Quel luxe au sein de la mode durable ?

Dossier : Le luxe et ses paradoxesMagazine N°805 Mai 2025
Par Géraldine VALLEJO (X99)
Par Élisabeth DIDIER

La mode, la manière éty­mo­lo­gi­que­ment, c’est pré­ci­sé­ment se confor­mer aux manières de son époque. La mode c’est ce qui se démode, c’est l’inconstance du temps qui passe. Dès lors, com­ment le luxe, en tant que com­po­sante de la mode au sens large, s’inscrit-il dans cet uni­vers, alors même qu’il en est, sinon l’opposé, du moins l’ancrage dans le temps long, dans la rare­té, dans l’héritage et la trans­mis­sion ? N’y a‑t-il pas, dans ce para­doxe, un che­min à explo­rer pour recon­nec­ter la mode à la néces­saire prise en compte des enjeux de notre époque, par­ti­cu­liè­re­ment au temps long de la nature et de sa rési­lience ? Com­ment le luxe et son for­mi­dable pou­voir d’influence peuvent-ils mon­trer la voie ?

Les évé­ne­ments natu­rels extrêmes sur­ve­nus ces der­nières années viennent enté­ri­ner les études scien­ti­fiques publiées – et trop igno­rées – depuis long­temps : il est urgent de chan­ger nos pra­tiques et d’inverser les courbes : celle du cli­mat, celle de la bio­di­ver­si­té. Il est urgent, mais pas trop tard. Pour ce faire, il faut opé­rer un chan­ge­ment radi­cal dans nos rela­tions avec la nature, dans nos modes de vie.

Une arme contre la nature ?

« Nous avons créé une belle indus­trie, mais que l’on a trans­for­mée en une arme contre la nature et les per­sonnes », nous dit Orso­la de Cas­tro, cofon­da­trice du mou­ve­ment Fashion Revo­lu­tion qui milite pour une mode plus res­pon­sable et plus durable. Entre 2000 et 2015, la pro­duc­tion de vête­ments a dou­blé en volume. Cela s’explique par l’augmentation de la classe moyenne dans le monde entier mais pas seule­ment, car la crois­sance de la mode a été deux fois plus rapide que la crois­sance du PIB mondial. 

Cette décor­ré­la­tion est prin­ci­pa­le­ment due à une rota­tion plus rapide des nou­veaux styles, une aug­men­ta­tion du nombre de col­lec­tions pro­po­sées chaque année et des prix bien plus bas. On peut louer une meilleure acces­si­bi­li­té des articles de mode pour tous, mais cette accé­lé­ra­tion conforte sur­tout l’idée que la mode est jetable, éphé­mère. Dans cette même période où la pro­duc­tion a dou­blé, l’utilisation moyenne d’un vête­ment a, elle, dimi­nué de 40 %. Il faut bien gar­der en tête que les rai­sons qui font qu’on se sépare d’un vête­ment sont pour seule­ment 13 liées à la qua­li­té intrin­sèque du pro­duit (dura­bi­li­té phy­sique) et pour 23 à des fac­teurs « extrin­sèques » (valeur per­çue, taille deve­nue inadaptée).

Élevage en Afrique du Sud soutenu par le Fonds Régénératif pour la Nature, créé par Kering avec l’ONG Conservation International.
Éle­vage en Afrique du Sud sou­te­nu par le Fonds Régé­né­ra­tif pour la Nature, créé par Kering avec l’ONG Conser­va­tion International.

Une prise de conscience européenne

L’industrie de la mode est très consom­ma­trice de res­sources natu­relles et génère des déchets. Les quan­ti­tés de tex­tiles usa­gés expor­tées par l’UE ont tri­plé au cours des deux der­nières décen­nies, pas­sant d’un peu plus de 550 000 tonnes en 2000 à près de 1,7 mil­lion de tonnes en 2019. 

La Com­mis­sion euro­péenne a bien iden­ti­fié ce pro­blème, en dési­gnant le tex­tile comme un sec­teur prio­ri­taire dès 2024 pour l’entrée en vigueur du règle­ment euro­péen sur l’écoconception des pro­duits durables (ESPR), aux côtés d’autres sec­teurs plus « intui­ti­ve­ment pol­luants » comme les pro­duits chi­miques ou les pro­duits liés à l’énergie. De plus, alors que le score environ­nemental d’un pro­duit selon ESPR doit abso­lu­ment uti­li­ser l’analyse de cycle de vie (ACV), les débats menés par les marques de mode luxe et pre­mium font émer­ger la néces­si­té de la com­plé­ter par un score de « dura­bi­li­té extrin­sèque », incluant la répa­ra­tion et la durée de mise en rayon.

Transformer la mode

Dans une pla­nète aux res­sources finies, la mode doit se trans­for­mer. Les mai­sons de luxe peuvent assu­mer une res­pon­sa­bi­li­té par­ti­cu­lière dans cette trans­for­ma­tion en usant de l’influence qu’elles ont sur l’ensemble du sec­teur de la mode. Les créa­teurs des mai­sons sont des lea­ders d’opinion. Ain­si, les acteurs du luxe sont bien pla­cés pour mon­trer la voie et inci­ter les autres à chan­ger. Plu­sieurs carac­té­ris­tiques fon­da­men­tales du luxe sont com­pa­tibles avec les limites planétaires.

“Les créateurs des maisons sont des leaders d’opinion.”

Robert Dumas, patron d’Hermès de 1951 à 1978, défi­nis­sait le luxe ain­si : « Le luxe, c’est ce qui vieillit, ce qui peut être répa­ré et trans­mis. » Ces notions d’intemporalité et de pré­ser­va­tion remettent de la valeur dans les objets, qui ne sont plus jetables. C’est la rare­té et non la pro­fu­sion qui sous-tend le suc­cès du luxe. Ain­si le luxe peut et doit jouer un rôle majeur dans l’aggior­na­men­to que la mode doit accom­plir pour aller vers un modèle plus durable. Il a déjà enta­mé sa « mue », par­ta­gé et prou­vé ses avan­cées, et recon­naît que ce chan­ge­ment ne se fait pas en quelques années.


Chiffres clés

  • Mar­ché mon­dial des biens de consom­ma­tion de luxe en 2023 (étude Bain-Alta­gam­ma et Euro­mo­ni­tor) : entre 362 et 372 mil­liards d’euros de chiffre d’affaires, dont 75 à 105 mil­liards d’euros pour l’habillement.
  • Les esti­ma­tions exis­tantes indiquent que l’industrie de la mode contri­bue à hau­teur de 3 à 10 % aux émis­sions mon­diales de gaz à effet de serre (McKin­sey & Glo­bal Fashion Agen­da : Fashion on Cli­mate, 2018).
  • Le nombre moyen de col­lec­tions chaque année est pas­sé de 2 à 5 pour les marques de luxe et Pre­mium. Cer­taines marques de fast fashion ont jusqu’à 20 col­lec­tions par an.
  • La sur­pro­duc­tion, un enjeu majeur pour l’industrie tex­tile, tous seg­ments confon­dus ; en France, 40 nou­veaux
    vête­ments par per­sonne sont mis sur le mar­ché chaque année (éco-orga­nisme Refashion).
  • La filière mode-luxe-matière compte près de 600 000 emplois en France, les métiers liés à la dis­tri­bu­tion repré­sen­tant 35 de ce total (contrat stra­té­gique de filière Mode et Luxe 2023–2027).

Quels axes pour progresser plus rapidement ?

Le pre­mier levier d’action est d’utiliser son pou­voir d’influence pour pro­mou­voir des modes de consom­ma­tion plus res­pec­tueux de la nature. C’est une des par­ti­cu­la­ri­tés du luxe que d’utiliser prin­ci­pa­le­ment des matières pre­mières natu­relles (laine, soie, cache­mire, coton…), alors que deux tiers des fibres pour la mode dans le monde sont aujourd’hui en matières syn­thé­tiques (poly­es­ter, nylon…). Cela fait bien une décen­nie que l’on observe que les effets du chan­ge­ment cli­ma­tique, via l’appauvrissement des sols notam­ment, ont un impact sur la dis­po­ni­bi­li­té et la qua­li­té des matières pre­mières uti­li­sées dans le luxe.

Au-delà d’un impé­ra­tif éthique, c’est donc aus­si pour sa rési­lience que le luxe doit pré­ser­ver ces éco­sys­tèmes natu­rels, et fra­gi­li­sés, qui pro­duisent ces superbes matières. Ain­si, les groupes de luxe ont été par­mi les pre­miers à se pen­cher sur les inter­dé­pen­dances entre leurs acti­vi­tés et les ser­vices éco­sys­té­miques, pour les com­prendre, réduire leur impact, pro­té­ger et régé­né­rer. Kering a mis en place depuis 2015 sur l’entièreté des acti­vi­tés du groupe un compte de résul­tat envi­ron­ne­men­tal (ou Envi­ron­men­tal P&L), qui uti­lise le lan­gage et les outils de la finance pour réin­tro­duire la nature dans les comptes de l’entreprise et pour qu’elle « pèse » dans les arbi­trages et déci­sions. C’est l’un des outils pos­sibles de mesure du « capi­tal natu­rel » et plu­sieurs entre­prises l’ont aujourd’hui mis en place, en l’adaptant à leur sec­teur, leur échelle.

L’EP&L de Kering a par exemple mon­tré que le coton cer­ti­fié bio­lo­gique avait un « coût » envi­ron­ne­men­tal moi­tié moindre que celui du coton conven­tion­nel ; la réduc­tion est d’un fac­teur quatre entre un or d’origine incon­nue et de l’or éthique. La défi­ni­tion de l’or éthique selon Kering est de l’or recy­clé cer­ti­fié RJC (Res­pon­sible Jewel­le­ry Coun­cil) ou pro­ve­nant de mines cer­ti­fiées (Fair­mi­ned, Fairtrade…).

© Kering

Collaborer pour impacter

Le deuxième axe de pro­gres­sion consiste à ren­for­cer la trans­pa­rence et inten­si­fier les efforts col­lec­tifs pour faire bou­ger les lignes plus rapi­de­ment. Étant don­né la puis­sance expo­nen­tielle des réseaux sociaux, les marques se trouvent davan­tage expo­sées. Davan­tage inter­pel­lées par les ONG, davan­tage ques­tion­nées par les consom­ma­teurs, que ce soit sur le lien entre la défo­res­ta­tion en Ama­zo­nie et le cuir de maro­qui­ne­rie ou sur les condi­tions d’extraction minière de l’or.

Cette expo­si­tion plus grande des marques, de leurs pra­tiques, de leurs chaînes d’approvisionnement, impose aux entre­prises plus d’attention et plus de trans­pa­rence – c’est aus­si un garant contre le green­wa­shing et le social-washing. Or la trans­pa­rence est garan­tie de confiance et est néces­saire pour accé­lé­rer la col­la­bo­ra­tion du sec­teur sur les sujets envi­ron­ne­men­taux et sociaux. Aucun acteur n’est assez puis­sant, seul, pour engen­drer la trans­for­ma­tion et accom­pa­gner les nom­breuses par­ties pre­nantes du secteur.

La col­la­bo­ra­tion est clé pour éta­blir des stan­dards éthiques et éco­lo­giques, que la régle­men­ta­tion inter­na­tio­nale ne sait impo­ser au sec­teur de la mode à un rythme suf­fi­sam­ment rapide au regard des enjeux. De nom­breuses marques de mode font entendre leur voix via ces coa­li­tions (Sus­tai­nable Appa­rel Coa­li­tion deve­nue Cas­cale, Appa­rel Impact Ins­ti­tute, Fashion Indus­try Char­ter for Cli­mate Action, Fashion Pact…).

Les acteurs du luxe aus­si ont enta­mé cette démarche de rap­pro­che­ment. Le Comi­té Col­bert invite ses membres à « inno­ver en coa­li­tion et ne pas ou plus consi­dé­rer la tran­si­tion éco­lo­gique comme une source d’avantage com­pé­ti­tif mais comme un objec­tif de bien com­mun ». Autre témoi­gnage, la Watch & Jewel­ry Ini­tia­tive 2030, qui a été fon­dée par Car­tier et Kering en 2022 avec l’objectif de faire pro­gres­ser les acteurs de la bijou­te­rie et joaille­rie sur la rési­lience cli­mat, la pré­ser­va­tion des res­sources et l’inclusivité.

Valoriser pour convaincre

Démon­trer sa contri­bu­tion posi­tive sur la socié­té et l’emploi consti­tue un troi­sième axe fort de pro­grès pour le luxe. Cer­tains sec­teurs de l’industrie de la mode sont connus pour chan­ger fré­quem­ment de four­nis­seurs et de géo­gra­phies de pro­duc­tion dans leur recherche de prix bas, créant une insé­cu­ri­té pour les four­nis­seurs et la main‑d’œuvre.

Le luxe, lui, pri­vi­lé­gie via un ancrage fort en Europe des rela­tions longues et stables avec ses four­nis­seurs, s’efforce de pré­ser­ver des savoir-faire, de défendre et pro­mou­voir les métiers d’excellence. Les acti­vi­tés du luxe béné­fi­cient ain­si d’un cadre légis­la­tif plus pro­tec­teur. Cet aspect de la valo­ri­sa­tion des tra­vailleurs doit être un cri­tère d’évaluation de la dura­bi­li­té des pro­duits. Or il n’y a pas de consen­sus à ce jour sur un cadre d’évaluation mini­mum pour déter­mi­ner où finit la pro­tec­tion et où com­mence la contri­bu­tion positive.

Le luxe a une res­pon­sa­bi­li­té par­ti­cu­lière pour éta­blir ce que seraient des cri­tères d’évaluation d’une contri­bu­tion posi­tive et pour inté­grer ces cri­tères dans le prin­cipe même de la mode res­pon­sable. Des pre­miers tra­vaux ont été conduits dans ce sens par la Mai­son Chloé et l’Institut fran­çais de la mode pour pilo­ter un Social Pro­fit and Loss.

© Bou­che­ron

Un rôle pilote pour le luxe

Le luxe est un vec­teur de trans­for­ma­tion puis­sant de la socié­té, par l’influence qu’il exerce et l’effet d’entraînement qu’il engendre. Il a par exemple été un cata­ly­seur remar­quable de l’émancipation des femmes dans la socié­té, comme en témoignent l’abandon du cor­set et l’adoption du pan­ta­lon par Coco Cha­nel ou encore le pre­mier smo­king pour femme de Mon­sieur Saint Laurent. Il pro­meut aujourd’hui un « être soi-même » qui accorde à cha­cun la liber­té de déve­lop­per son propre style et de s’habiller selon ses préférences.

De la même façon, il pour­rait accé­lé­rer la prise de conscience col­lec­tive en faveur d’une consom­ma­tion de pro­duits de mode plus rai­son­née ; contri­buer à pla­cer davan­tage les consi­dé­ra­tions de dura­bi­li­té dans le temps et dans le cœur des consom­ma­teurs ; faire en sorte de pri­vi­lé­gier la qua­li­té au pro­fit de la quan­ti­té, au moment de nous habiller ; par­ti­ci­per à déve­lop­per un modèle à impact social posi­tif pour celles et ceux qui tra­vaillent dans le sec­teur de la mode et concourent à son succès.

Le luxe a les moyens de mon­trer la voie d’une consom­ma­tion plus res­pon­sable et plus res­pec­tueuse des res­sources limi­tées de notre pla­nète, et d’une mesure de la per­for­mance qui intègre des cri­tères de dura­bi­li­té et d’équité.


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