Quatre questions d’actualité à propos du travail et de l’emploi

Dossier : Emploi et temps de travailMagazine N°532 Février 1998Par : Guy AZNAR

Question 1

Faute d’emploi, faut-il attribuer un revenu social aux personnes sans activité ?

Question 1

Faute d’emploi, faut-il attribuer un revenu social aux personnes sans activité ?

Créer plus d’emplois grâce à une crois­sance plus riche en emplois (notam­ment dans les P.M.E.), par une meilleure redis­tri­b­u­tion des emplois (réduc­tion générale, temps choisi), créer des emplois dans le secteur asso­ci­atif (emplois jeunes, par exem­ple), telles sont les trois voies que la société française tente d’ex­plor­er actuelle­ment. Mais le temps presse, les villes brû­lent, la révolte gronde devant les Assedic, ne s’ag­it-il pas de scé­nar­ios à long terme, qui vont deman­der des années pour porter leurs fruits ?

Ne faut-il donc pas se ral­li­er aux propo­si­tions con­sis­tant à vers­er à tous les citoyens un “revenu d’ex­is­tence” dis­so­cié du travail ?

Éléments de réponse, ouverture au débat

On peut répon­dre, tout d’abord, que les trois straté­gies évo­quées plus haut ne sont pas for­cé­ment des solu­tions à long terme. Elles sont déjà en route, elles pour­raient être accélérées. Sans être exagéré­ment opti­miste, on pour­rait imag­in­er dans un délai de trois ans, avec une forte volon­té poli­tique et un sou­tien de l’opin­ion, réduire sen­si­ble­ment le chô­mage. Mais on ne peut qu’être d’ac­cord sur le fond de la ques­tion : cela ne suf­fit pas et c’est trop long. En urgence, pour demain matin, il faut trou­ver une solu­tion per­me­t­tant à chaque citoyen de vivre décemment.

Exam­inons donc cette idée con­sis­tant à vers­er à chaque citoyen un salaire social, sans aucun lien avec le travail.

C’est une idée qui peut être jus­ti­fiée sur le plan philosophique et défendue sur le plan éthique. On trou­ve d’ailleurs pour la soutenir des penseurs nom­breux et var­iés, qui vont de l’hu­man­isme chré­tien à l’hu­man­isme marx­iste. Elle peut égale­ment être jus­ti­fiée sur le plan de la ges­tion sociale : l’ab­sence de revenus, la pré­car­ité sont les caus­es de la délin­quance, de la drogue, de la vio­lence ; on court le risque d’une explo­sion sociale. Ces deux types de raison­nement se ren­for­cent pour faire appa­raître comme inévitable, pour cer­tains, l’in­ven­tion d’une forme de revenu social, “incon­di­tion­nel, universel”.

Ceci étant, l’idée d’un revenu social est placée au cen­tre d’un nœud de con­tra­dic­tions. Si une allo­ca­tion est ver­sée à tous les citoyens, son mon­tant risque d’être faible, pour rester dans un cer­tain réal­isme. Sup­posons qu’il soit de 1 500 F par mois, comme le sug­gère Philippe Van Par­i­js, c’est appré­cia­ble mais ne règle en rien la ques­tion de la survie.

Si son mon­tant est élevé, du niveau du SMIC, par exem­ple, il se pose au moins deux prob­lèmes. D’une part celui de la crédi­bil­ité économique. D’autre part, en sup­posant que ce prob­lème soit réglé, il reste le dan­ger plus grave d’en­cour­ager la seg­men­ta­tion sociale. Si le revenu social est élevé, proche du SMIC, il risque, en effet, d’en­fer­mer le béné­fi­ci­aire dans la trappe de l’ex­clu­sion. À la lim­ite, ce n’est plus une trappe mais une prison, dont on ne peut plus s’é­vad­er. C’est l’outil idéal pour don­ner un ali­bi moral à la société duale et un out­il pour inciter à s’ex­il­er soi-même. Le revenu social fort c’est courir le risque de voir se con­stituer des “réserves d’In­di­ens”, réserves géo­graphiques dans des endroits sym­pa­thiques, déser­ti­fiés par l’ex­ode rur­al ou dans la périphérie des villes ; réserves soci­ologiques invis­i­bles, donc encore plus red­outa­bles, où, de père en fils, on exile défini­tive­ment les non-compétiteurs.

Sup­posons, à l’in­verse, que ce revenu social, pour être réal­iste, soit “con­di­tion­nel”, c’est-à-dire non pas attribué à tous les citoyens mais aux plus dému­nis d’en­tre eux, on tombe en pre­mier lieu sur l’ar­bi­traire du choix. Quel est le critère du “pau­vre”, qui va en décider, quelle humil­i­a­tion sera imposée pour en bénéficier ?

Enfin, en arrière-plan du débat se pose le prob­lème de la val­ori­sa­tion du tra­vail : à bud­get disponible égal, vaut-il mieux le dépenser pour “créer des emplois”, d’une manière ou d’une autre, dans le secteur pro­duc­tif ou dans le secteur asso­ci­atif, ou pour vers­er un revenu décon­nec­té de l’emploi ?

Oublions les débats théoriques et revenons sur terre, à l’ur­gence immé­di­ate. Il est inac­cept­able de voir des chômeurs en fin de droits réduits à la men­dic­ité, il n’est pas sup­port­able de tolér­er la pau­vreté absolue, dans un pays riche comme le nôtre.

Il existe en France un dis­posi­tif qui s’ap­pelle le R.M.I., il faut le main­tenir, l’é­ten­dre et l’amélior­er. En par­ti­c­uli­er le ren­dre cumu­la­ble avec un emploi, à plein temps ou à temps par­tiel, pour en faire non pas une trappe d’ex­clu­sion mais un marchep­ied pour une réin­ser­tion éventuelle.

On pour­rait égale­ment cou­pler le R.M.I. à la notion de “socle de droits soci­aux élé­men­taires”, ver­sés en par­tie sous une forme non moné­taire, con­sis­tant, par exem­ple, à garan­tir à chaque citoyen sans ressources, le droit à un loge­ment, le droit à la san­té, le droit à la retraite.

Toute­fois, le RMI devrait être conçu comme une solu­tion “pro­vi­soire”, c’est-à-dire une solu­tion de dig­nité min­i­mum offerte de manière évi­dente tant que la société n’est pas en mesure d’of­frir une activ­ité rémunérée à cha­cun. Ce “pro­vi­soire” risque de dur­er longtemps, mais peu importe. Intel­lectuelle­ment, il est impor­tant de con­serv­er l’idée que l’ob­jec­tif à attein­dre reste le droit à l’ac­tiv­ité pour cha­cun. On peut enfin élargir l’idée du revenu social à d’autres for­mules, qui le sor­ti­raient de la notion d’assistance.

Par exem­ple sup­posons que tous les jeunes de 18 à 25 ans reçoivent un genre de revenu social “étu­di­ant” cor­re­spon­dant à un demi-SMIC et une aide facil­i­tant leur embauche à mi-temps. C’est un genre d’al­lo­ca­tion uni­verselle “con­di­tion­nelle” (liée à la con­di­tion de l’âge et au fait de suiv­re une for­ma­tion) mais en même temps elle est ” incon­di­tion­nelle ” : peu­vent en béné­fici­er tous les jeunes sans excep­tion. Sup­posons que tout citoyen de 60 ans, même s’il n’a pas cotisé quar­ante ans (je pense en par­ti­c­uli­er aux femmes veuves ou divor­cées qui ont inter­rompu leurs verse­ments à un moment ou un autre de leur vie), reçoive une “allo­ca­tion uni­verselle”, com­plé­tant ses autres revenus à hau­teur du SMIC : on est encore une fois dans un revenu con­di­tion­nel, non ségré­gatif, et dont la jus­ti­fi­ca­tion est évidente.

Sup­posons que tout citoyen salarié ait la pos­si­bil­ité de s’é­vad­er un an tous les dix ans, pour des occu­pa­tions divers­es, et reçoive une “allo­ca­tion uni­verselle” lui per­me­t­tant de financer (au moins en par­tie) le temps libéré. Par exem­ple pour se recy­cler, par exem­ple pour une activ­ité civique, par exem­ple pour faire du bénévolat dans une asso­ci­a­tion, par exem­ple pour rien, pour le plaisir.

Dans les trois cas, les con­di­tions sont objec­tives (il faut avoir entre 18 et 25 ans, ou plus de 60 ans ou avoir tra­vail­lé dix ans, etc.). On évite donc le côté arbi­traire, car­i­tatif. Tout le monde en prof­ite à un moment ou un autre de sa vie, cela paraît plus juste ; tout le monde en com­prend la jus­ti­fi­ca­tion sociale, c’est non con­tro­ver­sé ; et dans les trois cas c’est très “partageur” d’emplois. Ne faudrait-il pas alors abor­der le débat sur le revenu social par cette approche prag­ma­tique et dif­féren­ciée, plutôt que par un dis­cours trop théorique ?

Question 2

Le travail est-il une valeur en voie de disparition ?

L’im­pos­si­bil­ité de pro­pos­er “du tra­vail” à cha­cun amène de nom­breux auteurs à s’in­ter­roger sur l’im­por­tance qu’il faut attribuer au tra­vail en tant que “valeur” sociale. Cer­tains remet­tent en cause l’idée selon laque­lle la recon­nais­sance d’un indi­vidu passe par le tra­vail. Faut-il con­sid­ér­er, comme Dominique Méda, que le tra­vail soit “une valeur en voie de disparition” ?

Éléments de réponse, ouverture au débat

Non : la muta­tion du tra­vail à laque­lle nous assis­tons ne nous con­duit pas à la dis­pari­tion de la valeur tra­vail mais au con­traire à sa réin­ven­tion. Pour par­ler du tra­vail, nous devons pren­dre garde aux mul­ti­ples déf­i­ni­tions du mot tra­vail qui sont par­fois la source, voire la seule cause, d’in­ter­minables débats. Le mot tra­vail est très ambiva­lent : en ancien français il est par­fois asso­cié à la fois à la souf­france (tri­pal­i­um, tor­ture, etc.), mais tout au long du Moyen Âge il a sig­nifié égale­ment voy­ager (d’où trav­el en anglais, qui est de la même famille). Il désigne à la fois l’ac­tion (le fait de faire, sou­vent lié à l’ef­fort, à la peine) et le résul­tat de l’ac­tion (sou­vent lié au béné­fice matériel ou psy­chologique qu’on en tire). Il est négatif quand on par­le de “labeur” et posi­tif quand on par­le “d’ou­vrage”.

Beau­coup de ceux qui rejet­tent la notion de tra­vail val­orisent la notion “d’ac­tiv­ités” exer­cées dans un cadre asso­ci­atif, qui peu­vent être asso­ciées à une “indem­nité” : je me demande dans ce cas quelle est la dif­férence entre les deux. Elle s’ex­plique plus par une atti­tude de rejet psy­chologique de l’u­nivers de l’en­tre­prise que par une dif­férence con­ceptuelle. On peut don­ner au tra­vail une déf­i­ni­tion très large, comme le fait Alain Supi­ot : “le pre­mier sens du mot tra­vail désigne ce qu’en­dure la femme dans l’enfantement.”

On peut, pour être opéra­tionnel, se con­tenter d’une déf­i­ni­tion économique sim­ple telle que celle-ci : “Le tra­vail désigne toute dépense volon­taire d’én­ergie, effec­tuée avec des out­ils, dans le but de pro­duire une valeur ajoutée.”

Plus que jamais, il appa­raît que le tra­vail con­stitue une car­ac­téris­tique essen­tielle de l’homme, présen­tant un car­ac­tère anthro­pologique et con­di­tion­nant l’ex­pres­sion de l’i­den­tité humaine. L’homme est un ani­mal qui a inven­té le tra­vail et qui par ce mode opéra­toire est devenu moins dépen­dant de la Nature.

Par rap­port à l’an­i­mal qui se con­tente de cueil­lette, puisant dans un stock naturel lim­ité, entière­ment dépen­dant du cli­mat, des saisons, de la prodi­gal­ité des arbres, de la générosité ou de la sécher­esse de la “Terre-Mère” qu’il tète et qu’il grig­note, l’homme a créé sa dif­férence en inven­tant des out­ils qui l’ont fait pass­er du stade des cueilleurs à celui des pro­duc­teurs, du stade des dépen­dants à celui des “tra­vail­lants”. Quand on retrou­ve des silex tail­lés con­sti­tu­ant des out­ils, près d’un tas d’osse­ments, on dit “tiens, voilà un homme”. L’homme est un ani­mal qui travaille.

Il en est de même dans l’his­toire indi­vidu­elle. L’his­toire de l’homme est un chem­ine­ment de cha­cun sur l’axe qui va de la dépen­dance à l’autonomie.

Depuis la dépen­dance biologique absolue du fœtus, rompue par la rup­ture du cor­don ombil­i­cal, puis la dépen­dance ali­men­taire du sein jusqu’au sevrage, puis la dépen­dance ali­men­taire, éduca­tive, sociale, jusqu’au départ du foy­er parental où l’on devient autonome parce que l’on travaille.

Dans le chem­ine­ment de sor­tie de la dépen­dance affec­tive, si dif­fi­cile, si long, au point que peu de gens y arrivent totale­ment, le fait de sor­tir ou non de la dépen­dance matérielle joue incon­testable­ment un rôle d’ap­pui ou de frein. La sor­tie de la dépen­dance matérielle, c’est-à-dire le moment où je pro­duis la con­trepar­tie de ma con­som­ma­tion, con­stitue un seuil sym­bol­ique déter­mi­nant. La société sans emploi déter­mine pour les jeunes une péri­ode floue qui peut être longue où l’on ne sait pas exacte­ment si elle traduit une grande autonomie de cha­cun, suff­isam­ment “libres” pour vivre sous le même toit sans se gên­er, ou une grande dif­fi­culté à sor­tir de la dépen­dance où l’on se dit : “pourquoi aller au froid dehors alors que dedans il fait chaud”. Com­ment des par­ents pour­raient-ils pouss­er des enfants hors du nid, ou bien com­ment les enfants pour­raient-ils se jeter eux-mêmes à l’eau les yeux fer­més, dans l’u­nivers vide du chô­mage dont l’is­sue est un des­tin de “sans domi­cile fixe” ?

Le main­tien pro­longé de l’é­tat de dépen­dance matérielle peut entraîn­er une véri­ta­ble cul­ture de la dépen­dance, qui s’in­scrit dans les neu­rones indi­vidu­els, ou bien à l’in­verse, par reflet, une cul­ture de la rébellion.

Cul­ture de la dépen­dance, qui entraîne des straté­gies de cal­cul, d’ex­ploita­tion sys­té­ma­tique des sources d’al­lo­ca­tions publiques ou privées, civil­i­sa­tion de la débrouille admin­is­tra­tive où l’on organ­ise sa vie en sys­tème de nav­i­ga­tion inter-allo­ca­tion. Inverse­ment, pour retrou­ver une iden­tité, cul­ture de la rébel­lion, man­i­fes­ta­tion urbi et orbi de con­tre-dépen­dance, où je casse pour cass­er, où je brûle des voitures pour rire, où je détru­is la mau­vaise société pour m’affirmer.

Enfin, le tra­vail est le con­sti­tu­ant de l’échange social. Beau­coup de per­son­nes ont mal com­pris Dominique Méda. Elle n’a jamais dit que le tra­vail était “une valeur en voie de dis­pari­tion” (bien que cette phrase soit le sous-titre de son livre), mais exacte­ment l’in­verse. Elle se plaint que le tra­vail soit exagéré­ment suré­val­ué, elle cri­tique “la cen­tral­ité exces­sive du tra­vail”, qui “jus­ti­fie une poli­tique du tra­vail à tout prix, même s’il est sans intérêt, même mal payé, même ne ser­vant à rien “. “Aucun ana­lyste sérieux ne se risque à soutenir qu’il n’y aura plus de tra­vail”, sou­tient-elle, mais elle défend ardem­ment l’idée selon laque­lle “il n’y a pas que le tra­vail dans la vie”. Qui ne serait d’ac­cord ! Toute l’analyse de Dominique Méda con­siste à dire que le tra­vail n’est pas la seule forme de lien social. C’est pourquoi elle plaide pour un partage du tra­vail qui per­me­t­tra à cha­cun de con­sacr­er plus de temps “à soi, aux autres, et à une activ­ité politique”.

Le point sur lequel elle n’in­siste pas suff­isam­ment, selon moi, c’est le fait que le tra­vail con­di­tionne l’in­ser­tion sociale. Pro­pos­er à un exclu de faire du bénévolat dans une asso­ci­a­tion, c’est sym­pa­thique et il faut le faire, mais il restera tou­jours un exclu. Une per­son­ne n’ayant pas de tra­vail et vivant de revenus dis­trib­u­tifs peut-elle avoir une vie sociale épanouie ? Per­son­nelle­ment, je réponds non, je pense que ce serait un lien social appau­vri. La par­tic­i­pa­tion à la pro­duc­tion économique ne con­stitue pas en soi un lien social exclusif ou suff­isant, mais con­stitue une con­di­tion d’ac­cès aux autres formes de lien social. Parce que je pense que, de la même manière que pour la rela­tion au père et à la mère, la rela­tion sociale a une dou­ble com­posante, affec­tive et matérielle, échange de ma pro­duc­tion et échange d’amour ou de vio­lence. Si je suis dépen­dant matérielle­ment de l’autre, ma rela­tion affec­tive sera faussée.

Or, je serai dépen­dant matérielle­ment de la société dans son ensem­ble, si je ne pro­duis pas, à la fois parce que la société est un genre de vaste coopéra­tive de pro­duc­tion où il y a des choses à faire (qui va débar­rass­er la table ?) et d’autre part parce que je dois assur­er la con­tre-valeur de ma con­som­ma­tion (sinon d’où vient-elle, qui me la donne ?). Cette dépen­dance matérielle va me gên­er pour exprimer de l’amour (par le don ou la sol­i­dar­ité) et peut se trans­former en vio­lence. Inverse­ment, celui qui me nour­rit va avoir du mal à m’ex­primer de l’amour (ce sera plutôt de la com­miséra­tion) et aura ten­dance à exprimer de la vio­lence à mon égard, par­fois non vis­i­ble, se traduisant en ségré­ga­tion douce.

En résumé, il est légitime de dire que le tra­vail ne rem­plit pas à lui seul l’e­space du social, il est légitime de recon­naître qu’il existe un ter­ri­toire non économique source de lien social. Il est souhaitable de dévelop­per toutes les formes d’ac­tiv­ité par­al­lèles et com­plé­men­taires du tra­vail, toutes les formes de bénévolat, qui con­stituent des modal­ités de lien social. Mais il est néces­saire de réaf­firmer que le tra­vail (la par­tic­i­pa­tion à la pro­duc­tion col­lec­tive) est la con­di­tion non suff­isante, mais néces­saire, pour avoir accès au social.

Question 3

Si le travail ne disparaît pas, dans quelles directions va-t-il évoluer ? Va-t-on assister à la fin du salariat ?

Éléments de réponse, ouverture au débat

Il est cer­tain que la con­cep­tion et l’or­gan­i­sa­tion du tra­vail salarié dans l’en­tre­prise vont con­naître des muta­tions pro­fondes qui sont déjà vis­i­bles. Deux points méri­tent d’être évo­qués : pour ceux qui con­tin­u­ent à exercer leur activ­ité sous la forme du salari­at, un boule­verse­ment dans les formes et dans les rythmes ; d’autre part, le développe­ment, à côté du salari­at tra­di­tion­nel, d’autres modal­ités de tra­vail plus autonomes.

Le boule­verse­ment des rythmes, du point de vue de l’en­tre­prise, s’ap­pelle flex­i­bil­ité interne, sou­p­lesse, annu­al­i­sa­tion. Elle est dev­enue une préoc­cu­pa­tion générale. Les con­traintes de la com­péti­tiv­ité ont d’abord con­duit à gér­er les stocks de manière flex­i­ble. On fonc­tionne en “flux ten­dus”, entre autres pour éviter la charge finan­cière que représente un stock qui dort et égale­ment pour per­son­nalis­er les pro­duits et les adapter à la demande. Par voie de con­séquence, le tra­vail a ten­dance lui aus­si à s’or­gan­is­er en flux ten­dus. On s’ef­force d’adapter le salarié aux rythmes de l’en­tre­prise déter­minés par son marché.

D’où le développe­ment de nou­velles modal­ités : soit des con­trats saison­niers à durée déter­minée, soit des formes de tra­vail inter­mit­tent, soit prin­ci­pale­ment la mise en place de l’an­nu­al­i­sa­tion (cette tech­nique con­siste à compt­abilis­er le temps de tra­vail sur l’an­née et à mod­uler la durée du tra­vail en fonc­tion des cir­con­stances et des saisons). Les exem­ples sont nom­breux dans tous les secteurs. On ne tra­vaille plus tous ensem­ble mais à des rythmes dif­férents, suiv­ant le ser­vice, le secteur de fab­ri­ca­tion, le méti­er. D’autre part, pour mieux utilis­er les équipements, les entre­pris­es dévelop­pent le tra­vail en équipes.

L’en­tre­prise tra­vaille en con­tinu, les hommes tra­vail­lent à tour de rôle. Enfin, elles ont ten­dance à encour­ager le temps par­tiel pour gér­er des sur­ef­fec­tifs fréquents ou raje­u­nir la pyra­mide des âges. La plu­part des grandes entre­pris­es ont déjà mis au point une bat­terie de for­mules de “temps choisi” et des con­sul­tants se sont spé­cial­isés dans la recherche d’une adap­ta­tion entre la demande des entre­pris­es et les désirs des salariés. En résumé, tout bouge : le vol­ume du tra­vail, ses rythmes, les horaires.

Du point de vue du salarié, le développe­ment de la flex­i­bil­ité peut se traduire par un développe­ment de la pré­car­ité, le salarié à temps plein n’est plus tout à fait sûr de son plein temps ; le tra­vailleur inter­mit­tent se sent en insécu­rité ; il s’in­stalle dans la pré­car­ité, il se sent “bal­lot­té”, nav­iguant dans l’in­cer­ti­tude, d’un emploi à un autre : c’est la “galère”. Pour que cette évo­lu­tion devi­enne pos­i­tive pour le salarié, il faut impéra­tive­ment explor­er des voies nou­velles. D’une part, la for­mule du type Groupe­ment d’Em­ployeurs, qui devrait être repen­sée et dévelop­pée. Elle pour­rait per­me­t­tre d’ap­porter au salarié la sécu­rité, de le faire béné­fici­er d’un con­trat à durée indéter­minée, même si son mode d’ac­tiv­ité est inter­mit­tent, partagé entre plusieurs entreprises.

D’autre part, celle du “con­trat d’ac­tiv­ité” décrit dans le rap­port Bois­son­nat qui con­sis­terait à garan­tir un statut sta­ble, tout en per­me­t­tant de faire altern­er des phas­es de tra­vail dans une entre­prise, d’ac­tiv­ité dans une asso­ci­a­tion, et de for­ma­tion. Bien enten­du, cette nou­velle manière de tra­vailler peut devenir pos­i­tive lorsqu’elle ren­con­tre le désir des salariés de tra­vailler moins et à leur rythme, lorsqu’elle est choisie, lorsqu’elle devient une manière d’au­to­gér­er son temps de tra­vail sur sa vie, et odieuse quand elle est imposée.

Le statut des cadres lui-même va évoluer. Nous allons vers des struc­tures où il y aura moins de cadres, plus de coopéra­tion, plus de trans­ver­sal­ité. L’é­cart va se creuser entre les fonc­tions qui deman­dent plus de respon­s­abil­ité, une com­pé­tence à glob­alis­er, à syn­thé­tis­er, à effectuer des liaisons au sein de nou­veaux col­lec­tifs intel­li­gents. Et celles où le cadre, pour ne pas être exploité par les temps exces­sifs et irréguliers, demande à être payé au temps passé. (Un récent sondage, chez Thom­son, a mon­tré que 53 % des cadres souhaitaient revenir à la poin­teuse…) À l’in­verse, pour ceux dont le niveau s’élève, on passe de la notion de méti­er à celle de com­pé­tence, c’est-à-dire d’un savoir spé­ci­fique à une apti­tude à con­cep­tu­alis­er. La notion de respon­s­abil­ité s’élève. Le salaire tend à s’as­soci­er à la réal­i­sa­tion d’objectifs.

À côté du tra­vail salarié, de nou­velles formes de rela­tion à l’en­tre­prise vont se dévelop­per. Les entre­pris­es ont ten­dance à exter­nalis­er tout ce qui n’est pas dans leur voca­tion prin­ci­pale, pour se con­cen­tr­er sur leur méti­er. Le tra­vail se par­cel­lise en de mul­ti­ples pro­jets, note Denis Ettighof­fer, (il se frac­tionne en de mul­ti­ples tâch­es partagées avec de plus en plus de gens, par­fois éloignés géo­graphique­ment). Les formes d’or­gan­i­sa­tion pyra­mi­dales, héritées de l’époque tay­lo­ri­enne sont rem­placées par des struc­tures poly­cel­lu­laires con­sti­tuées d’équipes qui tra­vail­lent par objec­tifs, en réseau.

C’est ce que l’on appelle les “équipes pro­jets” qui font penser à l’équipe de pro­duc­tion d’un film de long métrage : des cen­taines de per­son­nes de tous métiers, rassem­blées pour quelques mois sur un pro­jet. Quand le film est dif­fusé, il ne reste plus rien de l’équipe, tout le monde s’est dis­per­sé. De ce fait, les emplois à durée déter­minée se dévelop­pent au détri­ment des emplois sta­bles : en 1993, plus de 70 % des recrute­ments se sont effec­tués sur des con­trats à durée déter­minée. En fait, on passe de la notion de statut (le salarié, le cadre, dans un emploi à vie), à celle de fonc­tion (une tâche à effectuer, par déf­i­ni­tion à durée lim­itée). Faut-il encore par­ler d’en­tre­pris­es ou de réseaux pro­duc­tifs ? En effet, ce que l’on voit appa­raître, ce sont plutôt des ensem­bles, des sys­tèmes de pro­duc­tion, d’échanges, de troc, organ­isés en cen­tres de prof­it le long de la chaîne de la valeur ajoutée. L’en­tre­prise devient un hold­ing de sous-trai­tants, un fédéra­teur, un catal­y­seur, un élé­ment d’un réseau.

Trois notions pour­raient qual­i­fi­er le tra­vailleur du futur : une per­son­ne autonome, un poly­ac­t­if, un networker.

La notion d’au­tonomie se relie à la nou­velle organ­i­sa­tion de l’en­tre­prise. On est moins un salarié tra­vail­lant dans un bureau qu’un nomade effec­tu­ant une mis­sion. Le nou­veau tra­vailleur, surtout pour les cadres, aura ten­dance à se situer moins dans une logique de recherche d’emplois que dans une logique d’of­fre de ser­vice. En France, les tra­vailleurs indépen­dants sont majori­taires dans le secteur des ser­vices ; ils représen­tent 14 % de la pop­u­la­tion active et ce taux a ten­dance à croître. En Angleterre, les pro­fes­sions indépen­dantes sont passées de 1,7 mil­lion en 1973 à 3 mil­lions en 1990. De plus en plus, les entre­pris­es dévelop­pent l’es­saim­age, con­sis­tant à ori­en­ter les salariés vers des petites entre­pris­es sous-trai­tantes ou bien les inci­tent à devenir sous-trai­tants en créant leur entre­prise. Beau­coup voient cette ten­dance con­duire à “la fin du salari­at”. Le salari­at s’élar­git à des activ­ités qui se situent à la fron­tière de l’ex­er­ci­ce libéral, et en par­al­lèle le statut de tra­vailleur indépen­dant, tra­vail­lant sou­vent en “entre­prise uniper­son­nelle à respon­s­abil­ité lim­itée (EURL)” se développe.

La notion de poly­ac­tiv­ité est le corol­laire de cette nou­velle organ­i­sa­tion. Puisque l’en­tre­prise ne garan­tit plus le plein temps, le salarié partage sa com­pé­tence avec d’autres, sou­vent avec son accord et son appui. Le tra­vailleur déploie ses com­pé­tences sur plusieurs lieux. Pour la grande entre­prise, c’est un moyen de réduire sa masse salar­i­ale sans licenci­er : on délègue ou on prête du per­son­nel com­pé­tent. Pour la P.M.E., c’est une manière de se pro­cur­er un bon niveau de com­pé­tence sans devoir embauch­er à plein temps. Cit­roën à Rennes, depuis 1986, Renault, EDF, Thom­son, Rhône-Poulenc ont mis en place des pro­grammes de temps partagé pour dévelop­per l’emploi local. Aux USA, 7 mil­lions de per­son­nes (soit 6 % de la pop­u­la­tion active) mènent une dou­ble vie, voire un triple emploi. En matière de poly­ac­tiv­ité, il ne faut pas oubli­er l’in­térim qui est lim­ité en France par divers­es dis­po­si­tions régle­men­taires mais qui con­naît un renou­veau, à tous les niveaux de qualification.

Le terme de net­work­er, désigne les nou­veaux nomades élec­tron­iques qui pré­fig­urent peut-être le tra­vailleur du futur. Il n’est plus néces­saire d’être dans les mêmes locaux puisque l’on utilise le “bureau virtuel”. En 1992, 3 mil­lions de per­son­nes com­mu­ni­quaient à dis­tance avec leur entre­prise, ils sont 8 mil­lions cette année. Aux U.S.A., 11 mil­lions de per­son­nes échangent chaque jour 16 mil­lions de mes­sages élec­tron­iques avec ou entre les 2 000 pre­mières entre­pris­es. La visio­con­férence se développe à grands pas en même temps que son prix baisse : le coût horaire entre la Grande-Bre­tagne et les États-Unis est tombé de 1 000 à 100 livres (bien­tôt elle sera acces­si­ble par Inter­net au prix d’une com­mu­ni­ca­tion locale).

Question 4

Peut-on envisager de retrouver un jour le plein emploi ou la pleine activité ?

Eléments de réponse, ouverture au débat

Cha­cun com­mence à être con­va­in­cu du fait que le vol­ume du tra­vail dans le secteur pro­duc­tif va décroître en même temps que les richess­es aug­mentent. Même si la crois­sance se main­tient, même si la ten­dance sécu­laire à la réduc­tion du temps de tra­vail se pro­longe, il appa­raît de plus en plus évi­dent qu’il faut élargir le champ offert aux éner­gies, c’est-à-dire qu’il faut créer de nou­velles formes d’ac­tiv­ités. On voit ain­si soutenir de plus en plus sou­vent l’idée suiv­ante : puisqu’il n’y a plus assez d’emplois dans le secteur pro­duc­tif, créons à côté un troisième secteur. On l’ap­pelle troisième par rap­port au secteur pub­lic et au secteur privé. C’est celui qui s’ex­erce dans le cadre d’en­tre­pris­es qui n’ont pas de but lucratif mais un but social : amélior­er la qual­ité de la vie, créer un espace de lien social, pro­pos­er des formes nou­velles d’ac­tiv­ités ou de nou­velles formes d’emploi.

Il faut dis­siper à ce sujet une ambiguïté. La ver­sion que nous jugeons néga­tive de cette posi­tion con­siste à dire : après tout, pourquoi nous bat­tre pour avoir un emploi (dans le secteur pro­duc­tif) puisqu’il n’y en a pas assez. Créons un nou­veau con­cept, dif­férent du tra­vail et de l’emploi : l’ac­tiv­ité. On oppose ain­si tra­vail et emploi d’une part (notions sup­posées réservées au secteur pro­duc­tif) à une notion vague et floue d’ac­tiv­ité. Bien enten­du, il faut créer un secteur d’ac­tiv­ités d’u­til­ité col­lec­tive et sociale. Mais ce secteur a pour voca­tion de pro­pos­er lui aus­si des emplois, liés à un tra­vail. De vrais emplois, liés à un vrai statut, un vrai salaire, dans de vraies entre­pris­es. Il n’y a pas l’emploi et le tra­vail val­orisé d’une part et un sous-emploi, un sous-tra­vail, un sous-statut d’autre part. Il y a lieu tout sim­ple­ment d’af­firmer à haute voix le droit à l’emploi pour tous, c’est-à-dire le droit pour cha­cun de tra­vailler soit dans le secteur pro­duc­tif soit dans le troisième secteur. Il ne s’ag­it pas d’a­ban­don­ner les activ­ités pro­duc­tives à une caté­gorie de citoyens et de réserv­er à d’autres un secteur par­ti­c­uli­er qui deviendrait vite un ghet­to déval­orisé et ségré­gatif, mais de faciliter des alter­nances entre les deux pour chaque per­son­ne, sous des formes variées.

Nos descen­dants trou­veront sans doute étrange notre société qui ne garan­tis­sait pas l’emploi, comme nous trou­vons étrange celle de nos par­ents qui ne garan­tis­sait pas la san­té ou celle de nos grands-par­ents qui ne garan­tis­sait pas l’é­d­u­ca­tion. Le ” droit à l’emploi pour tous ceux qui le souhait­ent ” sera prob­a­ble­ment inscrit au pro­gramme de tous les par­tis poli­tiques et trou­vera peu à peu sa con­créti­sa­tion. Si l’on fait un peu de prospec­tive crédi­ble, on peut con­sid­ér­er que nous tra­vaillerons bien­tôt tous ” à mi-temps sur la vie “, suiv­ant des rythmes nou­veaux. Par exem­ple, entre 20 ans et 25 ans, une phase d’é­tudes à mi-temps et de tra­vail à mi-temps et pour quit­ter la vie pro­fes­sion­nelle, une phase égale­ment conçue sur le rythme du mi-temps ; la pleine activ­ité sera cer­taine­ment établie autour de la référence aux 32 heures, avec des temps de récupéra­tion dis­séminés sur l’an­née ; tous les dix ans, nous aurons pris l’habi­tude de nous évad­er un an, soit pour la for­ma­tion, soit pour la famille, soit pour faire du bénévolat, soit pour écrire des poèmes.

Notre temps s’or­gan­is­era autour du slo­gan : “vivre à trois temps”. Vivre à trois temps, c’est pou­voir par­ticiper libre­ment, à son rythme et à sa con­ve­nance, à trois univers com­plé­men­taires. D’une part à la sphère pro­duc­tive de l’é­conomie marchande, celle qui pro­duit la richesse moné­taire, engen­dre l’in­no­va­tion tech­nologique, struc­ture les modes de vie (nous y par­ticiper­ons tous mais moins longtemps). D’autre part, nous aurons la pos­si­bil­ité de par­ticiper à la sphère de la pro­duc­tion sociale, celle des activ­ités d’u­til­ité col­lec­tive, dans une asso­ci­a­tion. Nous aurons donc deux emplois dans deux entre­pris­es dif­férentes, soit en même temps, soit à des rythmes décalés. Enfin s’ou­vri­ra un temps de plus en plus large pour la troisième sphère, celle du temps indi­vidu­el, qui pour­ra être con­sacrée à de mul­ti­ples activ­ités, depuis l’au­to­pro­duc­tion ayant une valeur économique jusqu’aux activ­ités créa­tives, ludiques, sportives, cul­turelles, poli­tiques, etc.

Références bib­li­ographiques

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  • Bois­son­nat Jean, Le Tra­vail dans vingt ans, Odile Jacob, 1995.
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  • Dent Har­ry, Job Choc, Édi­tions First, 1994.
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  • Jacob Annie, Le tra­vail, reflet des cul­tures, PUF, 1994.
  • Méda Dominique, Le Tra­vail, une valeur en voie de dis­pari­tion, Aubier, 1995.
  • Rifkin Jere­my, La fin du Tra­vail, La Décou­verte, 1996.
  • Rigau­di­at Jacques, Réduire le temps de tra­vail, Syros, 1993.
  • Robin Jacques, Quand le tra­vail quitte la société indus­trielle, Trans­ver­sales.
  • Rous­tang Guy, Lav­ille Jean-Louis, Eme Bernard, Mothé Daniel, Per­ret Bernard, Vers un nou­veau con­trat social, Desclée de Brouw­er, 1996.
  • Supi­ot Alain, Cri­tique du droit du tra­vail, PUF, 1994.
  • Le Tra­vail au XXIe siè­cle, ouvrage col­lec­tif, Dun­od, 1995.

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