Pour qui roulent les polytechniciens ?

Dossier : ExpressionsMagazine N°585 Mai 2003Par Marc FLENDER (92)

Voici un titre accrocheur pour un arti­cle qui risque de jur­er avec la ligne édi­to­ri­ale de notre vénérable magazine.

Aus­si, je souhaite tout d’abord remerci­er la rédac­tion de La Jaune et la Rouge d’avoir créé cette rubrique “Libres pro­pos” et de me per­me­t­tre de m’y exprimer libre­ment. En effet, je ne suis pas un “expert”, je n’oc­cupe pas un poste impor­tant dans quelque grande insti­tu­tion française ou européenne, je ne fais par­tie d’au­cun corps de l’É­tat, je ne suis ni chercheur ni enseignant à l’É­cole, je n’ai pas fondé mon entre­prise et je ne suis pas un Busi­ness Angel, je ne tra­vaille pas dans une entre­prise de Con­seil et je ne détiens aucune vérité sur la sit­u­a­tion économique actuelle.

Bref, je suis un homme tout ce qu’il y a de plus nor­mal, poly­tech­ni­cien par hasard, citoyen en par­ti­c­uli­er, et qui se pose des ques­tions sur le monde que l’on vit, le monde que l’on nous promet et le monde que j’en­trevois en lisant tous les mois cette revue. Ces lignes sont donc un écho aux intéres­sants et enrichissants “Libres Pro­pos” de Jacques Bour­dil­lon (n° 581 : “Le XXIe siè­cle : idéolo­gies, peurs, besoins non sat­is­faits”) et Jacques Méraud (n° 582 : “L’Or­gan­i­sa­tion mon­di­ale du com­merce et les services”).

Loin de moi l’idée de les cri­ti­quer point par point. Mais voici pêle-mêle cer­taines des idées fortes que j’en retiens et qui me choquent :

  • la libéral­i­sa­tion des échanges est néces­saire pour l’é­conomie, le développe­ment, la démoc­ra­tie ; elle doit être exigée en con­trepar­tie d’une aide au développe­ment des pays pauvres ;
  • chaque pays doit s’en­gager sur les ser­vices qu’il veut libéraliser ;
  • on peut impos­er le libéral­isme à l’é­tranger, mais pas de normes sociales ;
  • cer­tains mou­ve­ments désor­don­nés et peu dignes de foi (Pôr­to Ale­gre, Seat­tle) met­tent en cause les effets dévas­ta­teurs de cette mon­di­al­i­sa­tion, mon­trent du doigt l’OMC et le FMI, alors que nos expor­ta­tions floris­santes créent plus d’emplois que ceux qui sont per­dus par les délocalisations ;
  • il existe en France un puis­sant courant anti­sci­en­tifique qui dia­bolise par exem­ple les OGM, la chimie, le nucléaire, sauveurs de l’hu­man­ité par les promess­es de pro­grès qu’ils por­tent en eux ;
  • nous pou­vons remerci­er les récents som­mets de Doha, de Johan­nes­burg, de Mon­ter­rey, de pro­pos­er une dynamique de pro­grès mon­di­al vers le développe­ment durable ;
  • l’ur­ban­i­sa­tion est inévitable, elle n’est pas si vilaine car elle per­met à cha­cun de trou­ver un tra­vail et d’aller au super­marché plus facile­ment, etc.


Alors, oui, je suis choqué par cette rhé­torique “économique­ment cor­recte”, par ces évi­dences non prou­vées que l’on n’a plus besoin de démon­tr­er. Bien sûr je con­nais un peu de théorie économique qui prou­ve que chaque pays doit se spé­cialis­er dans un domaine (Ricar­do). Mais bizarrement, depuis trente ans, le chô­mage français et européen aug­mente inexorablement.

Alors où sont les emplois sup­plé­men­taires qui comblent les emplois per­dus ? Où est ce fameux pro­grès social et économique quand le PNUD (Pro­gramme des Nations unies pour le développe­ment) ou l’IN­SEE con­sta­tent une dégra­da­tion de nos con­di­tions de tra­vail avec le développe­ment de l’in­térim et de la flex­i­bil­ité, une men­ace sur nos retraites, sur notre assur­ance mal­adie, sur nos ser­vices publics (EDF, France Télé­com, bien­tôt La Poste), une aug­men­ta­tion des iné­gal­ités entre rich­es et pau­vres au sein des pays rich­es, une diminu­tion du revenu moyen des mères céli­bataires, une diminu­tion de l’âge légal du tra­vail, etc. ?

À vrai dire, cer­taines de mes lec­tures répon­dent à mes ques­tions : ain­si j’ap­prends par un écon­o­miste (Les 35 men­songes du libéral­isme par M. Lainé, éd. Albin Michel) com­ment l’on peut démon­ter et nier sci­en­tifique­ment les idées de l’é­conomique­ment cor­rect qui nous entoure (“la tax­a­tion des entre­pris­es est un frein à la crois­sance”, “la crois­sance est syn­onyme de diminu­tion du chômage”…).

Ou bien je lis dans les déc­la­ra­tions de cer­taines ONG que le som­met de Doha représente plutôt un échec qu’une réus­site. Ou encore, sous la plume de J. Tes­tard, biol­o­giste, que les OGM n’ont tou­jours pas fait la preuve de leur avan­tage au bout de six années de dif­fu­sion mas­sive sur la planète. J’ai aus­si le sen­ti­ment que le nucléaire, après Tch­er­nobyl, représente un risque cer­tain pour l’hu­man­ité, j’ap­prends que des prob­lèmes de san­té publique nou­veaux appa­rais­sent (stress des cadres, vache folle, aller­gies au soja, asthme et pol­lu­tion atmosphérique).

Pour­tant, mal­gré tout cela, chaque fois que j’ou­vre La Jaune et la Rouge, je retrou­ve ces mêmes avis d’ex­perts qui me tien­nent un dis­cours com­plète­ment opposé. Com­ment cette magie opère-t-elle ? Les poly­tech­ni­ciens auraient-ils la sci­ence infuse, con­tre tous ces obscu­ran­tistes qui tien­nent la sci­ence pour un élé­ment négatif et effrayant, et qui osent con­tester notre sys­tème économique et poli­tique ? Pourquoi donc mes cama­rades sem­blent-ils préfér­er le dis­cours ambiant poli­tique­ment cor­rect de nos gou­ver­nants à Davos et à Brux­elles plutôt que l’ex­pres­sion des citoyens qui exi­gent plus de prag­ma­tisme et de démoc­ra­tie à Pôr­to Ale­gre et à Seat­tle ? L’ex­em­ple du In Memo­ri­am dithyra­m­bique sur Mau­rice Lau­ré, inven­teur de la TVA, impôt iné­gal­i­taire par excel­lence, est un bon exem­ple de ce décalage.

Je con­state d’autres élé­ments choquants dans la vie de notre école. Ain­si la Fon­da­tion de l’X qui par­le, sur la page d’ac­cueil de son site, d’adap­ta­tion aux besoins de l’é­conomie, de développe­ment de l’e­sprit d’en­tre­prise des élèves, d’en­tre­pris­es mon­di­al­istes, de créa­tion de valeur, et qui remet chaque année un prix Pierre Fau­rre au con­tenu évocateur.

Ou bien, sur http:// www.polytechnique.fr/inf/actu/Durable.html, j’ap­prends que l’X et EDF inau­gurent une chaire d’en­seigne­ment sur le développe­ment durable avec un mas­tère à la clé, et ce pour répon­dre aux futurs besoins d’EDF et de l’é­conomie. Alors voilà, ça y est, M. Esam­bert avait rai­son : nous sommes tous des officiers de la guerre économique ! L’en­tre­prise est dev­enue le nou­veau moteur de la société, qui donne de l’emploi, pro­pose le pro­gramme d’en­seigne­ment, donne des finance­ments. Je com­prends mieux alors la présence sys­té­ma­tique de la page de XMP-Entre­pre­neur dans cette pub­li­ca­tion, et dont le con­tenu me paraît dis­cutable. L’en­tre­prise est notre mod­èle, et tant pis pour mes nom­breux cama­rades, col­lègues, par­ents, qui, bizarrement, n’y ont tou­jours pas trou­vé leur bonheur.

Nous y voilà donc : nous vivons dans un monde où l’homme en général, et le poly­tech­ni­cien en par­ti­c­uli­er, est au ser­vice de l’é­conomie, d’une économie dont on aurait prou­vé sci­en­tifique­ment qu’elle ne peut être que mon­di­al­isée et libérale. Mais j’ai pour­tant du mal à le croire. Après tout, il me sem­ble que l’é­conomie n’est pas une sci­ence dure, bien au con­traire. Les récents échecs de la mise en pra­tique de ses théories devraient l’inciter à se remet­tre en ques­tion (crises asi­a­tiques, Argen­tine, pri­vati­sa­tions du rail anglais, de la poste sué­doise, mod­èle améri­cain iné­gal­i­taire, déc­la­ra­tions récentes du prix Nobel J. Stiglitz, affaire Enron, etc.).

L’é­conomie est enseignée à l’X, mais l’est-elle comme une sci­ence exacte ou comme un mod­èle impar­fait ? Le libéral­isme et l’en­tre­prise seraient-ils vrai­ment la solu­tion à tous nos maux ? Ne peut-on s’in­téress­er à la vie de la cité qu’en créant une entre­prise ou en tra­vail­lant pour la finance et le con­seil ? L’É­cole ne pro­pose-t-elle que ce seul pro­jet de vie, ce seul objec­tif à mes jeunes camarades ?

Pour moi, il est clair qu’en l’ab­sence de théorie économique prou­vée par l’ex­péri­ence, les ori­en­ta­tions économiques de notre société sont avant tout des choix poli­tiques. Et le dis­cours économique sous-jacent dans notre revue et dans les pro­grammes de l’É­cole et de la Fon­da­tion est lui aus­si politique.

Les poly­tech­ni­ciens ont per­du la neu­tral­ité dont ils se tar­guent. Les élèves n’ont plus le choix, les anciens non plus. Tout est libéral, il n’y a plus de pro­jet ou d’en­seigne­ment social, d’ou­ver­ture à d’autres mod­èles économiques. Nous sommes tous sous le charme d’une mélopée partisane.

L’af­faire est enten­due lorsque je lis le pro­gramme des “Petits-déje­uners poly­tech­ni­ciens” de l’an­née passée. J’y vois inter­venir des chefs d’en­tre­pris­es, le prési­dent du MEDEF, des min­istres du gou­verne­ment actuel, bien­tôt le Pre­mier min­istre. Dois-je y chercher la preuve indé­ni­able d’une cer­taine ouver­ture d’e­sprit, d’une uni­ver­sal­ité poly­tech­ni­ci­enne ? Suis-je mal­hon­nête lorsque j’y vois prin­ci­pale­ment les représen­tants du gou­verne­ment et du patronat français ? Serai-je qual­i­fié de réac­tion­naire si je m’in­quiète des forts liens tis­sés entre la com­mu­nauté poly­tech­ni­ci­enne d’une part, et les représen­tants d’une caste dirigeante et puis­sante d’autre part ? Quand ver­rons-nous aux Petits-déje­uners des penseurs ou des activistes por­teurs d’un autre mes­sage, d’un autre pro­jet, ou des représen­tants de la “France d’en bas” ?

Les élec­tions prési­den­tielles de 2002 ont mon­tré le peu de con­fi­ance qu’ont les Français dans les grands par­tis. Des idées alter­na­tives et généreuses gag­nent du ter­rain. Je pense aux ONG, aux mou­ve­ments qui récla­ment plus de démoc­ra­tie dans l’OMC, au sein de l’Eu­rope, une meilleure cohé­sion sociale, un meilleur partage des richess­es au niveau mondial.

Je pense aux mou­ve­ments qui défi­lent à Pôr­to Ale­gre pour mon­tr­er qu’ils ont autant à dire sur le monde que les puis­sants qui se bar­ri­ca­dent à Davos ou aux som­mets des pays les plus indus­tri­al­isés en pro­posant le libéral­isme comme seul pro­jet de société. Je pense à ceux qui défi­lent ce mois-ci pour dire leur inquié­tude face à des per­spec­tives de guerre que cer­tains veu­lent nous imposer.

Mais de quel côté se situent les poly­tech­ni­ciens ? Sont-ils sur un piédestal à con­tem­pler les soubre­sauts de l’His­toire ? Ou bien par­ticipent-ils à l’amélio­ra­tion du monde par le doute, le ques­tion­nement sci­en­tifique, l’en­gage­ment politique ?

À l’heure où l’on crée l’hymne de notre École, peut-on encore en chanter la devise ou doit-on la trans­former en : Pour l’En­tre­prise, le Libéral­isme, l’Argent ?

Commentaire

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Julien Lefèvrerépondre
13 février 2013 à 13 h 37 min

Bra­vo
Cela fait plaisir de lire cette tri­bune. Peut-être moins de voir qu’elle a déjà presque 10 ans et que cer­tains aspects évo­qués n’ont pas beau­coup évoluées.

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