Philippe Gillet (43), dit Saint-Gil : un homme de terrain et écrivain

Dossier : ExpressionsMagazine N°649 Novembre 2009
Par Christian MARBACH (56)

Notre cama­rade Phi­lippe Gil­let, X43, ingé­nieur et homme de lettres sous le pseu­do­nyme de Phi­lippe Saint-Gil, vient de décé­der le 23 sep­tembre 2009. J’étais encore lycéen quand j’ai eu la chance de décou­vrir un livre qu’il venait de faire édi­ter à l’âge de 29 ans en 1954, La Meilleure Part. Cet ouvrage fut pour moi une révélation :

Saint-Gil uti­li­sait les maté­riaux que lui avait pro­cu­rés sa vie professionnelle

il décri­vait la vie quo­ti­dienne d’un jeune ingé­nieur res­pon­sable de la construc­tion d’un bar­rage, ses prouesses pour venir à bout des dif­fi­cul­tés tech­niques pré­vi­sibles ou non, ses efforts pour diri­ger ses employés avec un dis­cer­ne­ment conci­liant recherche de pro­duc­ti­vi­té et atten­tion aux per­sonnes, son éner­gie pour sau­ver les vic­times d’un acci­dent, sa volon­té de mener à bien son chan­tier fût-ce aux dépens de sa vie per­son­nelle ou de sa san­té. Si c’était cela, la vie d’un ingé­nieur, comme j’avais rai­son de me lan­cer dans cette voie, même si à la fin de l’ouvrage le chan­tier devait être abandonné.

Un atta­che­ment à l’X
Les écrits que Phi­lippe Saint-Gil a don­nés à La Jaune et la Rouge, rela­tifs à ses débuts dans la vie pro­fes­sion­nelle, attestent de son atta­che­ment à la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne. Comme le film réa­li­sé avec le cos­mo­naute Jean- Fran­çois Cler­voy (78). À l’occasion du Bicen­te­naire, il rédi­gea aus­si, à la demande du Comi­té créé à cette occa­sion, un cha­pitre de cet excellent trai­té pré­pa­ré sous la direc­tion de Jacques Lesourne et Jean-Étienne Cha­pron : Les poly­tech­ni­ciens dans le siècle (1894−1994). Il y sut, dans un cha­pitre inti­tu­lé Les voca­tions sin­gu­lières ou le miracle des X anor­maux, reve­nir avec cœur sur des ren­contres qui l’avaient mar­qué, Abel­lio, Boro­tra, Helf­fer, Girette

Deux ans plus tard, je pus mettre un visage sur ce Jean Per­rin que pré­sen­tait Saint-Gil : celui de Gérard Phi­lipe qui l’incarnait dans le film qu’Yves Allé­gret venait de réa­li­ser à par­tir du roman. Les dif­fé­rences entre livre et film étaient appa­rentes, le chan­tier était dépla­cé du Maroc vers les Alpes, la fin moins triste pour le bar­rage mais davan­tage pour l’ingénieur qui y avait sacri­fié sa san­té. Mais Allé­gret, comme l’insurpassable Gérard Phi­lipe, et comme Saint-Gil lui-même avaient su rendre ce qui fait la gran­deur de toute oeuvre humaine, la noblesse d’un pro­jet comme l’acceptation de sa fragilité.

Quand je fis la connais­sance per­son­nelle de mon ancien de la 43, je com­pris ce que j’avais pres­sen­ti : dans La Meilleure Part comme dans les romans qui sui­vraient, Saint-Gil uti­li­sait les maté­riaux que lui avait pro­cu­rés sa vie pro­fes­sion­nelle. Ingé­nieur pas­sion­né de construc­tion et capable d’adapter en per­ma­nence les leçons de ses pré­dé­ces­seurs en fonc­tion des néces­si­tés, il avait racon­té La Meilleure Part ; diri­geant en charge d’une entre­prise confron­tée à de dif­fi­ciles échéances com­mer­ciales et finan­cières, il rela­tait avec des féro­ci­tés bal­za­ciennes Le ven­dre­di des ban­quiers (1979) ; four­nis­seur de maté­riaux pour les pla­te­formes pétro­lières, il trans­for­mait sa visite de L’île d’acier et de ses habi­tants en voyage à la Jules Verne (1983). Et, dans ses poèmes, comme Dia­logues à une voix (1967), il savait expri­mer avec déli­ca­tesse que la qua­li­té d’une per­sonne ne tenait pas seule­ment à ses résul­tats, mais aus­si à ce qu’elle savait appor­ter aux autres par sa dis­po­ni­bi­li­té et son écoute.


En grande conver­sa­tion avec Louis Leprince-Ringuet.


Quand je fus ame­né, à par­tir de 1990, à assu­mer la res­pon­sa­bi­li­té de coor­don­ner les céré­mo­nies du Bicen­te­naire de l’École poly­tech­nique, c’est tout natu­rel­le­ment que je fis appel à Phi­lippe pour béné­fi­cier de ses conseils et de son aide. Saint-Gil accep­ta immé­dia­te­ment de pas­ser du temps en faveur de la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne ; et il fut très atten­tif à insis­ter sur la tona­li­té qu’il sou­hai­tait pour ces fes­ti­vi­tés : affir­ma­tion de devoirs plus que de droits, affi­chage de la dimen­sion humaine autant que de l’excellence tech­nique ou orga­ni­sa­tion­nelle. Il ne fau­dra pas oublier Saint-Gil dans nos futures listes d’X excep­tion­nels. Non pas anor­maux, d’ailleurs :

Il a atteint une excel­lence modeste et tranquille

Saint-Gil ne cher­chait pas à se sin­gu­la­ri­ser à tout prix, ni dans son métier d’ingénieur et d’entrepreneur, ni dans ses oeuvres lit­té­raires. Mais il y a atteint une excel­lence modeste et tran­quille, ten­due vers cet idéal huma­niste qu’il disait admi­rer chez un Saint- Exu­pé­ry, et qu’il affi­chait sans fausse modes­tie dans l’entretien don­né à Gérard Pilé dans La Jaune et la Rouge de mai 1995. Son Jean Per­rin de La Meilleure Part était comme le jeune frère du Rivière de Vol de nuit. Bon vol à toi, Saint-Gil, vers les sommets !


Gil­let pré­sente à Georges Pom­pi­dou la maquette d’une uni­ver­si­té construite et équi­pée en cinq mois : la facul­té Censier.

Bibliographie

La Meilleure Part, roman, Robert Laf­font, 1954. 

La machine à faire des dieux, Robert Laf­font, 1956. ¦ Dia­logues à une voix, poèmes, Gras­set, 1967. 

Le bar­rage, roman pour la jeu­nesse, Robert Laf­font, 1969.

Roman­tismes, poèmes, Édi­tions Saint-Ger­main-des-Prés, 1976.

Le ven­dre­di des ban­quiers, Flam­ma­rion, 1979.

L’île d’acier, Flam­ma­rion, 1983 (avec son épouse, qui écrit aus­si sous la signa­ture de Claire Val­lières, mais ici sous les signa­tures Phi­lippe et Janine Saint-Gil).

Le prince noir, Édi­tions G.P., 1977

Du livre à l’écran

Dans La Jaune et la Rouge de mai 1995, Gérard Pilé (41) a réa­li­sé et publié une longue inter­view de Phi­lippe Saint-Gil, « homme d’engagement et d’amitié, grand admi­ra­teur de Saint-Exu­pé­ry ». L’auteur y évoque le film tiré de son pre­mier roman.


Réédi­tion à l’occasion du film 

Pre­mier miracle : alors que Saint- Gil s’était caché à Capri avec sa future femme, il trouve à la poste res­tante un mes­sage de son père « Suis har­ce­lé par Laf­font. Pro­duc­teur sou­hai­te­rait faire film avec La Meilleure Part. A besoin de ton accord. Télé­phone-lui immé­dia­te­ment. » « Ce pro­duc­teur venait de tour­ner La bataille de l’eau lourde et rêvait de tour­ner un film sur un grand chan­tier de bar­rage. Il était tom­bé, par pur hasard, sur mon livre en vitrine. »

Autre miracle : Gérard Phi­lipe accepte le rôle prin­ci­pal. « Cet acteur refu­sait alors les neuf dixièmes des rôles, indif­fé­rent aux cachets miri­fiques qu’on lui pro­po­sait, pré­fé­rant jouer Le Cid ou Le Prince de Hom­bourg au TNP pour un salaire de misère. Un pur !

À mon retour à Paris, la pro­duc­tion m’a télé­pho­né que Gérard Phi­lipe vou­lait me ren­con­trer : J’ai d’abord cru à un gag. » La ren­contre se passe comme un rêve : « La dis­cus­sion a com­men­cé à minuit et ne s’est ter­mi­née qu’à sept heures du matin. » Et Saint-Gil d’expliquer la réac­tion de l’acteur : « Il a décla­ré à plu­sieurs reprises que le per­son­nage qu’il y avait incar­né avait été, par­mi tous ses films, son rôle pré­fé­ré… C’était logique. Il en avait plein les bottes des rôles de séduc­teur cynique. Un per­son­nage sérieux d’ingénieur, copain avec ses ouvriers, les défen­dant contre les tra­cas­se­ries des loin­taines admi­nis­tra­tions, ça lui plaisait. »

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