Préserver la paix et renforcer la sécurité

Dossier : L'EuropeMagazine N°692 Février 2014
Par Daniel ARGENSON (78)

À défaut de fix­er une ambi­tion poli­tique con­cer­nant l’Europe de la défense, le Con­seil européen de décem­bre 2013 a fixé une feuille de route visant à pren­dre des mesures appro­priées à la défense de l’Europe, sur le plan opéra­tionnel, dans le domaine du développe­ment des capac­ités mil­i­taires, et sur l’industrie de défense.

Maintenir les compétences

Con­for­mé­ment au traité, l’Union européenne doit en effet pou­voir dis­pos­er des moyens néces­saires afin « de préserv­er la paix, de prévenir les con­flits et de ren­forcer la sécu­rité inter­na­tionale » face aux crises et muta­tions inter­na­tionales. Sa capac­ité et celle des États mem­bres à agir en autonomie exi­gent le main­tien et le développe­ment de com­pé­tences industrielles.

La sit­u­a­tion finan­cière impose un recours accru à la coopéra­tion, et les organ­ismes inter­na­tionaux mon­tent en puis­sance pour offrir le cadre néces­saire. Les marchés à l’exportation con­stituent enfin un enjeu majeur pour l’industrie d’armement, qui pour­suit sa muta­tion et sa con­sol­i­da­tion pour se regrouper en pôles d’excellence cohérents et compétitifs.

REPÈRES
La Poli­tique étrangère et de sécu­rité com­mune (PESC), née avec le traité de Maas­tricht (1993), est l’héritière de la Coopéra­tion poli­tique européenne (CPE), instau­rée par les États mem­bres de la Com­mu­nauté économique européenne dans les années 1970.
Les traités d’Amsterdam (1999) et de Nice (2003) ont ren­for­cé la PESC et l’ont com­plétée par le développe­ment d’une Poli­tique européenne de sécu­rité et de défense (PESD).
Le traité de Lis­bonne (2009) dote enfin l’Union européenne des organes de fonc­tion­nement néces­saires pour con­duire son action.

Prescripteurs et clients

La Base indus­trielle et tech­nologique de défense (BITD) répond avant tout à un impératif de sou­veraineté, ce qui en fait un secteur spé­ci­fique. Les pre­scrip­teurs et les clients des biens de défense sont exclu­sive­ment les États.

L’exportation représente un enjeu majeur pour l’industrie d’armement.

L’exportation représente un enjeu majeur pour l’industrie d’armement

Ces équipements néces­si­tent des efforts soutenus et lourds en matière de recherche et développe­ment, pour des séries mod­estes, et doivent être entretenus pen­dant plusieurs décen­nies, mal­gré les prob­lèmes d’obsolescence.

L’effort financier à con­sen­tir, hors de portée des seuls indus­triels, échappe donc aux notions habituelles de rentabil­ité et dépend très large­ment de l’investissement public.

Les États sont égale­ment régu­la­teurs des marchés, dont ils fix­ent les règles (achats, con­trôle des expor­ta­tions, con­trôle des activ­ités stratégiques des entre­pris­es, etc.). L’accès des États clients à ces équipements dépend acces­soire­ment du bon vouloir des États pro­duc­teurs. Les États peu­vent enfin être actionnaires.

Des politiques nationales à une politique européenne

L’implication des États est très vari­able selon leurs ambitions.

Les États-Unis ont une autonomie totale, reposant sur une indus­trie nationale cou­vrant avec cer­taines redon­dances tout le spec­tre des besoins, et un marché domes­tique protégé.

La France a fondé sa poli­tique d’indépendance sur une indus­trie lui garan­tis­sant l’accès aux capac­ités et aux tech­nolo­gies les plus stratégiques.

L’apanage des riches
Avec un chiffre d’affaires mon­di­al de l’ordre de 320 mil­liards d’euros, le poids de l’industrie de défense est con­sid­érable, par la diver­sité du tis­su indus­triel con­cerné, par les emplois créés et par l’innovation tech­nologique générée.
Les prin­ci­paux pro­duc­teurs d’armement restent l’apanage des pays rich­es : 44 sociétés du Top 100 sont améri­caines et réalisent 60% du chiffre d’affaires ; les 29 entre­pris­es européennes y fig­u­rant représen­tent 30% du chiffre d’affaires et sont basées dans neuf pays.

Le Roy­aume-Uni partage le même niveau d’ambition, en s’appuyant sur un parte­nar­i­at priv­ilégié avec les États-Unis.

L’Allemagne conçoit sa défense de façon totale­ment inté­grée au sein de l’OTAN, et n’a pas de volon­té d’indépendance ; l’industrie d’armement y est surtout con­sid­érée comme un secteur économique de hautes technologies.

L’Italie et l’Espagne n’ont pas non plus de poli­tique de sou­veraineté exac­er­bée ; elles pra­tiquent un équili­bre entre les deux côtés de l’Atlantique, en veil­lant à préserv­er leurs act­ifs indus­triels de défense.

La plu­part, enfin, n’ont aucune pré­ten­tion, voire pas ou peu d’industrie de défense. L’ouverture européenne devrait s’imposer comme une évi­dence face à la crise, mais cette diver­sité d’approches des pays européens ne per­met pas de trou­ver un accord sur une ambi­tion stratégique partagée.

Pire, la pres­sion budgé­taire, dou­blée de l’euroscepticisme des opin­ions publiques, entraîne un risque de repli nation­al s’exprimant par des exi­gences de juste retour.

Un secteur en pleine mutation

Le nou­veau con­texte géos­tratégique a ouvert de nou­veaux marchés aux entre­pris­es d’armement et boulever­sé les hiérar­chies établies. Les grands groupes se con­cen­trent sur les activ­ités d’intégration de sys­tèmes de plus en plus com­plex­es, et les tech­nolo­gies se retrou­vent dans l’escarcelle des équipemen­tiers et des petites et moyennes entreprises.

Défense et sécu­rité offrent à l’industrie un spec­tre nou­veau d’activité

Le recours aux tech­nolo­gies duales et aux com­posants sur étagères est priv­ilégié pour con­tenir le coût glob­al de pos­ses­sion et mutu­alis­er les coûts de R&D. La tech­nolo­gie reste cepen­dant au coeur du développe­ment des sys­tèmes d’armes, dont elle garan­tit la supéri­or­ité face à toute men­ace poten­tielle. C’est donc un vecteur essen­tiel d’autonomie, qu’il serait dan­gereux de sous-traiter en dehors de l’Europe.

Soutenir l’innovation tech­nolo­gie impose que les PME (petites et moyennes entre­pris­es) et ETI (entre­pris­es de taille inter­mé­di­aire), qui en sont le creuset, soient d’une part nour­ries par des bud­gets de R&D appro­priés, et d’autre part pro­tégées d’éventuels pillages.

Une situation contrastée

L’industrie de défense européenne représente 670 000 emplois directs, un chiffre d’affaires de 100 mil­liards d’euros et cou­vre tous les secteurs. Si sa con­sol­i­da­tion est déjà avancée dans les domaines de l’aéronautique, de l’espace et de l’électronique, elle reste frag­men­tée dans les domaines naval et terrestre.

Cette sit­u­a­tion con­trastée ne con­fère pas à l’industrie de l’armement européenne, à quelques excep­tions près, une taille équiv­a­lente à celle des grands groupes améri­cains. Elle ne lui per­met pas de prof­iter pleine­ment des syn­er­gies et con­duit les indus­triels à se livr­er une vive con­cur­rence à l’export.

Le marché de l’armement ne connaît pas la crise

Dans un monde qui reste « crisogène » et mal­gré une économie mon­di­ale mori­bonde, les besoins de sécu­rité sont en crois­sance pour attein­dre 1 400 mil­liards d’euros en 2012. L’industrie de défense améri­caine peut encore compter sur un bud­get d’investissement du Pen­tagone, de 160 mil­liards d’euros, alors que celui de l’ensemble des pays européens stagne autour de 40 mil­liards d’euros et que celui du reste du monde est d’environ 60 mil­liards d’euros.

Favoris­er l’émergence d’une offre européenne unique à l’exportation

Dans un con­texte d’austérité en Occi­dent, les États-Unis restent le plus impor­tant marché mil­i­taire de la planète, mais il est pour l’essentiel fer­mé et con­traig­nant ; les moteurs de la crois­sance se dépla­cent donc vers l’Asie, le Moyen-Ori­ent et l’Amérique du Sud. Les marchés inter­na­tionaux devi­en­nent donc un enjeu cru­cial très dis­puté mais large­ment dom­iné par les États-Unis, qui assou­plis­sent les con­traintes d’exportation pesant sur les firmes mil­i­taires améri­caines, alors que les indus­triels européens se livrent entre eux à une com­péti­tion féroce.

Dans ce con­texte, le développe­ment de pro­grammes en coopéra­tion favorise l’émergence d’une offre européenne unique à l’exportation.

Commandes publiques et partenariats

Les com­man­des publiques restent le meilleur vecteur de con­sol­i­da­tion de l’industrie de défense. Encore faut-il que les États européens aient la volon­té et les moyens de lancer des pro­grammes struc­turants en coopéra­tion. Même s’ils n’ont pas atten­du la crise pour réalis­er de beaux suc­cès en coopéra­tion, ils sont de plus en plus con­traints de coor­don­ner, voire de mutu­alis­er leurs besoins et les capac­ités de leurs indus­triels, au prix d’abandons de sou­veraineté et d’une inter­dépen­dance accrue.

Une har­mon­i­sa­tion
L’Organisation con­jointe de coopéra­tion en matière d’armement (OCCAR), créée en jan­vi­er 2001, rassem­ble aujourd’hui la France, l’Allemagne, le Roy­aume-Uni, l’Italie, l’Espagne et la Bel­gique. Sa voca­tion est de gér­er sur tout leur cycle de vie les pro­grammes d’armement en coopéra­tion qui lui sont con­fiés par les États.
La France, le Roy­aume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la Suède ont enfin con­sti­tué en 2000 un club des États européens pro­duc­teurs, dit LoI (Let­ter of Intend), en vue de faciliter les restruc­tura­tions de l’industrie européenne de défense par une har­mon­i­sa­tion accrue de leurs pri­or­ités et réglementations.

De leur côté, les indus­triels ont depuis longtemps mul­ti­plié les coopéra­tions et les parte­nar­i­ats sous toutes leurs formes (joint-ven­tures, groupe­ments d’intérêts économiques, par­tic­i­pa­tions croisées aux cap­i­taux des entre­pris­es, etc.) pour adapter leurs cat­a­logues et organ­i­sa­tions aux muta­tions du marché.

Faute de poli­tiques coor­don­nées, ces actions sont restées essen­tielle­ment oppor­tunistes, sans réelle­ment faire émerg­er une cohérence indus­trielle européenne.

Con­statant l’incapacité des États à organ­is­er le marché européen par la demande, la Com­mis­sion européenne pour­suit avec con­stance l’objectif de façon­ner un tis­su indus­triel har­monieux fondé sur des pôles d’excellence cohérents et com­péti­tifs, par la régle­men­ta­tion et les instru­ments com­mu­nau­taires. Deux direc­tives con­cer­nant la pas­sa­tion des marchés publics et les trans­ferts intra­com­mu­nau­taires des pro­duits sen­si­bles ont ain­si été adop­tées en 2009.

La Com­mis­sion a en out­re élaboré des poli­tiques indus­trielles et des pro­grammes de recherche et d’innovation spé­ci­fiques, et mis en place des instru­ments dans les domaines de la sécu­rité et de l’espace.

La com­mu­ni­ca­tion de juil­let 2013, inti­t­ulée Vers un secteur de la défense et de la sécu­rité plus com­péti­tif et plus effi­cace, pro­pose de con­solid­er ces acquis et out­ils et de les éten­dre au secteur de la défense pour tir­er par­ti des syn­er­gies entre défense et sécu­rité, ain­si qu’entre les sphères civile et militaire.

La démarche n’est pour autant pas aisé­ment trans­pos­able au secteur spé­ci­fique de la défense. Par ailleurs, il reste par­mi les États une aver­sion mar­quée à tout élar­gisse­ment des com­pé­tences de la Com­mis­sion dans un domaine tra­di­tion­nelle­ment intergouvernemental.

Les industries de défense en Europe

Le cadre institutionnel

La réal­ité des pro­grammes d’armement con­duit à se lim­iter à des coopéra­tions restreintes à quelques parte­naires. Le traité de Lis­bonne ouvre aux États mem­bres qui le souhait­ent la pos­si­bil­ité d’établir une coopéra­tion struc­turée per­ma­nente dans le domaine de la défense, et ain­si de ren­forcer les capac­ités et les moyens mil­i­taires à dis­po­si­tion de l’Union européenne.

L’Agence européenne de défense a donc été créée en 2004 pour « soutenir les États mem­bres et le Con­seil dans leurs efforts pour amélior­er les capac­ités de défense européennes dans le domaine de la ges­tion de crise et pour soutenir la sécu­rité européenne et la poli­tique de défense ». Son rôle est d’inciter les États à coor­don­ner leurs poli­tiques d’acquisition et à ren­forcer la syn­ergie de leurs pro­jets capacitaires.

A400M en volL’A400M, un miraculé ?
Sa nais­sance a été dif­fi­cile et lui a valu de cumuler tous les écueils pos­si­bles pen­dant ses dix années de ges­ta­tion : besoin opéra­tionnel ambitieux et dif­fi­cile à sta­bilis­er à sept, mul­ti­pli­ca­tions des rup­tures tech­nologiques motivées par cette rare oppor­tu­nité d’un pro­gramme européen d’avion de trans­port stratégique, etc. Tout cela a con­duit à dévelop­per pour 26 mil­liards d’euros un bijou tech­nologique en pas­sant tout près de l’annulation du pro­gramme en 2009. Et pour­tant, il vole ! Dix ans après son lance­ment par la France, l’Allemagne, le Roy­aume-Uni, l’Espagne, la Bel­gique, le Lux­em­bourg et la Turquie, l’Atlas est entré en ser­vice en sep­tem­bre 2013 dans l’armée de l’air française ; il a été com­mandé à 174 exem­plaires par huit clients.

Rompre avec les habitudes

Dans ce dernier bas­tion des sou­verainetés nationales qu’est la défense, la néces­saire élab­o­ra­tion d’une stratégie européenne ne peut se faire qu’au prix d’une rup­ture avec les habi­tudes, à l’instar de la mon­naie unique il y a quelques années.

Établir à l’échelle européenne les con­di­tions d’un parte­nar­i­at durable

À défaut, les États lais­sent la seule logique économique pren­dre le pas sur leurs intérêts supérieurs, au risque de voir leurs capac­ités clés durable­ment affec­tées. Il con­vient donc de s’assurer que la décrue budgé­taire ne se dou­ble pas d’un déficit sécuritaire.

Les indus­triels ont bien com­pris que la sit­u­a­tion ne per­met plus aux États de main­tenir à tout prix l’ensemble des com­pé­tences. Ils atten­dent en revanche une vis­i­bil­ité à moyen terme sur les capac­ités que les États, col­lec­tive­ment et indi­vidu­elle­ment, souhait­ent main­tenir, à charge pour eux de s’organiser pour apporter les réponses.

Sans som­br­er dans l’utopie d’un Livre blanc européen sur la défense, ou d’une armée européenne inté­grée, il faut donc que les États, qui sont bien plus que de sim­ples clients, et les indus­triels, qui sont bien plus que de sim­ples four­nisseurs, étab­lis­sent à l’échelle européenne les con­di­tions d’un parte­nar­i­at durable créant cette vis­i­bil­ité mutuelle, et que celui-ci fasse l’objet d’un min­i­mum d’engagements réciproques.

La coopéra­tion, mal nécessaire
La plu­part des vingt-qua­tre grands pro­grammes dans lesquels la France est engagée ont été lancés il y a dix ou vingt ans, alors que la pres­sion finan­cière était moin­dre, et ren­trent aujourd’hui en ser­vice dans un con­texte d’austérité. La coopéra­tion est très active avec des parte­naires iden­ti­fiés (Roy­aume-Uni, Ital­ie, Alle­magne prin­ci­pale­ment) et dans cer­tains domaines : aéro­nau­tique (mis­siles Scalp, Aster, Météor, ANL ; héli­cop­tères Tigre et NH90 ; avion de trans­port A400M); spa­tial (satel­lites d’observation Hélios et Musis) ; naval (fré­gates mul­ti­mis­sions et Hori­zon, chas­seurs de mines) ; ter­restre (radar de con­tre­bat­terie Cobra, MLRS). En revanche, elle a échoué pour les avions de com­bat, les drones et les véhicules ter­restres. Elle n’est pas d’actualité dans celui de la dis­sua­sion nucléaire. Les con­di­tions du suc­cès sont un choix de parte­naires restreint, prag­ma­tique et oppor­tuniste ; la con­ver­gence d’une volon­té poli­tique forte se traduisant par l’affectation des moyens néces­saires ; une har­mon­i­sa­tion opéra­tionnelle réelle ; une inté­gra­tion indus­trielle poussée.

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