Quel luxe au sein de la mode durable ?


La mode, la manière étymologiquement, c’est précisément se conformer aux manières de son époque. La mode c’est ce qui se démode, c’est l’inconstance du temps qui passe. Dès lors, comment le luxe, en tant que composante de la mode au sens large, s’inscrit-il dans cet univers, alors même qu’il en est, sinon l’opposé, du moins l’ancrage dans le temps long, dans la rareté, dans l’héritage et la transmission ? N’y a‑t-il pas, dans ce paradoxe, un chemin à explorer pour reconnecter la mode à la nécessaire prise en compte des enjeux de notre époque, particulièrement au temps long de la nature et de sa résilience ? Comment le luxe et son formidable pouvoir d’influence peuvent-ils montrer la voie ?
Les événements naturels extrêmes survenus ces dernières années viennent entériner les études scientifiques publiées – et trop ignorées – depuis longtemps : il est urgent de changer nos pratiques et d’inverser les courbes : celle du climat, celle de la biodiversité. Il est urgent, mais pas trop tard. Pour ce faire, il faut opérer un changement radical dans nos relations avec la nature, dans nos modes de vie.
Une arme contre la nature ?
« Nous avons créé une belle industrie, mais que l’on a transformée en une arme contre la nature et les personnes », nous dit Orsola de Castro, cofondatrice du mouvement Fashion Revolution qui milite pour une mode plus responsable et plus durable. Entre 2000 et 2015, la production de vêtements a doublé en volume. Cela s’explique par l’augmentation de la classe moyenne dans le monde entier mais pas seulement, car la croissance de la mode a été deux fois plus rapide que la croissance du PIB mondial.
Cette décorrélation est principalement due à une rotation plus rapide des nouveaux styles, une augmentation du nombre de collections proposées chaque année et des prix bien plus bas. On peut louer une meilleure accessibilité des articles de mode pour tous, mais cette accélération conforte surtout l’idée que la mode est jetable, éphémère. Dans cette même période où la production a doublé, l’utilisation moyenne d’un vêtement a, elle, diminué de 40 %. Il faut bien garder en tête que les raisons qui font qu’on se sépare d’un vêtement sont pour seulement 1⁄3 liées à la qualité intrinsèque du produit (durabilité physique) et pour 2⁄3 à des facteurs « extrinsèques » (valeur perçue, taille devenue inadaptée).

Une prise de conscience européenne
L’industrie de la mode est très consommatrice de ressources naturelles et génère des déchets. Les quantités de textiles usagés exportées par l’UE ont triplé au cours des deux dernières décennies, passant d’un peu plus de 550 000 tonnes en 2000 à près de 1,7 million de tonnes en 2019.
La Commission européenne a bien identifié ce problème, en désignant le textile comme un secteur prioritaire dès 2024 pour l’entrée en vigueur du règlement européen sur l’écoconception des produits durables (ESPR), aux côtés d’autres secteurs plus « intuitivement polluants » comme les produits chimiques ou les produits liés à l’énergie. De plus, alors que le score environnemental d’un produit selon ESPR doit absolument utiliser l’analyse de cycle de vie (ACV), les débats menés par les marques de mode luxe et premium font émerger la nécessité de la compléter par un score de « durabilité extrinsèque », incluant la réparation et la durée de mise en rayon.
Transformer la mode
Dans une planète aux ressources finies, la mode doit se transformer. Les maisons de luxe peuvent assumer une responsabilité particulière dans cette transformation en usant de l’influence qu’elles ont sur l’ensemble du secteur de la mode. Les créateurs des maisons sont des leaders d’opinion. Ainsi, les acteurs du luxe sont bien placés pour montrer la voie et inciter les autres à changer. Plusieurs caractéristiques fondamentales du luxe sont compatibles avec les limites planétaires.
“Les créateurs des maisons sont des leaders d’opinion.”
Robert Dumas, patron d’Hermès de 1951 à 1978, définissait le luxe ainsi : « Le luxe, c’est ce qui vieillit, ce qui peut être réparé et transmis. » Ces notions d’intemporalité et de préservation remettent de la valeur dans les objets, qui ne sont plus jetables. C’est la rareté et non la profusion qui sous-tend le succès du luxe. Ainsi le luxe peut et doit jouer un rôle majeur dans l’aggiornamento que la mode doit accomplir pour aller vers un modèle plus durable. Il a déjà entamé sa « mue », partagé et prouvé ses avancées, et reconnaît que ce changement ne se fait pas en quelques années.
Chiffres clés
- Marché mondial des biens de consommation de luxe en 2023 (étude Bain-Altagamma et Euromonitor) : entre 362 et 372 milliards d’euros de chiffre d’affaires, dont 75 à 105 milliards d’euros pour l’habillement.
- Les estimations existantes indiquent que l’industrie de la mode contribue à hauteur de 3 à 10 % aux émissions mondiales de gaz à effet de serre (McKinsey & Global Fashion Agenda : Fashion on Climate, 2018).
- Le nombre moyen de collections chaque année est passé de 2 à 5 pour les marques de luxe et Premium. Certaines marques de fast fashion ont jusqu’à 20 collections par an.
- La surproduction, un enjeu majeur pour l’industrie textile, tous segments confondus ; en France, 40 nouveaux
vêtements par personne sont mis sur le marché chaque année (éco-organisme Refashion). - La filière mode-luxe-matière compte près de 600 000 emplois en France, les métiers liés à la distribution représentant 3⁄5 de ce total (contrat stratégique de filière Mode et Luxe 2023–2027).
Quels axes pour progresser plus rapidement ?
Le premier levier d’action est d’utiliser son pouvoir d’influence pour promouvoir des modes de consommation plus respectueux de la nature. C’est une des particularités du luxe que d’utiliser principalement des matières premières naturelles (laine, soie, cachemire, coton…), alors que deux tiers des fibres pour la mode dans le monde sont aujourd’hui en matières synthétiques (polyester, nylon…). Cela fait bien une décennie que l’on observe que les effets du changement climatique, via l’appauvrissement des sols notamment, ont un impact sur la disponibilité et la qualité des matières premières utilisées dans le luxe.
Au-delà d’un impératif éthique, c’est donc aussi pour sa résilience que le luxe doit préserver ces écosystèmes naturels, et fragilisés, qui produisent ces superbes matières. Ainsi, les groupes de luxe ont été parmi les premiers à se pencher sur les interdépendances entre leurs activités et les services écosystémiques, pour les comprendre, réduire leur impact, protéger et régénérer. Kering a mis en place depuis 2015 sur l’entièreté des activités du groupe un compte de résultat environnemental (ou Environmental P&L), qui utilise le langage et les outils de la finance pour réintroduire la nature dans les comptes de l’entreprise et pour qu’elle « pèse » dans les arbitrages et décisions. C’est l’un des outils possibles de mesure du « capital naturel » et plusieurs entreprises l’ont aujourd’hui mis en place, en l’adaptant à leur secteur, leur échelle.
L’EP&L de Kering a par exemple montré que le coton certifié biologique avait un « coût » environnemental moitié moindre que celui du coton conventionnel ; la réduction est d’un facteur quatre entre un or d’origine inconnue et de l’or éthique. La définition de l’or éthique selon Kering est de l’or recyclé certifié RJC (Responsible Jewellery Council) ou provenant de mines certifiées (Fairmined, Fairtrade…).

Collaborer pour impacter
Le deuxième axe de progression consiste à renforcer la transparence et intensifier les efforts collectifs pour faire bouger les lignes plus rapidement. Étant donné la puissance exponentielle des réseaux sociaux, les marques se trouvent davantage exposées. Davantage interpellées par les ONG, davantage questionnées par les consommateurs, que ce soit sur le lien entre la déforestation en Amazonie et le cuir de maroquinerie ou sur les conditions d’extraction minière de l’or.
Cette exposition plus grande des marques, de leurs pratiques, de leurs chaînes d’approvisionnement, impose aux entreprises plus d’attention et plus de transparence – c’est aussi un garant contre le greenwashing et le social-washing. Or la transparence est garantie de confiance et est nécessaire pour accélérer la collaboration du secteur sur les sujets environnementaux et sociaux. Aucun acteur n’est assez puissant, seul, pour engendrer la transformation et accompagner les nombreuses parties prenantes du secteur.
La collaboration est clé pour établir des standards éthiques et écologiques, que la réglementation internationale ne sait imposer au secteur de la mode à un rythme suffisamment rapide au regard des enjeux. De nombreuses marques de mode font entendre leur voix via ces coalitions (Sustainable Apparel Coalition devenue Cascale, Apparel Impact Institute, Fashion Industry Charter for Climate Action, Fashion Pact…).
Les acteurs du luxe aussi ont entamé cette démarche de rapprochement. Le Comité Colbert invite ses membres à « innover en coalition et ne pas ou plus considérer la transition écologique comme une source d’avantage compétitif mais comme un objectif de bien commun ». Autre témoignage, la Watch & Jewelry Initiative 2030, qui a été fondée par Cartier et Kering en 2022 avec l’objectif de faire progresser les acteurs de la bijouterie et joaillerie sur la résilience climat, la préservation des ressources et l’inclusivité.
Valoriser pour convaincre
Démontrer sa contribution positive sur la société et l’emploi constitue un troisième axe fort de progrès pour le luxe. Certains secteurs de l’industrie de la mode sont connus pour changer fréquemment de fournisseurs et de géographies de production dans leur recherche de prix bas, créant une insécurité pour les fournisseurs et la main‑d’œuvre.
Le luxe, lui, privilégie via un ancrage fort en Europe des relations longues et stables avec ses fournisseurs, s’efforce de préserver des savoir-faire, de défendre et promouvoir les métiers d’excellence. Les activités du luxe bénéficient ainsi d’un cadre législatif plus protecteur. Cet aspect de la valorisation des travailleurs doit être un critère d’évaluation de la durabilité des produits. Or il n’y a pas de consensus à ce jour sur un cadre d’évaluation minimum pour déterminer où finit la protection et où commence la contribution positive.
Le luxe a une responsabilité particulière pour établir ce que seraient des critères d’évaluation d’une contribution positive et pour intégrer ces critères dans le principe même de la mode responsable. Des premiers travaux ont été conduits dans ce sens par la Maison Chloé et l’Institut français de la mode pour piloter un Social Profit and Loss.

Un rôle pilote pour le luxe
Le luxe est un vecteur de transformation puissant de la société, par l’influence qu’il exerce et l’effet d’entraînement qu’il engendre. Il a par exemple été un catalyseur remarquable de l’émancipation des femmes dans la société, comme en témoignent l’abandon du corset et l’adoption du pantalon par Coco Chanel ou encore le premier smoking pour femme de Monsieur Saint Laurent. Il promeut aujourd’hui un « être soi-même » qui accorde à chacun la liberté de développer son propre style et de s’habiller selon ses préférences.
De la même façon, il pourrait accélérer la prise de conscience collective en faveur d’une consommation de produits de mode plus raisonnée ; contribuer à placer davantage les considérations de durabilité dans le temps et dans le cœur des consommateurs ; faire en sorte de privilégier la qualité au profit de la quantité, au moment de nous habiller ; participer à développer un modèle à impact social positif pour celles et ceux qui travaillent dans le secteur de la mode et concourent à son succès.
Le luxe a les moyens de montrer la voie d’une consommation plus responsable et plus respectueuse des ressources limitées de notre planète, et d’une mesure de la performance qui intègre des critères de durabilité et d’équité.
Ressources :
- Euromonitor International, Apparel & Footwear 2016 Edition (volume sales trends 2000–2015)
- World Bank, World development indicators – GD (2017)
- Ellen MacArthur Foundation, « A New Textiles Economy : Redesigning fashion’s future » (2017)
- European Environmental Bureau, EEB response draft prioritisation Ecodesign for Sustainable Products Regulation, 2023
- Textile Exchange, Materials Market Report 2024
- European Environment Agency, « EU exports of used textiles in Europe’s circular economy »
- BSR, Kering, Climate Change : implications and strategies for the luxury fashion sector (2015)
- Cambridge Institute for Sustainability Leadership, Biodiversity and ecosystem services in environmental profit and loss accounts (2016)
- Stand.earth, Nowhere to hide : How the fashion industry is linked to Amazon rainforest destruction (2021)
- Human Rights Watch, « The hidden cost of jewelry » (2018)
- Asseman, Mathilde (2023). Comptabiliser l’utilité sociale : la création d’une approche SP&L (Social Profit & Loss) pour l’industrie de la mode