Souveraineté numérique en France

Pour l’avenir de la France

Dossier : Vie des entreprises - Transformation numérique et intelligence artificielleMagazine N°805 Mai 2025
Par William MEAUZOONE

L’entreprise Leviia s’est impo­sée comme un acteur fran­çais de réfé­rence dans le sto­ckage et la sau­ve­garde de don­nées en ligne. Nous avons ren­con­tré son direc­teur géné­ral et cofon­da­teur William Meau­zoone pour com­prendre les enjeux liés à la sou­ve­rai­ne­té numé­rique, notam­ment face aux grands acteurs américains.

Pourquoi avoir choisi de prendre la parole sur la revue La Jaune et La Rouge ?

Car je sou­haite m’adresser aux futurs décideurs français. Les choix qu’ils feront en matière de tech­no­lo­gies et d’infrastructures numériques auront des répercussions durables et décisives. Il est essen­tiel de les sen­si­bi­li­ser à l’importance cru­ciale de la sou­ve­rai­neté numérique. Beau­coup de décideurs sous-estiment encore les dan­gers associés à la dépendance envers des tech­no­lo­gies et infra­struc­tures étrangères. Mon objec­tif est donc d’appeler à une prise de conscience et d’encourager les futurs diri­geants à adop­ter des stratégies volon­ta­ristes pour garan­tir notre auto­no­mie stratégique. Ce qui se joue actuel­le­ment aux États-Unis sonne comme un signal d’alarme. Et le réveil est bru­tal. Un récent mémo­ran­dum signé par Donald Trump plaide pour des actions contrai­gnantes contre les taxes, lois et régu­la­tions inter­na­tio­nales visant les entre­prises tech­no­lo­giques amé­ri­caines. Il reproche aux gou­ver­ne­ments euro­péens d’instaurer des règles « inéqui­tables » et de cher­cher à s’approprier une part des reve­nus géné­rés par les géants amé­ri­cains de la tech.

“Je souhaite m’adresser aux futurs décideurs français. Les choix qu’ils feront en matière de technologies et d’infrastructures numériques auront des répercussions durables et décisives.”

Ce sont le Digi­tal Ser­vices Act (DSA), l’AI Act et le RGPD qui sont visés. En résu­mé : les textes de lois qui régle­mentent la confi­den­tia­li­té des don­nées et la pro­tec­tion de la vie pri­vée en Europe. Déjà pré­oc­cu­pante sous l’administration pré­cé­dente, la situa­tion l’est d’autant plus à l’heure où le contexte géo­po­li­tique se dégrade. Que se pas­se­ra-t-il si les rela­tions entre les États-Unis et l’Europe se dété­riorent encore davan­tage ? Nos don­nées médi­cales, indus­trielles ou per­son­nelles seront-elles uti­li­sées comme moyen de pression ?

À ce mémo­ran­dum s’ajoute le désordre cau­sé par le Depart­ment of Govern­ment Effi­cien­cy (DOGE), mis en place par l’administration Trump et diri­gé par Elon Musk. Ce der­nier a obte­nu un accès sans pré­cé­dent aux don­nées sen­sibles du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain. Des infor­ma­tions confi­den­tielles du Tré­sor, dont des don­nées fis­cales de mil­lions de citoyens ont même été divul­guées publi­que­ment. Cette situa­tion alar­mante pose une ques­tion cru­ciale : si les États-Unis ne par­viennent pas à pro­té­ger leurs propres don­nées gou­ver­ne­men­tales, com­ment pour­rions-nous leur faire confiance avec les nôtres ? 

Pouvez-vous nous présenter Leviia, son activité et sa spécificité ?

Leviia est une entre­prise spé­cia­li­sée dans le sto­ckage et la sau­ve­garde de don­nées en ligne. Nous sommes une socié­té fran­çaise uti­li­sant des data cen­ters en France et exploi­tant des tech­no­lo­gies exclu­si­ve­ment euro­péennes, soit en pro­prié­té exclu­sive, soit en open source. Nous excluons ain­si toute tech­no­lo­gie extra- ter­ri­to­riale sus­cep­tible d’entraîner une ingé­rence étran­gère sur les don­nées de nos clients. En garan­tis­sant que l’intégralité des infra­struc­tures et des logi­ciels soient contrô­lés par des entre­prises fran­çaises ou euro­péennes, nous répon­dons à un besoin gran­dis­sant de pro­tec­tion et de contrôle des don­nées sensibles.

Avec la mon­tée en puis­sance de l’intelligence arti­fi­cielle et du cloud com­pu­ting, la dépen­dance aux infra­struc­tures numé­riques n’a jamais été aus­si forte. Pour­tant, peu d’entreprises réa­lisent les impli­ca­tions à long terme de leurs choix tech­no­lo­giques. C’est pour­quoi nous insis­tons sur la néces­si­té d’adopter des solu­tions sou­ve­raines dès la concep­tion des pro­jets infor­ma­tiques. Une fois une entre­prise pié­gée dans un éco­sys­tème dépen­dant de four­nis­seurs étran­gers, en sor­tir devient une tâche com­plexe et coûteuse.

Ce retard est par­ti­cu­liè­re­ment visible dans les sec­teurs stra­té­giques, comme l’aérospatiale, la défense et l’énergie, où les don­nées trai­tées sont extrê­me­ment sen­sibles. Ces indus­tries doivent impé­ra­ti­ve­ment se tour­ner vers des solu­tions sou­ve­raines afin de garan­tir leur indé­pen­dance et d’éviter tout risque de cap­ta­tion de don­nées par des enti­tés étrangères.

Pourriez-vous nous rappeler ce qu’est vraiment la souveraineté numérique ?

La sou­ve­rai­ne­té numé­rique, c’est avant tout la capa­ci­té d’un État, d’une entre­prise ou d’un indi­vi­du à contrô­ler et pro­té­ger ses don­nées sans dépendre de tech­no­lo­gies ou d’infrastructures étran­gères. Il ne s’agit pas seule­ment d’héberger ses don­nées sur un ter­ri­toire natio­nal, mais éga­le­ment d’utiliser des logi­ciels et des ser­vices qui garan­tissent une indé­pen­dance tech­no­lo­gique totale. Cela implique que les solu­tions uti­li­sées soient déve­lop­pées par des entre­prises locales, régies par le droit natio­nal et non sou­mises à des régle­men­ta­tions extra­ter­ri­to­riales comme le Cloud Act amé­ri­cain, qui per­met aux auto­ri­tés des États-Unis d’accéder aux don­nées sto­ckées par toute entre­prise sous juri­dic­tion amé­ri­caine, même si ces don­nées sont héber­gées en Europe.

En somme, la sou­ve­rai­ne­té numé­rique, c’est garan­tir que nos don­nées res­tent pro­té­gées, confi­den­tielles et inac­ces­sibles aux légis­la­tions étran­gères qui pour­raient com­pro­mettre leur inté­gri­té. Cela concerne non seule­ment les entre­prises et les ins­ti­tu­tions publiques, mais aus­si les citoyens qui doivent pou­voir uti­li­ser des outils sécu­ri­sés sans craindre que leurs infor­ma­tions per­son­nelles soient exploi­tées à des fins com­mer­ciales ou stratégiques.

Peut-on encore croire à la souveraineté numérique quand 92 % des données européennes sont stockées aux USA ?

La situa­tion est effec­ti­ve­ment pré­oc­cu­pante. Aujourd’hui, l’écrasante majo­ri­té des don­nées euro­péennes sont sto­ckées dans des infra­struc­tures appar­te­nant à des géants amé­ri­cains comme Ama­zon Web Ser­vices, Micro­soft Azure et Google Cloud. Cette dépen­dance mas­sive est un pro­blème stra­té­gique majeur, car elle signi­fie que nos don­nées, y com­pris les plus sen­sibles, sont poten­tiel­le­ment acces­sibles aux auto­ri­tés amé­ri­caines. Cepen­dant, nous devons évi­ter le fata­lisme. Des ini­tia­tives euro­péennes comme GAIA‑X ou les clouds sou­ve­rains fran­çais montrent qu’une alter­na­tive est pos­sible, même si elle prend du temps à se structurer. 

Il est encore pos­sible d’inverser la ten­dance, mais cela néces­site une volon­té poli­tique forte et un enga­ge­ment de la part des entre­prises euro­péennes. La sou­ve­rai­ne­té numé­rique ne pour­ra être atteinte que si les pou­voirs publics imposent des règles claires favo­ri­sant les solu­tions locales et si les entre­prises prennent conscience des risques liés à la dépen­dance aux solu­tions amé­ri­caines. La tran­si­tion sera longue, mais elle est impé­ra­tive pour garan­tir notre indé­pen­dance numé­rique et évi­ter de nous retrou­ver dans une situa­tion de vul­né­ra­bi­li­té stra­té­gique face à des acteurs étrangers.

Quelle serait selon vous la première mesure concrète à mettre en place de la part des pouvoirs publics pour promouvoir la souveraineté ?

La pre­mière mesure, et pro­ba­ble­ment la plus effi­cace, serait d’imposer un quo­ta mini­mum d’utilisation de solu­tions sou­ve­raines dans les mar­chés publics. Aujourd’hui, il n’existe aucune obli­ga­tion pour les admi­nis­tra­tions fran­çaises d’utiliser des solu­tions numé­riques locales, alors que c’est une pra­tique cou­rante aux États-Unis et en Chine. L’État fran­çais doit mon­trer l’exemple en favo­ri­sant les entre­prises locales pour ses propres infra­struc­tures numé­riques. Cela per­met­trait non seule­ment de ren­for­cer l’écosystème fran­çais et euro­péen du cloud et des logi­ciels, mais aus­si d’assurer que les don­nées sen­sibles du pays res­tent sous contrôle natio­nal. En com­plé­ment, il fau­drait éga­le­ment ren­for­cer les régle­men­ta­tions exis­tantes, comme le label Sec­Num­Cloud, en inter­di­sant aux entre­prises cer­ti­fiées d’utiliser des tech­no­lo­gies ou des infra­struc­tures non sou­ve­raines. Enfin, un sou­tien accru aux entre­prises du sec­teur numé­rique via des sub­ven­tions et des cré­dits d’impôt pour l’innovation per­met­trait d’accélérer le déve­lop­pe­ment d’une offre com­pé­ti­tive face aux géants amé­ri­cains et asiatiques.

Un dernier message pour les entreprises et les décideurs ?

Chaque déci­sion tech­no­lo­gique a des consé­quences. Avant d’adopter une solu­tion, il est essen­tiel de se poser la ques­tion de son impact sur la confi­den­tia­li­té, la maî­trise des don­nées et la sécu­ri­té à long terme. Nous avons en France et en Europe des alter­na­tives viables et com­pé­ti­tives qui per­mettent d’assurer cette sou­ve­rai­ne­té. Les diri­geants doivent réflé­chir à la péren­ni­té de leurs choix infor­ma­tiques. Les dépen­dances créées aujourd’hui seront d’autant plus dif­fi­ciles à ren­ver­ser dans le futur. Anti­ci­per ces enjeux est essen­tiel pour pro­té­ger l’innovation, la com­pé­ti­ti­vi­té et la sécu­ri­té des entre­prises et des ins­ti­tu­tions françaises.

Il est aus­si fon­da­men­tal de chan­ger notre per­cep­tion des tech­no­lo­gies sou­ve­raines : elles ne sont pas moins per­for­mantes, ni plus coû­teuses que les solu­tions amé­ri­caines. Levier de crois­sance, elles per­mettent une meilleure maî­trise des coûts et un contrôle total sur l’évolution des infra­struc­tures numé­riques. Faire ce choix aujourd’hui, c’est inves­tir dans l’indépendance et la péren­ni­té de nos entre­prises et administrations.

https://www.leviia.com/

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