Robotique terrestre de défense

Quelles perspectives pour la robotique terrestre de défense ?

Dossier : Robotique et intelligence artificielleMagazine N°750 Décembre 2019
Par Delphine DUFOURD-MORETTI (95)

Alors que la robo­t­ique se dif­fuse dans notre quo­ti­di­en avec l’arrivée mas­sive des robots de ser­vice et des moyens de trans­port autonomes, son déploiement s’intensifie égale­ment au sein des armées pour traiter des cas d’application tou­jours plus var­iés : démi­nage, lutte con­tre les engins explosifs impro­visés (IED), recon­nais­sance, sur­veil­lance ou encore trans­port de matériel. Les défis que pose le développe­ment de la robo­t­ique ter­restre de défense ne sont pas que tech­nologiques ou indus­triels, mais aus­si éthiques.

Préserv­er, soutenir et accroître les capac­ités du com­bat­tant sont des impérat­ifs pour l’industrie de défense en matière de robo­t­ique. Il faut aus­si tenir son rang auprès des alliés, tant dans les coali­tions que sur le plan de l’export ; on doit donc dis­pos­er d’équipements per­for­mants qui assurent l’interopérabilité avec les matériels étrangers inno­vants. La robo­t­ique peut égale­ment servir à aug­menter le nom­bre de plates-formes sur le ter­rain et donc notre masse cri­tique face à des bel­ligérants eux-mêmes équipés de sys­tèmes robo­t­isés. En effet, les grandes puis­sances mil­i­taires comme les États-Unis, la Chine ou la Russie dis­posent d’ores et déjà de divers robots de com­bat, mais la démoc­ra­ti­sa­tion des petites plates-formes per­met aus­si à des adver­saires irréguliers d’y recourir.

Ain­si, l’armée de terre française s’est pro­gres­sive­ment dotée de dif­férents types de robots ter­restres, en com­plé­ment des drones aériens plus mobiles mais générale­ment moins endurants et plus lim­ités en capac­ité d’emport. Dans les années 1990, les forces ter­restres ont pu béné­fici­er de sys­tèmes de démi­nage téléopérés basés sur des chars AMX30 B2 DT, capa­bles d’opérer en for­ma­tion pour ouvrir des brèch­es dans des champs de mines. Les équipes de neu­tral­i­sa­tion d’explosifs utilisent égale­ment des robots téléopérés de quelques dizaines de kilos équipés de bras manip­u­la­teurs (tel le futur Sminex), tan­dis que l’arme du génie exploite le robot Minirogen avec le minidrone Dro­gen pour débus­quer les IED.


REPÈRES

Tra­di­tion­nelle­ment, le con­texte d’emploi de la robo­t­ique se car­ac­térise par le trip­tyque anglo­phone des « 3D » pour Dull, Dirty and Dan­ger­ous, aux­quels on ajoute par­fois les ter­mes Dear and Dif­fi­cult, ter­mes que
l’on peut traduire par « fas­ti­dieux, sale, dan­gereux, pré­cieux et difficile ».
Il s’agit en effet : d’éloigner l’homme de la men­ace et de lui per­me­t­tre d’intervenir en envi­ron­nement hos­tile voire con­t­a­m­iné ; de men­er des tâch­es répéti­tives et fas­ti­dieuses telles que la sur­veil­lance ou la manu­ten­tion, afin de préserv­er le poten­tiel des sol­dats et de pal­li­er les risques de fatigue ; de démul­ti­pli­er les per­for­mances humaines, en com­plé­tant les cinq sens du com­bat­tant par d’autres cap­teurs (caméra infrarouge, lidar, détecteur d’explosifs…), en pro­longeant son action à dis­tance via des sys­tèmes télé­com­mandés ou en appor­tant une puis­sance de cal­cul pré­cieuse pour com­pléter ses capac­ités (opti­mi­sa­tion d’itinéraire, car­togra­phie géométrique pré­cise des bâti­ments, etc.).


Les projets militaires terrestres sont nombreux

Ces appli­ca­tions sont amenées à se diver­si­fi­er et tous les acteurs du domaine ter­restre en ont pris la mesure. La direc­tion générale de l’armement (DGA) vient de lancer l’acquisition de petits robots des­tinés aux mis­sions de recon­nais­sance et de sur­veil­lance de l’infanterie comme aux mis­sions du génie. Une récente expé­rimentation de robots éclaireurs a per­mis d’analyser les cas d’usage de plates-formes plus volu­mineuses et poly­va­lentes. Avec l’appui de la nou­velle Agence de l’innovation de défense, les forces souhait­ent égale­ment pro­jeter rapi­de­ment quelques robots « mules » en opéra­tions extérieures afin de tester en con­di­tions réelles l’automatisation du trans­port de matériel. Les feuilles de route sur les futurs con­vois logis­tiques et l’ouverture d’itinéraires piégés font aus­si la part belle à la robotisation.

Enfin, la robo­t­ique est en train d’intégrer le pro­gramme Scor­pi­on, opéra­tion d’armement struc­turante pour l’armée de terre et por­teuse d’une tran­si­tion capac­i­taire sans précé­dent avec l’avènement du com­bat col­lab­o­ratif : il s’agit d’exploiter la mise en réseau de l’ensemble des plates-formes pour opti­miser leur coor­di­na­tion et accélér­er le tem­po de la manœu­vre. À l’avenir, les sys­tèmes robo­t­isés y joueront un rôle essen­tiel aux côtés des véhicules habités, eux-mêmes robo­t­i­s­ables ou aug­men­tés de minidrones éclaireurs. Tout en gar­dant l’homme au cœur des sys­tèmes (notam­ment s’il s’agit de faire feu), ces nou­velles apti­tudes devraient ain­si induire des évo­lu­tions pro­fondes dans la mise en œuvre des actions tac­tiques et dans les doc­trines futures,
a for­tiori quand on sait que le con­cept priv­ilégié pour le MGCS (Main Ground Com­bat Sys­tem), rem­plaçant du char Leclerc à l’horizon 2035 et pré­paré en coopéra­tion fran­co-alle­mande, est un sys­tème mul­ti­plate-forme robotisé.

Robotique terrestre de défense - crocodile ­Schneider
Croc­o­dile ­Schnei­der automatisé.
Robotique terrestre de défense - Torpille Gabet
Le robot élec­trique téléopéré Tor­pille Gabet & Aubriot.


Les pionniers de la guerre de 14

La France est pio­nnière en matière de robots mil­i­taires, puisque les pre­miers robots mil­i­taires mis en œuvre sur le champ de bataille sont des sys­tèmes français de dépose d’explosifs der­rière les réseaux de bar­belés enne­mis (le robot élec­trique téléopéré Tor­pille Gabet & Aubri­ot et le Croc­o­dile ‑Schnei­der automa­tisé), employés… dès 1915 !


De multiples défis technologiques

La réponse à ces besoins diver­si­fiés néces­site de dévelop­per des types de plate-forme var­iés. Leur déf­i­ni­tion et leur archi­tec­ture devront inté­gr­er plusieurs com­pro­mis, entre poly­va­lence et spé­cial­i­sa­tion (pour emporter des charges utiles spé­ci­fiques comme les bras manip­u­la­teurs) ou entre minia­tur­i­sa­tion (dis­cré­tion) et mobil­ité (capac­ités de fran­chisse­ment). Cela con­duit à con­cevoir dif­férentes familles de robots sur un critère de masse, induisant en creux d’autres critères comme la robustesse, la charge utile ou l’autonomie énergétique.

En out­re, pour répon­dre pleine­ment aux attentes opéra­tionnelles, de mul­ti­ples ver­rous tech­nologiques restent à ouvrir, notam­ment parce que le milieu ter­restre cumule un très grand nom­bre de dif­fi­cultés pour la robo­t­ique semi-autonome, du fait de l’extrême diver­sité de l’environnement, de scènes par­fois changeantes et très dynamiques et de zones com­par­ti­men­tées par des obsta­cles naturels ou arti­fi­ciels. Ces car­ac­téris­tiques impactent notable­ment les capac­ités de mobil­ité, de com­mu­ni­ca­tion, de récep­tion des sig­naux ou encore de traite­ment d’images. De plus, con­traire­ment à de nom­breux sys­tèmes civils, les sys­tèmes mil­i­taires doivent pou­voir s’affranchir d’une infra­struc­ture dédiée ou de recon­nais­sances et bal­is­ages préal­ables du ter­rain. Cette com­plex­ité appelle l’innovation sur de nom­breuses fonc­tions : obser­va­tion (dont la mod­éli­sa­tion d’environnement et l’analyse de scène), géolo­cal­i­sa­tion robuste, mobil­ité tout-ter­rain, com­mu­ni­ca­tions sécurisées, nou­velles sources d’énergie et cal­cu­la­teurs com­pacts, sans oubli­er la stan­dard­i­s­a­tion, l’interopérabilité, la mod­u­lar­ité et l’évolutivité des architectures.

Des véhicules semi-autonomes de robotique terrestre de défense
Véhicule robo­t­isé semi-autonome du pro­jet Furi­ous. ©️ Safran

La question de l’autonomie décisionnelle

Mais le chal­lenge le plus ambitieux reste sans doute le vaste sujet de l’autonomie déci­sion­nelle, avec des thé­ma­tiques con­nex­es comme les inter­ac­tions homme — machine. Cette « intel­li­gence embar­quée » appa­raît en effet comme la con­di­tion sine qua non d’un déploiement mas­sif de la robo­t­ique. Elle per­me­t­tra tout d’abord de réduire la charge cog­ni­tive induite par la téléopéra­tion et d’augmenter la disponi­bil­ité de l’opérateur pour réalis­er des tâch­es à plus haute valeur ajoutée : un opéra­teur débar­qué pour­ra ain­si assur­er lui-même sa pro­tec­tion sans mobilis­er un autre sol­dat pour jouer le rôle de garde du corps, tan­dis qu’un opéra­teur unique non spé­cial­iste pour­ra super­vis­er plusieurs robots. L’autonomie déci­sion­nelle aidera par ailleurs à s’accommoder des débits par­fois lim­ités des liaisons sécurisées vers le poste de com­mande et favoris­era la dis­cré­tion hertzienne.

Enfin, cette « intel­li­gence » per­me­t­tra à terme au robot de mieux appréhen­der la sit­u­a­tion (ce qui n’est pas tou­jours évi­dent pour un opéra­teur à dis­tance), de suiv­re la manœu­vre tac­tique et de réa­gir en temps réel face aux aléas. Idéale­ment, des inter­ac­tions de haut niveau en lan­gage naturel avec des ordres de type « déplace­ment sur la colline en mode dis­cré­tion pour observ­er tel com­par­ti­ment de ter­rain » per­me­t­traient d’accélérer l’action des robots en évi­tant à l’opérateur une décom­po­si­tion fas­ti­dieuse des mis­sions en actions élé­men­taires avec désig­na­tion de points de passage.

Une feuille de route pragmatique et incrémentale

Pour faire face à ces mul­ti­ples défis, il paraît néces­saire de procéder par étapes. Sur le plan opéra­tionnel, cela con­siste à pass­er pro­gres­sive­ment de sys­tèmes isolés à des robots mieux inté­grés aux unités com­bat­tantes et inter­facés aux sys­tèmes d’information opéra­tionnels, puis à de véri­ta­bles sys­tèmes équip­iers, capa­bles d’appuyer les sol­dats et de suiv­re l’action (en respec­tant les for­ma­tions, les vitesses de déplace­ment ou encore la répar­ti­tion des secteurs d’observation), l’objectif à quinze-vingt ans étant de dis­pos­er de sys­tèmes mul­ti­ro­bots effi­caces et coor­don­nés. Les études R & T lancées par la DGA depuis plus de vingt ans dans ce domaine reflè­tent ces incré­ments opérationnels.

Ces études devront se pour­suiv­re pour traiter de tâch­es de plus en plus com­plex­es, dans des envi­ron­nements plus déstruc­turés et hos­tiles, avec des niveaux d’interaction homme — machine évolués inclu­ant des inter­faces mul­ti­modales (com­bi­nai­son d’informations visuelles, audi­tives ou hap­tiques, inter­faces neu­ronales non inva­sives, dia­logues en lan­gage naturel, réal­ité aug­men­tée et virtuelle, etc.) afin d’aboutir au véri­ta­ble robot équip­i­er. Il s’agira égale­ment de met­tre l’accent sur la robustesse des traite­ments de don­nées cap­teurs, la sûreté de fonc­tion­nement des archi­tec­tures de con­trôle des robots ou encore la résis­tance au leur­rage des mod­ules fondés sur l’IA. Pour gag­n­er la con­fi­ance des util­isa­teurs, les sys­tèmes devront sans doute aus­si s’auto-évaluer, afin de détecter d’éventuelles anom­alies de fonc­tion­nement, et pou­voir expli­quer les sor­ties des algo­rithmes (raison­nement suivi, car­ac­téris­tiques con­duisant à la recon­nais­sance d’un objet, etc.). À terme, les pro­grès des sys­tèmes mul­ti­a­gents per­me­t­tront même de con­trôler de véri­ta­bles essaims de robots con­sti­tués de cen­taines d’unités.

Il est dif­fi­cile de se livr­er à un exer­ci­ce prospec­tif sur les pro­grès de l’IA, compte tenu des alter­nances d’espoir et de désil­lu­sions passées. Il serait pour­tant dom­mage d’attendre la com­plète matu­rité de ces tech­nolo­gies pour en dot­er les forces et de patien­ter ain­si de nom­breuses années avant de récolter les retours d’expérience, raf­fin­er les con­cepts d’emploi, les con­di­tions d’homologation ou anticiper les con­traintes logis­tiques asso­ciées au déploiement et au soutien.

Il est en effet pos­si­ble dès à présent de pal­li­er cer­taines lim­i­ta­tions à tra­vers des con­cepts de type « autonomie ajustable », testés dans le cadre de l’étude Tarot. Cela peut per­me­t­tre à l’opérateur de repren­dre la main lors d’une phase déli­cate (l’enjeu étant aus­si de pou­voir débray­er des automa­tismes dans cer­taines sit­u­a­tions, par exem­ple pour forcer un fran­chisse­ment d’obstacle) ou lorsque la machine le réclame parce qu’elle détecte une dégra­da­tion de ses per­for­mances. Inverse­ment, à mesure que pro­gresse le niveau de con­fi­ance de l’opérateur envers la machine, il devient pos­si­ble de déléguer au robot des tâch­es plus complexes.

“Des robots susceptibles
de choisir eux-mêmes leur cible et
de déclencher le tir. ”

Des atouts et une volonté, mais des questions éthiques à trancher

En con­clu­sion, la tran­si­tion vers la robo­t­i­sa­tion néces­site de relever de mul­ti­ples défis mais on ressent désor­mais une véri­ta­ble déter­mi­na­tion dans le monde de la défense pour aller de l’avant. Et, si les démon­stra­teurs améri­cains comme les quadripèdes robo­t­isés de la société Boston Dynam­ics sont large­ment médi­atisés, la France n’est pas en reste. Cer­tains pays envis­agent le déploiement de robots sus­cep­ti­bles de choisir eux-mêmes leur cible et de déclencher le tir. La plu­part des grands sys­témiers de la base indus­trielle de défense investis­sent sur le sujet. La France dis­pose en out­re d’un excel­lent tis­su académique et d’infrastructures d’essai avancées comme celles de DGA Tech­niques ter­restres à Bourges. Les ini­tia­tives en recherche, tech­nolo­gie et développe­ment lancées par l’Agence européenne de défense et désor­mais par la Com­mis­sion européenne devraient égale­ment démul­ti­pli­er les efforts nationaux.

Une général­i­sa­tion de l’emploi de la robo­t­ique imposera toute­fois de sur­mon­ter cer­tains freins, d’ordre psy­chologique, juridique ou éthique. En opéra­tion de main­tien de la paix par exem­ple, il s’agira de veiller à main­tenir le con­tact humain avec les pop­u­la­tions locales pour éviter de présen­ter une image trop froide et tech­nologique. Au sein des unités com­bat­tantes, l’impact psy­chologique des robots équip­iers devra être sur­veil­lé car il arrive que cer­taines per­son­nes tis­sent des rela­tions affec­tives avec les robots, érigeant même par­fois des plates-formes anti-IED en mas­cotte de la section.

Enfin, comme le souligne le récent rap­port de mis­sion de Cédric Vil­lani sur l’IA, un point de vig­i­lance par­ti­c­uli­er s’impose sur le sujet des sys­tèmes d’armes létaux autonomes (Sala), ligne rouge pour la France : le futur comité d’éthique min­istériel de défense, annon­cé récem­ment par la min­istre des Armées et des­tiné en pre­mier lieu à traiter des ques­tions posées par les tech­nolo­gies émer­gentes, ou le guide rédigé fin 2018 par la Com­mis­sion européenne sur une « IA de con­fi­ance » devraient faciliter la ges­tion de ces prob­lé­ma­tiques cruciales.

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