes les armes que cite le Livre du Cen­te­naire rap­pelle l’ob­jet des rap­ports qu’ils ont rédigés. Je n’en prendrai qu’un, car il s’ag­it d’une per­son­nal­ité excep­tion­nelle, Charles Fab­vi­er (1802), auteur d’un Jour­nal des opéra­tions du 6e corps en 1814, et Lyon en 1817. Mais si je le cite, c’est surtout pour regret­ter qu’à ma con­nais­sance il n’ait pas eu le temps, ou jugé bon, de met­tre en forme pour la postérité le réc­it de ses exploits au ser­vice des insurgés hel­léniques révoltés con­tre l’oc­cu­pa­tion turque qui lui valent encore aujour­d’hui l’es­time recon­nais­sante de la nation grecque.

Des voyageurs illustres

Dans le domaine des voy­ages, que j’ai eu l’oc­ca­sion d’ap­pro­fondir en divers­es cir­con­stances, le lecteur de cette revue trou­vera plus loin un développe­ment par­ti­c­uli­er con­sacré à des cama­rades illus­tres ou non, Vil­liers du Ter­rage (1796), Bougainville (1799), Kre­it­mann (1870) ou Dieu­lafoy (1863).

Dans le domaine de l’ac­tion admin­is­tra­tive, de nom­breux comptes ren­dus ne sont pas acces­si­bles à un large pub­lic pour des raisons de dis­cré­tion pen­dant des années, et plus tard ils se per­dent dans des archives dif­fi­cile­ment con­sulta­bles. Mais il arrive que leur auteur ait pris la pré­cau­tion de garder quelques élé­ments, et se soit décidé à en tir­er une syn­thèse de qualité.

Choses vues

Je peux rap­pel­er par exem­ple que le Bul­letin n°46 de la Sabix a pub­lié un tra­vail pré­cis d’Em­manuel Gri­son (37) sur Mai 68, et les soubre­sauts que le cli­mat de l’époque fit subir à l’ac­tion de réforme de l’É­cole poly­tech­nique alors en cours. Gri­son se veut témoin, un peu engagé dans divers­es sous-com­mis­sions et négo­ci­a­tions, il sait à la fois adopter le ton de Vic­tor Hugo en racon­tant des choses vues, mais aus­si pren­dre du champ pour inscrire les gestes par­fois mod­estes ou con­testa­bles des acteurs dans des prob­lé­ma­tiques plus dignes et plus amples.

C’est aus­si le par­ti que pren­nent de nom­breux X auteurs d’au­to­bi­ogra­phies. La nature spé­ci­fique de ces œuvres par­fois délibéré­ment lit­téraires m’a con­duit à les traiter dans un arti­cle séparé, que j’ai inti­t­ulé Biogra­phies et auto­bi­ogra­phies.

La SABIX est le société des amis de la Bib­lio­thèque de l’École poly­tech­nique
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