Pour l’avenir de la France

L’entreprise Leviia s’est imposée comme un acteur français de référence dans le stockage et la sauvegarde de données en ligne. Nous avons rencontré son directeur général et cofondateur William Meauzoone pour comprendre les enjeux liés à la souveraineté numérique, notamment face aux grands acteurs américains.
Pourquoi avoir choisi de prendre la parole sur la revue La Jaune et La Rouge ?
Car je souhaite m’adresser aux futurs décideurs français. Les choix qu’ils feront en matière de technologies et d’infrastructures numériques auront des répercussions durables et décisives. Il est essentiel de les sensibiliser à l’importance cruciale de la souveraineté numérique. Beaucoup de décideurs sous-estiment encore les dangers associés à la dépendance envers des technologies et infrastructures étrangères. Mon objectif est donc d’appeler à une prise de conscience et d’encourager les futurs dirigeants à adopter des stratégies volontaristes pour garantir notre autonomie stratégique. Ce qui se joue actuellement aux États-Unis sonne comme un signal d’alarme. Et le réveil est brutal. Un récent mémorandum signé par Donald Trump plaide pour des actions contraignantes contre les taxes, lois et régulations internationales visant les entreprises technologiques américaines. Il reproche aux gouvernements européens d’instaurer des règles « inéquitables » et de chercher à s’approprier une part des revenus générés par les géants américains de la tech.
“Je souhaite m’adresser aux futurs décideurs français. Les choix qu’ils feront en matière de technologies et d’infrastructures numériques auront des répercussions durables et décisives.”
Ce sont le Digital Services Act (DSA), l’AI Act et le RGPD qui sont visés. En résumé : les textes de lois qui réglementent la confidentialité des données et la protection de la vie privée en Europe. Déjà préoccupante sous l’administration précédente, la situation l’est d’autant plus à l’heure où le contexte géopolitique se dégrade. Que se passera-t-il si les relations entre les États-Unis et l’Europe se détériorent encore davantage ? Nos données médicales, industrielles ou personnelles seront-elles utilisées comme moyen de pression ?
À ce mémorandum s’ajoute le désordre causé par le Department of Government Efficiency (DOGE), mis en place par l’administration Trump et dirigé par Elon Musk. Ce dernier a obtenu un accès sans précédent aux données sensibles du gouvernement américain. Des informations confidentielles du Trésor, dont des données fiscales de millions de citoyens ont même été divulguées publiquement. Cette situation alarmante pose une question cruciale : si les États-Unis ne parviennent pas à protéger leurs propres données gouvernementales, comment pourrions-nous leur faire confiance avec les nôtres ?
Pouvez-vous nous présenter Leviia, son activité et sa spécificité ?
Leviia est une entreprise spécialisée dans le stockage et la sauvegarde de données en ligne. Nous sommes une société française utilisant des data centers en France et exploitant des technologies exclusivement européennes, soit en propriété exclusive, soit en open source. Nous excluons ainsi toute technologie extra- territoriale susceptible d’entraîner une ingérence étrangère sur les données de nos clients. En garantissant que l’intégralité des infrastructures et des logiciels soient contrôlés par des entreprises françaises ou européennes, nous répondons à un besoin grandissant de protection et de contrôle des données sensibles.
Avec la montée en puissance de l’intelligence artificielle et du cloud computing, la dépendance aux infrastructures numériques n’a jamais été aussi forte. Pourtant, peu d’entreprises réalisent les implications à long terme de leurs choix technologiques. C’est pourquoi nous insistons sur la nécessité d’adopter des solutions souveraines dès la conception des projets informatiques. Une fois une entreprise piégée dans un écosystème dépendant de fournisseurs étrangers, en sortir devient une tâche complexe et coûteuse.
Ce retard est particulièrement visible dans les secteurs stratégiques, comme l’aérospatiale, la défense et l’énergie, où les données traitées sont extrêmement sensibles. Ces industries doivent impérativement se tourner vers des solutions souveraines afin de garantir leur indépendance et d’éviter tout risque de captation de données par des entités étrangères.
Pourriez-vous nous rappeler ce qu’est vraiment la souveraineté numérique ?
La souveraineté numérique, c’est avant tout la capacité d’un État, d’une entreprise ou d’un individu à contrôler et protéger ses données sans dépendre de technologies ou d’infrastructures étrangères. Il ne s’agit pas seulement d’héberger ses données sur un territoire national, mais également d’utiliser des logiciels et des services qui garantissent une indépendance technologique totale. Cela implique que les solutions utilisées soient développées par des entreprises locales, régies par le droit national et non soumises à des réglementations extraterritoriales comme le Cloud Act américain, qui permet aux autorités des États-Unis d’accéder aux données stockées par toute entreprise sous juridiction américaine, même si ces données sont hébergées en Europe.
En somme, la souveraineté numérique, c’est garantir que nos données restent protégées, confidentielles et inaccessibles aux législations étrangères qui pourraient compromettre leur intégrité. Cela concerne non seulement les entreprises et les institutions publiques, mais aussi les citoyens qui doivent pouvoir utiliser des outils sécurisés sans craindre que leurs informations personnelles soient exploitées à des fins commerciales ou stratégiques.
Peut-on encore croire à la souveraineté numérique quand 92 % des données européennes sont stockées aux USA ?
La situation est effectivement préoccupante. Aujourd’hui, l’écrasante majorité des données européennes sont stockées dans des infrastructures appartenant à des géants américains comme Amazon Web Services, Microsoft Azure et Google Cloud. Cette dépendance massive est un problème stratégique majeur, car elle signifie que nos données, y compris les plus sensibles, sont potentiellement accessibles aux autorités américaines. Cependant, nous devons éviter le fatalisme. Des initiatives européennes comme GAIA‑X ou les clouds souverains français montrent qu’une alternative est possible, même si elle prend du temps à se structurer.
Il est encore possible d’inverser la tendance, mais cela nécessite une volonté politique forte et un engagement de la part des entreprises européennes. La souveraineté numérique ne pourra être atteinte que si les pouvoirs publics imposent des règles claires favorisant les solutions locales et si les entreprises prennent conscience des risques liés à la dépendance aux solutions américaines. La transition sera longue, mais elle est impérative pour garantir notre indépendance numérique et éviter de nous retrouver dans une situation de vulnérabilité stratégique face à des acteurs étrangers.
Quelle serait selon vous la première mesure concrète à mettre en place de la part des pouvoirs publics pour promouvoir la souveraineté ?
La première mesure, et probablement la plus efficace, serait d’imposer un quota minimum d’utilisation de solutions souveraines dans les marchés publics. Aujourd’hui, il n’existe aucune obligation pour les administrations françaises d’utiliser des solutions numériques locales, alors que c’est une pratique courante aux États-Unis et en Chine. L’État français doit montrer l’exemple en favorisant les entreprises locales pour ses propres infrastructures numériques. Cela permettrait non seulement de renforcer l’écosystème français et européen du cloud et des logiciels, mais aussi d’assurer que les données sensibles du pays restent sous contrôle national. En complément, il faudrait également renforcer les réglementations existantes, comme le label SecNumCloud, en interdisant aux entreprises certifiées d’utiliser des technologies ou des infrastructures non souveraines. Enfin, un soutien accru aux entreprises du secteur numérique via des subventions et des crédits d’impôt pour l’innovation permettrait d’accélérer le développement d’une offre compétitive face aux géants américains et asiatiques.
Un dernier message pour les entreprises et les décideurs ?
Chaque décision technologique a des conséquences. Avant d’adopter une solution, il est essentiel de se poser la question de son impact sur la confidentialité, la maîtrise des données et la sécurité à long terme. Nous avons en France et en Europe des alternatives viables et compétitives qui permettent d’assurer cette souveraineté. Les dirigeants doivent réfléchir à la pérennité de leurs choix informatiques. Les dépendances créées aujourd’hui seront d’autant plus difficiles à renverser dans le futur. Anticiper ces enjeux est essentiel pour protéger l’innovation, la compétitivité et la sécurité des entreprises et des institutions françaises.
Il est aussi fondamental de changer notre perception des technologies souveraines : elles ne sont pas moins performantes, ni plus coûteuses que les solutions américaines. Levier de croissance, elles permettent une meilleure maîtrise des coûts et un contrôle total sur l’évolution des infrastructures numériques. Faire ce choix aujourd’hui, c’est investir dans l’indépendance et la pérennité de nos entreprises et administrations.