Pierre LAPOSTOLLE (41)

Pierre Lapostolle (41) (1922−2004)

Dossier : ExpressionsMagazine N°606 Juin/Juillet 2005Par : Jean Le MÉZEC (50)

Pierre Lapos­tolle, ingé­nieur géné­ral des télé­com­mu­ni­ca­tions hono­raire, nous a quit­tés same­di 5 juin 2004, dans sa 83e année, après une brillante car­rière consa­crée à la recherche dans le domaine des télé­com­mu­ni­ca­tions et dans celui de la phy­sique des par­ti­cules. Ancien élève de l’É­cole poly­tech­nique (41), puis de l’É­cole natio­nale supé­rieure des télé­com­mu­ni­ca­tions, il est affec­té en 1945 au labo­ra­toire » Tubes et Hyper­fré­quences » du Centre natio­nal d’é­tudes des télé­com­mu­ni­ca­tions, centre inter­mi­nis­té­riel de recherche, de créa­tion récente.

Le domaine des hyper­fré­quences était alors un thème majeur de recherche avec ses appli­ca­tions au radar et aux télé­com­mu­ni­ca­tions, à la radio­as­tro­no­mie et aux accé­lé­ra­teurs de par­ti­cules. Aus­si, une brillante pléiade de cher­cheurs et d’in­gé­nieurs avait été réunie à Neuilly, dans l’an­cien ate­lier du peintre Puvis de Cha­vannes, sous la direc­tion de Georges Gou­det, futur direc­teur du LCT, avec, notam­ment, André Blanc-Lapierre, futur pré­sident de l’A­ca­dé­mie des sciences, Jean Voge (40), futur pré­sident de l’UR­SI (Union radio scien­ti­fique inter­na­tio­nale) et bien d’autres, y com­pris des » tech­no­logues » ayant une forte expé­rience industrielle.

Sous l’é­gide d’An­dré Blanc-Lapierre, Pierre Lapos­tolle éla­bo­ra une théo­rie ori­gi­nale du tube à onde pro­gres­sive (TOP), récem­ment inven­té par Rudolf Kompf­ner et future pièce maî­tresse des fais­ceaux hert­ziens et des sys­tèmes de télé­com­mu­ni­ca­tion par satel­lite. Ses tra­vaux lui per­mirent de sou­te­nir brillam­ment dès 1947, sous la pré­si­dence de Louis de Bro­glie, une thèse de doc­teur ès sciences et de signer la pre­mière publi­ca­tion scien­ti­fique parue sur le TOP. En 1949, A. Blanc-Lapierre ayant été nom­mé pro­fes­seur à la facul­té des Sciences d’Al­ger, il lui suc­cé­da à la tête de la sec­tion » Tubes » qui devait mettre au point, avec J.-E. Pic­quen­dar (42), puis O. Cahen (49), une méthode par­ti­cu­liè­re­ment effi­cace de concep­tion et de cal­cul des canons à élec­trons pour tubes hyperfréquences.

Pierre Lapos­tolle devait quit­ter ce labo­ra­toire en 1954, sui­vi l’an­née sui­vante par J.-E. Pic­quen­dar, en lais­sant un pré­cieux héri­tage dont le plus beau fleu­ron était la com­pé­tence réunie dans le domaine de la dyna­mique des fais­ceaux d’élec­trons et la maî­trise des méthodes de cal­cul cor­res­pon­dantes. J’ai eu la charge de le recueillir pour le valo­ri­ser, avec l’aide de Jean­nine Hénaff (ESE 57), puis de Michel Camus (55), dans le cadre des nou­veaux labo­ra­toires du CNET à Issy-les-Mou­li­neaux, sous la direc­tion de Jacques Eldin (46).

À l’ap­pel de John B. Adams, direc­teur du CERN (le Centre euro­péen de recherche nucléaire à Genève), Pierre Lapos­tolle avait, en effet, déci­dé de réorien­ter sa car­rière scien­ti­fique : spé­cia­liste émi­nent des sources d’éner­gie en hyper­fré­quences, sa connais­sance appro­fon­die des inter­ac­tions entre les par­ti­cules char­gées et les ondes élec­tro­ma­gné­tiques devait lui per­mettre d’ap­por­ter une contri­bu­tion majeure à la concep­tion et à la réa­li­sa­tion des accé­lé­ra­teurs de par­ti­cules. Aus­si, fort de l’ap­pui de Fran­cis Per­rin, fut-il déta­ché du CNET afin de tra­vailler au grand pro­jet du CERN, le syn­chro­tron à pro­tons, en cours de lan­ce­ment. Dans sa nou­velle équipe, il fut char­gé de la par­tie déli­cate du pré-injec­teur qu’il a réa­li­sée avec grand suc­cès. En 1961, il devint chef de la divi­sion en charge du syn­chro­cy­clo­tron de 600 MeV, le pre­mier accé­lé­ra­teur construit au CERN. En 1964, il rejoi­gnit la divi­sion de recherche au sein de laquelle s’é­la­bo­rait le futur pro­jet du CERN, celui des anneaux de sto­ckage à intersections.

En 1971, nou­velle orien­ta­tion de la car­rière de Pierre Lapos­tolle : le direc­teur du CNET et futur direc­teur géné­ral des Télé­com­mu­ni­ca­tions, Louis-Joseph Libois (41 lui aus­si), l’ap­pe­la à le rejoindre pour créer un nou­veau ser­vice, la Direc­tion scien­ti­fique, avec l’aide de Fran­çois du Cas­tel (43) et de moi-même, puis d’A­lain Giraud. Notre petite cel­lule avait pour objec­tif de sti­mu­ler la recherche de base dans les nom­breux domaines scien­ti­fiques et tech­niques impli­qués dans le déve­lop­pe­ment des réseaux et ser­vices de télé­com­mu­ni­ca­tion, et cela à l’in­té­rieur même du CNET, mais aus­si dans les autres orga­nismes de la recherche publique.

Des » actions coopé­ra­tives de recherche » furent lan­cées, finan­cées et pilo­tées en com­mun par le CNET et le CNRS, non seule­ment dans des domaines sou­te­nus tra­di­tion­nel­le­ment par le CNET, comme la phy­sique et les com­po­sants, mais aus­si d’autres sec­teurs des sciences de l’in­gé­nieur, y com­pris l’in­for­ma­tique et l’a­na­lyse des sys­tèmes. Elles concer­naient aus­si des aspects des sciences humaines, jus­qu’a­lors peu abor­dés en France, comme les usages des télé­com­mu­ni­ca­tions et leurs aspects socioé­co­no­miques : elles débou­chaient donc sur des thèmes tels que » Science, Tech­nique et Socié­té » ou » Recherche et Inno­va­tion « , appe­lés à un bel ave­nir. De nom­breuses thèses ont ain­si été pré­pa­rées, tant au sein du CNET que dans les uni­ver­si­tés, appor­tant une contri­bu­tion impor­tante à la recherche fran­çaise, assu­rant en même temps la for­ma­tion par la recherche des spé­cia­listes néces­si­tés par l’ac­cé­lé­ra­tion de l’é­vo­lu­tion technique.

L’ou­ver­ture du milieu fran­çais des télé­com­mu­ni­ca­tions vers le milieu scien­ti­fique a été com­plé­tée par un large effort de publi­ca­tion, entraî­nant la moder­ni­sa­tion des » Annales des Télé­com­mu­ni­ca­tions » et la relance, en liai­son avec les édi­teurs fran­çais et étran­gers, de la » Col­lec­tion tech­nique et scien­ti­fique des Télé­com­mu­ni­ca­tions « , publiée sous l’é­gide du CNET et de l’ENST. Ini­tiées par la Direc­tion scien­ti­fique, les actions entre­prises ont per­du­ré : ain­si, plus de 130 contrats de recherche furent pas­sés entre 1993 et 1996 avec les labo­ra­toires du CNRS, des uni­ver­si­tés et des écoles d’in­gé­nieurs, sous la res­pon­sa­bi­li­té de Jean­nine Hénaff, alors en charge de » l’Ac­tion scien­ti­fique » du CNET.

L’an­née 1976 mar­qua un nou­veau tour­nant dans la car­rière de Pierre Lapos­tolle. À l’oc­ca­sion des chan­ge­ments sur­ve­nus à la Direc­tion géné­rale des Télé­com­mu­ni­ca­tions et dans l’or­ga­ni­sa­tion du CNET, il répon­dit une nou­velle fois à l’ap­pel de son ancien milieu de recherche, celui de la phy­sique des par­ti­cules élé­men­taires. Son brillant par­cours scien­ti­fique le condui­sait natu­rel­le­ment au rôle émi­nent qu’il a joué dans un pro­jet natio­nal de grande enver­gure : la construc­tion à Caen du Grand accé­lé­ra­teur natio­nal d’ions lourds, le GANIL.
En fait, dès le début des années soixante et jus­qu’au milieu des années soixante-dix, Pierre Lapos­tolle a col­la­bo­ré à Saclay et Orsay avec le groupe d’é­tude CEA-CNRS du syn­chro­tron natio­nal qui étu­diait alors divers pro­jets d’ac­cé­lé­ra­teurs (à pro­tons et à élec­trons). Paral­lè­le­ment, il contri­buait auprès de Saturne (le syn­chro­tron de 3 GeV de Saclay) à l’é­tude, la réa­li­sa­tion et la mise en ser­vice d’un nou­vel injec­teur, un accé­lé­ra­teur linéaire à pro­tons de 20 MeV.

De par l’ex­pé­rience qu’il avait acquise au CERN, il était spé­cia­le­ment pla­cé pour don­ner avis et conseils scien­ti­fiques et tech­niques sur les ques­tions de dyna­mique de fais­ceaux accé­lé­rés et aus­si sur les pro­blèmes de cal­cul des pro­prié­tés élec­tro­ma­gné­tiques de réso­nance des cel­lules d’un accé­lé­ra­teur linéaire et d’as­sem­blage des cel­lules dif­fé­rentes. Lorsque, vers 1975, le CEA et le CNRS déci­dèrent de construire à Caen l’ac­cé­lé­ra­teur d’ions lourds et le labo­ra­toire de phy­sique asso­cié qui étaient jusque-là en pro­jet, c’est tout natu­rel­le­ment que Pierre Lapos­tolle prit dans l’é­quipe le rôle cen­tral pour tout ce qui concerne la dyna­mique des ions lourds dans les cyclo­trons accé­lé­ra­teurs et les optiques de trans­fert, l’in­ter­pré­ta­tion des essais et mesures de fais­ceaux et fina­le­ment la mise en fonc­tion­ne­ment des machines aux per­for­mances nominales.

Après son départ à la retraite le 1er jan­vier 1985, Pierre Lapos­tolle conti­nua de jouer un rôle de conseil auprès des cher­cheurs en phy­sique nucléaire, notam­ment au cours de plu­sieurs séjours effec­tués aux États-Unis, au Labo­ra­toire natio­nal de Los Ala­mos. Il pour­sui­vait ain­si une col­la­bo­ra­tion avec les labo­ra­toires amé­ri­cains que j’aime faire remon­ter à l’é­poque de Neuilly : les pro­cé­dés de cal­cul des canons élec­tro­niques alors mis au point furent d’a­bord tes­tés sur les canons des klys­trons devant ali­men­ter l’ac­cé­lé­ra­teur linéaire de l’u­ni­ver­si­té de Stanford.

La rédac­tion de cette note doit beau­coup aux phy­si­ciens des accé­lé­ra­teurs de par­ti­cules, notam­ment à Mau­rice Gout­te­fan­geas (47) et Robert Lévy-Man­del dont j’ai lar­ge­ment uti­li­sé la note publiée dans le bul­le­tin des retrai­tés du CEA, à Jacques Fer­mé (École navale 44) qui m’a appor­té son témoi­gnage et celui de ses col­lègues du GANIL, Ber­nard Bru et André Cha­bert. Grâce à eux, j’ai réa­li­sé la pro­fonde uni­té de la car­rière de scien­ti­fique et d’in­gé­nieur de Pierre Lapos­tolle : son fil direc­teur part de la dyna­mique des fais­ceaux élec­tro­niques dans les tubes pour hyper­fré­quences pour abou­tir à la réso­lu­tion des pro­blèmes bien plus com­plexes posés par les fais­ceaux d’ions de très grande éner­gie per­met­tant d’ex­plo­rer la nature ultime de la matière. L’é­vo­lu­tion des moyens de cal­cul qu’il aura mis en œuvre jalonne l’his­toire du cal­cul élec­tro­nique dans la deuxième moi­tié du xxe siècle : depuis les moyens ana­lo­giques mis au point à Neuilly, – une cuve rhéo­gra­phique com­plé­tée par un cal­cu­la­teur ana­lo­gique spé­cia­le­ment réa­li­sé par la SEA pour tra­cer les tra­jec­toires des élec­trons dans les canons élec­tro­niques -, jus­qu’aux puis­sants cal­cu­la­teurs numé­riques néces­saires à la concep­tion des accé­lé­ra­teurs modernes. Kurt Hüb­ner pré­cise, dans une note qu’il vient de publier dans la revue du CERN avec d’autres col­lègues, que » les publi­ca­tions (de Pierre Lapos­tolle) sont deve­nues la bible de géné­ra­tions de concep­teurs et d’in­gé­nieurs des accé­lé­ra­teurs linéaires de pro­tons et d’ions « .

Mais, au-delà de l’im­por­tance de ses contri­bu­tions au pro­grès scien­ti­fique et tech­nique, l’im­pres­sion la plus mar­quante lais­sée par la pré­pa­ra­tion de cette note est l’u­na­ni­mi­té du juge­ment por­té sur l’homme qu’il a été, que cha­cun a expri­mé indé­pen­dam­ment presque dans les mêmes termes.

À l’is­sue d’une car­rière bien rem­plie, Pierre Lapos­tolle a, en effet, lais­sé le sou­ve­nir d’un homme de très haute rigueur morale et de grande auto­ri­té intel­lec­tuelle, sachant inci­ter ses col­lègues moins expé­ri­men­tés à réflé­chir par eux-mêmes aux dif­fi­cul­tés qu’ils ren­con­traient et en défi­ni­tive à direc­te­ment prendre en main leur réso­lu­tion. Tous ceux qui l’ont connu dans leur tra­vail ont appré­cié ses qua­li­tés intel­lec­tuelles et humaines atta­chantes, dis­si­mu­lées sous une grande modes­tie et beau­coup de réserve. Ils gar­de­ront dans leur mémoire l’i­mage de ce savant com­pé­tent, affable et dis­po­nible, plei­ne­ment ouvert aux autres et tou­jours sou­cieux de l’in­té­rêt géné­ral ; et pour ceux qui l’au­ront connu plus inti­me­ment, l’exemple d’un homme qui a su allier la rigueur scien­ti­fique à la pro­fon­deur de sa foi, dans le res­pect des convic­tions de cha­cun. C’est dans cet esprit que je me per­mets de ras­sem­bler pour cet hom­mage tous ceux que j’ai cités, à com­men­cer par L.-J. Libois, son grand ami de tou­jours, et sans oublier ses col­la­bo­ra­teurs et amis que je n’ai pu contac­ter. J’ai­me­rais enfin offrir cet hom­mage col­lec­tif à son épouse Made­leine, à ses 5 enfants et à leurs conjoints, à ses 22 petits-enfants et à son arrière-petite-fille Élise. 

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