Politique de la recherche : le rôle clé de Pierre Mendès France

Dossier : Recherche et sociétéMagazine N°650 Décembre 2009
Par Jean-Louis CRÉMIEUX-BRILHAC

REPÈRES
De juin 1954 à février 1955, Pierre Men­dès France est pré­sident du Conseil. Il prend comme conseiller pour les ques­tions d’enseignement, de recherche et de jeu­nesse Jean-Louis Cré­mieux-Bril­hac. Cet ancien des FFI, né en 1917, est l’un des orga­ni­sa­teurs du Col­loque de Caen en 1956. His­to­rien, il sera cofon­da­teur et direc­teur de la Docu­men­ta­tion fran­çaise, ce qui en fait un des meilleurs experts sur les rap­ports entre science et politique.

La Répu­blique a besoin de savants, leurs décou­vertes, le rayon­ne­ment qui s’y attache et leurs appli­ca­tions contri­buent à la gran­deur d’un pays. Or les cré­dits de la recherche sont déri­soires… Cette décla­ra­tion de Men­dès France, devant l’As­sem­blée natio­nale, marque son dis­cours pour l’in­ves­ti­ture de pré­sident du Conseil le 3 juin 1953. Une décla­ra­tion inha­bi­tuelle, car si l’in­ter­ven­tion du pou­voir poli­tique dans le champ de la recherche a des pré­cé­dents, depuis quinze ans, sauf en matière ato­mique, la recherche scien­ti­fique est un domaine qu’i­gnorent les gou­ver­ne­ments. Men­dès France nomme un sous-secré­taire d’É­tat à la recherche et crée un Conseil supé­rieur de la recherche scien­ti­fique rele­vant direc­te­ment de l’hô­tel Mati­gnon et béné­fi­ciant de cré­dits gou­ver­ne­men­taux auto­ma­ti­que­ment renou­ve­lés. Son court pas­sage au pou­voir ne suf­fit pas à implan­ter une poli­tique de la recherche. Il mili­te­ra pen­dant quinze ans pour une poli­tique de la recherche que son cré­dit, puis le mou­ve­ment d’o­pi­nion qu’il sus­cite auront contri­bué à implan­ter défi­ni­ti­ve­ment. Il prou­ve­ra ce que peut, même en dehors du pou­voir, une volon­té poli­tique au ser­vice d’une grande cause.

Des états généraux de la recherche

Le Col­loque de Caen
Il se tient à la Tous­saint 1956 à l’U­ni­ver­si­té tout juste rele­vée de ses ruines et pre­mier cam­pus fran­çais. Il réunit quelques hommes poli­tiques, l’é­lite scien­ti­fique et admi­nis­tra­tive fran­çaise et les chefs des ser­vices d’é­tudes des grandes firmes ou groupes indus­triels, mais seule­ment trois patrons d’a­vant-garde, Mer­lin de Mer­lin-Gerin, Lan­duc­ci de Kodak-Pathé et Ponte de la CSF.

Deux jeunes scien­ti­fiques que je lui pré­sente, Jacques Monod, cher­cheur à l’Ins­ti­tut Pas­teur et futur prix Nobel, et le mathé­ma­ti­cien André Lich­ne­ro­wicz, nou­vel­le­ment élu au Col­lège de France, pro­posent à Men­dès France d’or­ga­ni­ser un col­loque natio­nal qui prenne la forme de véri­tables états géné­raux de la recherche scien­ti­fique. Il en prend l’i­ni­tia­tive en marge du gou­ver­ne­ment, en tant que pré­sident d’un Comi­té pour l’ex­pan­sion de la recherche créé pour la cir­cons­tance et com­po­sé de par­le­men­taires et de scien­ti­fiques de toutes nuances, de Sous­telle à Jules Moch en pas­sant par Mar­cel Dassault.

Cham­pion pas­sion­né d’un renou­veau poli­tique et éco­no­mique, il tient la recherche scien­ti­fique pour un des moteurs de l’ex­pan­sion éco­no­mique d’un pays en même temps qu’un témoi­gnage de sa vita­li­té et un moyen de son rayonnement.

À Caen, Men­dès France sou­ligne le déclin scien­ti­fique de la France, l’ab­sence de prix Nobel depuis vingt ans, le recul de la balance des bre­vets et le défi­cit alar­mant de la balance des rede­vances de fabri­ca­tion, il déplore la faible pro­por­tion d’é­tu­diants en sciences, les cloi­sons rigides entre l’en­sei­gne­ment scien­ti­fique et l’en­sei­gne­ment tech­nique, » la muraille de Chine entre la recherche fon­da­men­tale et l’in­dus­trie, et » la masse d’un sys­tème dont l’an­ky­lose même ren­force la solidité « .

C’est ici que l’in­ter­ven­tion du pou­voir poli­tique s’im­pose conclut-il. Seul désor­mais il est en mesure de don­ner une impul­sion suf­fi­sam­ment vigou­reuse et de pres­crire dans toute leur ampleur les réformes néces­saires. […] Le déve­lop­pe­ment de la science est deve­nu une affaire trop sérieuse pour demeu­rer lié à des struc­tures ou à des règles admi­nis­tra­tives for­melles. Il est au pre­mier chef une affaire politique.

En finir avec la tyran­nie des agents comptables.

Les débats mettent en évi­dence deux pré­oc­cu­pa­tions, une aspi­ra­tion quan­ti­ta­ti­viste, le désir de rééqui­li­brer mas­si­ve­ment l’en­sei­gne­ment au pro­fit des sciences et de for­mer, à la faveur de l’ex­pan­sion démo­gra­phique d’a­près-guerre, les effec­tifs de cher­cheurs, d’in­gé­nieurs et de tech­ni­ciens supé­rieurs qui ramè­ne­raient la France au niveau inter­na­tio­nal, et, d’autre part, la volon­té d’as­sou­plir les struc­tures, » d’en finir avec le règne des doyens admi­nis­tra­teurs, la tyran­nie des agents comp­tables, la dic­ta­ture des chaires inamovibles « .

Une politique basée sur deux idées-forces

Le Mani­feste de Caen et les douze points du large pro­gramme adop­té en conclu­sion tra­duisent en outre une ambi­tion plus haute : ils défi­nissent les grandes lignes d’une poli­tique natio­nale de la science arti­cu­lée autour de deux idées-forces. Tout d’a­bord, la néces­si­té pour la France d’une poli­tique volon­ta­riste enga­geant l’É­tat et impli­quant la créa­tion d’un minis­tère ou d’un secré­ta­riat d’É­tat à la recherche et d’un fonds d’in­ter­ven­tion de la recherche. Ensuite, la néces­si­té de com­bi­ner cette poli­tique avec une réforme expan­sion­niste des ensei­gne­ments supé­rieurs, la réforme du secon­daire condi­tion­nant dans une large mesure la réforme des ensei­gne­ments supé­rieurs, indis­pen­sable elle-même à l’ex­pan­sion de la recherche.

Le mou­ve­ment lan­cé en 1956 par le Col­loque de Caen se per­pé­tua. Ses consé­quences immé­diates furent limi­tées. Une poli­tique aus­si ambi­tieuse exi­geait au pou­voir un Men­dès France – ou de Gaulle. Le poids de la guerre d’Al­gé­rie hypo­thé­quait tous les champs d’action.

Men­dès France eut beau deman­der au Par­le­ment l’ap­pli­ca­tion du pro­gramme de Caen : il n’en sor­tit rien.

Le rôle de l’État
Pour Men­dès France, l’É­tat doit jouer son rôle qui est de déci­der et d’ar­bi­trer. Il ne lui appar­tient pas de tout régen­ter ni même de tout admi­nis­trer, son inter­ven­tion doit s’exer­cer dans le sens de la plus grande liber­té et j’a­jou­te­rai de la plus grande mobi­li­té. C’est-à-dire qu’elle doit s’at­ta­quer aux rouages inutiles, aux cloi­sons étanches, aux pri­vi­lèges et aux féo­da­li­tés de toutes sortes afin de per­mettre aux méca­nismes de jouer plus libre­ment, à tous les échanges qui sont ceux de la vie de s’ef­fec­tuer sainement.

Un pro­gramme pour la recherche
Il res­sort des pro­po­si­tions du Mani­feste de Caen : plan de la recherche de cinq ans, auto­ri­té poli­tique, créa­tion d’un Fonds natio­nal de la recherche, prio­ri­té de la recherche fon­da­men­tale pro­mue res­pon­sa­bi­li­té réga­lienne, défi­ni­tion de quelques objec­tifs prio­ri­taires en matière de recherche appli­quée, sou­tien et amé­na­ge­ments fis­caux en faveur des indus­triels inves­tis­sant dans la recherche.

Une association pour la recherche

Le Col­loque de Caen appor­tait néan­moins deux élé­ments féconds : une doc­trine, ou du moins les prin­cipes d’une doc­trine, puis un cou­rant d’o­pi­nion que relayèrent l’AFP, Le Monde et Le Figa­ro. Les » col­lo­quants » de Caen avaient ins­ti­tué un Comi­té per­ma­nent qui pour­sui­vrait l’action.

Rééqui­li­brer l’en­sei­gne­ment au pro­fit des sciences.

En 1958, je trans­for­mai ce Comi­té per­ma­nent en Asso­cia­tion pour l’ex­pan­sion de la recherche scien­ti­fique dont je fus le secré­taire géné­ral. Men­dès France, par sou­ci d’oe­cu­mé­nisme pré­fé­ra res­ter en cou­lisse. L’As­so­cia­tion se dota d’une revue bimes­trielle qui eut jus­qu’à 2 000 abon­nés. Pen­dant une dizaine d’an­nées, l’As­so­cia­tion allait incar­ner la volon­té fran­çaise de mise en place d’une poli­tique de la recherche. La coopé­ra­tion réfor­ma­trice ini­tiée à Caen avait ain­si débou­ché sur un groupe de pen­sée qui se com­por­ta en plu­sieurs occa­sions comme un groupe de pression.

Un passage de témoin réussi

Consen­sus réformateur
Rien ne sou­ligne mieux son cré­dit et le pro­grès du consen­sus réfor­ma­teur que les adhé­sions à l’As­so­cia­tion pour l’ex­pan­sion de la recherche scien­ti­fique : outre un mil­lier de membres indi­vi­duels, l’ANRT et l’U­NEF y adhé­rèrent d’emblée. Les deux secré­taires géné­raux de la Fédé­ra­tion de l’É­du­ca­tion natio­nale et du SGEN déci­dèrent de par­ti­ci­per à son comi­té de direc­tion, puis le CNPF accep­ta de s’y faire représenter.

En juin 1958 de Gaulle accède au pou­voir, sans autre pro­gramme qu’en matière algé­rienne et en matière consti­tu­tion­nelle, mais réso­lu à déblo­quer tout ce qui grip­pait. En matière de recherche, le géné­ral de Gaulle sui­vit les pro­jets éla­bo­rés sous l’é­gide de sa nièce.

Les dis­cus­sions pré­pa­ra­toires qui se pro­lon­gèrent jus­qu’à la fin de 1958 abou­tirent à la nomi­na­tion d’un Délé­gué géné­ral à la recherche scien­ti­fique, le chi­miste et ancien résis­tant André Piga­niol, membre de l’é­quipe de Caen. La trans­mis­sion du flam­beau de Men­dès France avait été effi­cace. Il y eut désor­mais une grande poli­tique de la recherche scien­ti­fique dont l’élé­ment moteur à l’É­ly­sée fut le mathé­ma­ti­cien Pierre Lelong, intime de Lichnerowicz.

Outre les réformes de struc­ture et les inno­va­tions intro­duites, la recherche scien­ti­fique béné­fi­cia rapi­de­ment d’un tri­ple­ment de ses cré­dits. C’est sur cette lan­cée que la France a fonc­tion­né pen­dant trente ans.

La recherche scien­ti­fique béné­fi­cia rapi­de­ment d’un tri­ple­ment de ses crédits.

Notre Asso­cia­tion voyait ses objec­tifs atteints. L’ac­tion se pour­sui­vit par le moyen d’une dizaine de col­loques et jour­nées d’é­tudes, mais son objet prin­ci­pal de réflexion se dépla­ça vers la néces­saire réforme des ensei­gne­ments supé­rieurs. Au deuxième Col­loque de Caen de 1966, Men­dès France dut consta­ter les pro­grès enre­gis­trés, déplo­rant tou­te­fois que la France ne consacre encore que 1,66 % de son PNB à la recherche contre 3 % aux États-Unis.

Il deman­dait l’ins­tau­ra­tion d’une fis­ca­li­té plus favo­rable à la recherche, la fin du sau­pou­drage finan­cier, des moyens suf­fi­sants devant aller à quelques objec­tifs clai­re­ment défi­nis, et une fis­ca­li­té obli­geant les socié­tés étran­gères à consa­crer un pour­cen­tage de leurs dépenses d’ex­ploi­ta­tion à des tra­vaux de recherche en France.

Des débats toujours actuels

Uni­ver­si­tés et sélection
Face à la mon­tée des géné­ra­tions d’a­près-guerre dési­reuses d’ac­cé­der aux ensei­gne­ments supé­rieurs, Men­dès France admet­tait le prin­cipe de la sélec­tion à l’en­trée des uni­ver­si­tés, » à la condi­tion expresse – ce qui n’est pas le cas – que les ensei­gne­ments supé­rieurs au sens le plus large du terme dis­posent d’as­sez de places pour for­mer tous les cadres dont la nation a besoin » et donc que soit créé paral­lè­le­ment aux uni­ver­si­tés un ensei­gne­ment supé­rieur de masse, com­bi­né avec la mise en place d’une for­ma­tion pro­fes­sion­nelle conti­nue tout au long de la vie.

Il revint sur­tout lon­gue­ment sur l’i­na­dap­ta­tion des struc­tures uni­ver­si­taires. Lich­ne­ro­wicz, rap­por­teur géné­ral du Col­loque, avait pré­sen­té un rap­port inti­tu­lé Pour des uni­ver­si­tés qui concluait à la néces­saire auto­no­mie des uni­ver­si­tés. Men­dès France se pro­non­ça en faveur d’u­ni­ver­si­tés auto­nomes, divi­sées en dépar­te­ments de recherche et dépar­te­ments d’en­sei­gne­ment, liées contrac­tuel­le­ment à l’É­tat par un cahier des charges et admi­nis­trées par des per­son­na­li­tés élues.

Les par­ti­ci­pants du second Col­loque de Caen, par­mi les­quels les repré­sen­tants des deux grands syn­di­cats d’en­sei­gnants et du CNPF, recom­man­dèrent la créa­tion urgente, à titre expé­ri­men­tal, de trois uni­ver­si­tés auto­nomes et plu­ri­dis­ci­pli­naires » maî­tresses de leur seuil « , diri­gées par un conseil et un pré­sident ou un rec­teur élus. Un demi-siècle s’est écou­lé depuis ces débats et ces voeux. Mal­gré les chan­ge­ments intro­duits, ils res­tent pour une bonne part actuelle. Faut-il en sou­rire, s’en éton­ner – ou s’ir­ri­ter des pesan­teurs françaises ?

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