Pour un océan riche et fertile : l’exigence d’une transition bleue

Le numéro 791 de La Jaune et la Rouge a en janvier 2024 consacré son dossier à la sauvegarde de l’océan. Dans sa postérité et dans la perspective de la Conférence des Nations unies sur l’océan prévue du 9 au 13 juin à Nice, voici un rappel des menaces qui pèsent sur notre océan, des initiatives qui se développent, des défis à relever et de la nécessité de changer de mode de gestion de cette ressource naturelle majeure au niveau mondial.
L’économie a ceci de spécifique qu’il suffit parfois de lui attribuer une couleur pour que l’on comprenne immédiatement de quoi il est question. Dès lors, parler d’économie bleue et l’océan est là, sous nos yeux. Ces deux mots associés sous-tendent qui plus est une autre idée essentielle : celle de durabilité. Telle est d’ailleurs la définition de la Banque mondiale : « L’économie bleue est l’utilisation durable des ressources océaniques pour la croissance économique, l’amélioration de subsistance et la création d’emplois, tout en préservant la santé des océans et des écosystèmes qui les constituent. »
L’économie bleue a fait ses premiers pas sur la scène internationale dans les années 90, avant d’être pour la première fois popularisée en 2012 à la Conférence des Nations unies sur le développement durable, dite Rio+20, quand au même moment émergeaient les désastres écologiques, dont l’océan n’est évidemment pas épargné. Le changement climatique, la pollution, la destruction des habitats, la surexploitation des ressources sont chaque jour un peu plus annonciateurs de catastrophes.

Vers une transformation de l’économie bleue
La mer est un marché en croissance constante. D’après l’OCDE, la contribution annuelle de l’océan au PIB mondial était de 1 800 milliards de dollars en 2021 et devrait dépasser les 3 000 milliards en 2030. Au premier regard, les chiffres impressionnent. Pourtant, ils cachent un paradoxe frappant : l’océan couvre 70 % de la surface de notre planète mais ne représente que 5 % de l’économie mondiale, révélant ainsi un potentiel encore largement sous-exploité.
Les perspectives sont vastes, porteuses de possibilités mais aussi de risques. Sommes-nous à l’aube d’une exploitation dérégulée, où la nature paiera le prix de notre avidité, ou saurons-nous construire un modèle plus équilibré et respectueux ? S’il n’est pas envisageable, ni souhaitable, de faire de l’océan un vaste sanctuaire interdit à l’homme, il ne peut pas non plus être abandonné à une exploitation anarchique dictée par la seule logique du profit. Parmi ces deux scénarios, la vérité se trouve au milieu : le développement d’une économie bleue forte et durable, qui doit être au cœur de notre feuille de route pour l’océan.
Économie maritime et économie bleue : quelles différences ?
Il existe un fossé important entre l’économie maritime, qui englobe l’ensemble des activités économiques directement liées aux océans, mers et zones côtières, et l’économie bleue, qui privilégie une gestion et une exploitation durables des ressources marines afin de limiter les impacts environnementaux et de maximiser les bénéfices sociaux et économiques.
Les cas de l’Europe et de la Méditerranée
Les données publiées par Eurostat montrent que l’économie bleue européenne se porte plutôt bien. En 2021, elle employait 3,6 millions de personnes (soit une hausse de 17 % par rapport à 2020), son chiffre d’affaires était de près de 624 millions d’euros (+21 %) et elle représentait 171 milliards d’euros de valeur ajoutée brute (+35 %). Les secteurs pris individuellement ont également amélioré leurs performances.
C’est particulièrement vrai pour l’éolien en mer qui a connu une croissance de +326 %. La flotte de pêche européenne montre également des progrès sur le plan de la transition énergétique, avec une diminution de 8 % des émissions de CO₂ entre 2009 et 2021 pour un kilo de poisson pêché. Du côté de la Méditerranée, l’économie bleue est également en croissance. Selon les données de l’Union européenne, elle a généré 67 milliards d’euros de valeur ajoutée brute et plus de 2 millions d’emplois en 2019.
“Mieux répartir les forces entre les différents usages de la mer.”
Toutefois, cette dynamique repose largement sur le tourisme côtier, qui représente à lui seul 61 % de la valeur ajoutée brute du secteur, tandis que la pêche et l’aquaculture ne contribuent qu’à hauteur de 7,5 %. Ce qui soulève une question stratégique : l’économie bleue méditerranéenne ne devrait-elle pas être davantage diversifiée ? La crise de la Covid-19 a révélé la fragilité d’un modèle trop dépendant du tourisme : lorsque celui-ci s’effondre, c’est donc près de 60 % de l’économie bleue qui vacille. Cette vulnérabilité appelle à un rééquilibrage des activités maritimes vertueuses, en renforçant d’autres secteurs comme la pêche artisanale, l’aquaculture durable ou encore les énergies marines renouvelables. Construire une économie bleue plus résiliente implique donc de ne pas mettre tous les œufs dans le même panier et de mieux répartir les forces entre les différents usages de la mer.

Pêche : une course vers l’épuisement
Selon la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), la durabilité des ressources halieutiques mondiales continue de se détériorer. Elle est passée de 90 % en 1974 à 62,3 % en 2021. À cela s’ajoute la pêche dite INN – illicite, non déclarée, non réglementée – qui représente jusqu’à 26 millions de tonnes de poissons capturés chaque année. Or on sait que des pêcheries bien gouvernées et bien gérées, qui luttent contre la pêche illégale, qui appliquent des quotas durables et des périodes de repos biologique par exemple, assurent la reconstitution des stocks, la sécurité alimentaire et la résilience des écosystèmes. Un mécanisme qui garantit ainsi une biomasse plus abondante et une pêche plus rentable à long terme, alors que l’inaction mènera inévitablement à l’épuisement des ressources.
La question de la durabilité
La question de la durabilité concerne de la même manière le transport maritime, les énergies renouvelables, la séquestration du carbone, le tourisme, les ressources génétiques, l’aquaculture… La liste est longue. « Les actifs clés de l’océan ont été estimés à 24 000 milliards de dollars, mais ce chiffre est de plus en plus menacé en raison de la dégradation de l’environnement et du sous-investissement », rapporte le Global Ocean Accounts Partnership. « Les recherches indiquent que le maintien des pratiques actuelles pourrait mettre en péril 8 400 milliards de dollars de valeur pour les investisseurs au cours des quinze prochaines années.
À l’inverse, la transition vers des pratiques durables, qui intègrent l’impact environnemental et social des décisions économiques, pourrait potentiellement réduire ce risque de plus de 5 000 milliards de dollars », souligne encore l’organisation. Si les politiques publiques accaparées par la gestion des crises socio-économiques de ces dernières années ne se trouvent pas aux avant-postes d’une économie océanique durable, les entreprises et les investisseurs, les propriétaires d’actifs et les institutions financières « commencent à comprendre l’importance d’investir dans ce domaine, l’intégration de l’impact social et environnemental devenant un élément central de la prise de décision en matière d’investissement », explique Friends of Ocean Action.

Une amélioration des systèmes de mesure de la performance
De nouveaux cadres réglementaires et standards, auxquels les entreprises souscrivent volontairement, ont récemment vu le jour. La Taskforce on Nature-related Financial Disclosure (TNFD) et le Science Based Targets for Nature (SBTN) en témoignent. La TNFD, qui aide les entreprises à évaluer et à gérer les risques liés à la nature, inclut spécifiquement l’océan en analysant les dépendances et impacts sur les écosystèmes marins, orientant ainsi les investissements vers des pratiques durables.
Le SBTN quant à lui permet aux entreprises de fixer des objectifs d’impact réduit sur l’environnement fondés sur la science. Il va, en 2025, proposer des cibles spécifiques pour l’océan, telles que la réduction de la surpêche, la protection des récifs coralliens et des herbiers marins, ainsi que la limitation des impacts de la pêche sur des espèces telles que les tortues et les requins, pour garantir un océan sain et résilient. Il suffit enfin de parcourir les travées des COP (conférences des Parties) consacrées au climat ou à la biodiversité pour mesurer l’intérêt du secteur privé pour la recherche de solutions durables.
Le développement de crédits ou certificats biodiversité
Ces engagements accompagnent le développement d’outils financiers innovants. Il en va ainsi des crédits et certificats liés à la biodiversité. Semblables aux crédits carbone dans leur conception, ces mécanismes doivent permettre de préserver ou restaurer la biodiversité. Ils interviennent dans le cadre des accords Kunming-Montréal adoptés lors de la COP15, qui ont fixé pour objectif de mobiliser 200 milliards de dollars par an d’ici 2030 pour la biodiversité. Ils nécessitent toutefois un cadre réglementaire strict permettant de garantir leur intégrité. Des initiatives ont émergé pour tenter de proposer ce cadre et d’encourager la régulation par les États.
L’International Advisory Panel on Biodiversity Credits, démarche franco-britannique, a ainsi publié une publication de référence lors de la COP16 à Cali. Il existe également une série d’instruments obligataires, comme les obligations bleues, qui sont émis par des gouvernements, des banques de développement ou encore des acteurs privés, afin de lever des fonds auprès d’investisseurs. Autres produits phares : les Dept-for-nature swaps. Ils permettent qu’une partie de la dette d’un État débiteur soit refinancée à un taux d’intérêt relatif inférieur, en échange d’instruments financiers dédiés à l’amélioration de l’environnement. Les Seychelles font notamment figure de précurseur en la matière, ayant souscrit à ces deux mécanismes.
Les stratégies publiques
Autre type d’engagement, autre format, les Sustainable Ocean Plans (SOP), promus par le High Level Panel for Sustainable Ocean Economy. Les SOP sont des stratégies nationales ou régionales conçues pour gérer de manière durable les ressources marines. Ces plans, qui se fondent sur la science, ambitionnent de concilier la protection de l’océan avec une exploitation économique responsable, en intégrant les objectifs de conservation, les besoins socio-économiques des communautés côtières et les secteurs économiques marins.
Plusieurs pays là encore se sont engagés dans cette voie. C’est le cas des Fidji dont la zone économique exclusive est sept fois plus grande que sa surface terrestre. Les îles Fidji visent une gestion durable de 100 % de sa surface océanique avec 30 % d’aires marines protégées. Un projet qui a nécessité de mettre autour de la table toutes les parties prenantes, d’obtenir leur approbation malgré les âpres discussions avec le secteur de la pêche et d’assurer les financements nécessaires.

Changer de paradigme
Tous ces mécanismes seront abordés à l’occasion du Blue Economy and Finance Forum (BEFF), qui se tiendra à Monaco les 7 et 8 juin 2025, à la veille de la Conférence des Nations unies sur l’océan prévue du 9 au 13 juin à Nice. Ce forum qui réunira des chefs d’entreprise de la finance et de l’industrie, des représentants des gouvernements, des institutions multilatérales, a en effet pour objectif d’organiser des échanges au sommet, de favoriser l’élaboration de partenariats concrets, et également d’activer des financements durables pour une économie bleue régénérative.
“Arrêtons de voir l’océan comme un compte en banque dans lequel il est permis de puiser sans limites !”
Un changement de paradigme est nécessaire, arrêtons de voir l’océan comme un compte en banque dans lequel il est permis de puiser sans limites ! l’océan doit être géré comme un patrimoine vivant qui se régénère et dont il faut protéger le capital pour garantir des intérêts durables.
Les défis persistants pour une transition optimale
Toutefois, il ne faut pas se leurrer : ces avancées ont beau être particulièrement encourageantes, le chemin à parcourir reste long et périlleux. La première raison tient à la rapidité avec laquelle la planète se dégrade. Le temps joue contre nous. Pour la première fois en 2024, la hausse des températures a dépassé 1,5 °C, mettant un peu plus en danger l’océan et rendant toujours plus compliquées les actions à mener. Chaque retard dans la mise en œuvre de politiques et de financements adaptés réduit les marges de manœuvre et accroît les coûts futurs de l’inaction. Les approches très cloisonnées par secteur freinent également les solutions globales. Le rapport Nexus de l’IPBES met parfaitement en évidence l’interdépendance qui existe entre la biodiversité, le climat, la gestion de l’eau, l’alimentation, la santé humaine. Une approche transversale est indispensable, une vision holistique s’impose mais on en est encore trop loin.
Un potentiel immense, mais un financement encore à contre-courant
Nous vivons une époque où les finances publiques sont sous tension, où chaque euro, chaque dollar doit être investi avec discernement. Pourtant, malgré des avancées certaines, le cadre financier général est encore inadapté pour une économie bleue. Dans de nombreux secteurs, l’argent public continue d’alimenter des modèles économiques qui vont à l’encontre des impératifs environnementaux et climatiques. Prenons l’exemple de la pêche. En 2018, Rashid Sumaila, économiste spécialisé dans les océans et les pêches, estimait que ces subventions s’élevaient à $35,4 milliards, dont $22,2 milliards étaient destinés à accroître la capacité, et donc la nocivité des navires.
Ces subventions, en finançant un effort de pêche principalement industriel aux méthodes ravageuses pour les écosystèmes marins, non seulement contribuent à les détruire mais également mettent en danger la pêche artisanale. Cet argent, souvent conditionné par la taille des bateaux et leur capacité de pêche, permet en effet aux grands navires-usines de réduire leurs coûts et d’augmenter leurs profits de manière artificielle. Malgré sa présence dans les négociations internationales, cette question n’a été suivie que de peu ou pas d’action concrète. En effet, les États estiment souvent que les subventions concernent leurs propres juridictions, lorsqu’en réalité elles ont un impact en dehors de leurs eaux territoriales et en haute mer.
Lutter contre la frilosité
Nous finançons donc, avec de l’argent public, l’appauvrissement de nos océans et la précarisation de ceux qui en dépendent. Un paradoxe insoutenable. Pourquoi ne pas réorienter ces fonds vers des mesures vertueuses, et ce à l’échelle mondiale ? Nous pourrions ainsi espérer un impact positif sur les stocks de poissons et l’environnement marin, ainsi que des retombées sociales tout aussi positives. Pour y parvenir, il faut du courage politique ! La réorientation de ces subventions exige de s’affranchir des pressions à court terme, d’affronter les résistances d’intérêts bien établis et d’oser transformer le cadre économique actuel. C’est un choix qui ne relève pas d’une utopie, mais d’une nécessité pragmatique.
Investir dans un avenir durable, plutôt que subventionner la destruction du vivant, est une évidence que nous ne pouvons plus ignorer. Une certaine frilosité apparaît également du côté des investisseurs, malgré la perspective de bénéfices à long terme. Le Global Ocean Accounts Partnership rappelle ainsi qu’investir dans l’économie bleue signifie que « d’ici 2030 12 millions d’emplois pourraient être créés et que d’ici 2050 les océans pourraient fournir six fois plus de biens durables et des niveaux d’énergies renouvelables multipliés par 40 ». Mais les incertitudes liées aux systèmes de régulation, à la complexité des écosystèmes, aux manques de garanties, découragent les acteurs financiers.

Une initiative vertueuse
Le grand livre de l’Économie bleue est ouvert. Beaucoup de pages restent à écrire. L’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), qui lui a ajouté le terme de « régénératrice », a formulé une motion qui s’appuie sur cinq piliers qu’elle souhaite faire adopter par ses quelque 1 400 membres à travers le monde – ce qui les engagerait à aligner leurs politiques nationales sur ces recommandations. Elle inclue également la nécessité de promouvoir des partenariats public-privé, d’investir dans la recherche scientifique, de renforcer les capacités locales et enfin d’intégrer les critères de durabilité dans les politiques publiques. L’océan est un allié puissant et indispensable pour la vie sur terre. Ne gâchons pas cette chance.
Pour en savoir plus :
- The EU Blue Economy Report, 2022
- 2019, https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0308597X19303677
- https://oceans-and-fisheries.ec.europa.eu/news/eu-blue-economy-report-2024-innovation-and-sustainability-drive-growth-2024–05-30_en
- https://www3.weforum.org/docs/WEF_FOA_The_Ocean_Finance_Handbook_April_2020.pdf
- https://wmo.int/fr/news/media-centre/lomm-confirme-que-2024-est-lannee-la-plus-chaude-jamais-enregistree-avec-une-temperature-superieure
- Protéger, restaurer et régénérer les écosystèmes marins et côtiers ; adopter un modèle économique inclusif, équitable et solidaire ; favoriser une gouvernance transparente et participative ; décarboner les activités maritimes et promouvoir l’économie circulaire ; soutenir les États insulaires et les peuples autochtones dans la gestion de leurs ressources