Passion pour la musique et l’informatique : l’exemple d’Orfeo

Voici ce que les compétences de l’ingénieur peuvent apporter au monde du spectacle, et plus particulièrement aux musiciens. Comme quoi l’innovation dans l’organisation et la gestion de ce monde peut déboucher sur un grand succès entrepreneurial. Et la passion pour l’art chez un ingénieur permettre de joindre l’utile à l’agréable. On pourra se reporter à la livraison de la rubrique « 10 questions à un entrepreneur » de notre numéro 711 du mois de janvier 2016, qui présentait déjà Orfeo, alors toute jeune.
« La vie sans musique est tout simplement une erreur », disait Nietzsche. Pour faire vivre la musique, il faut des musiciens talentueux. Et, pour faire monter des artistes sur scène, il faut des équipes administratives et techniques efficaces. C’est pour faciliter le travail de ces équipes que j’ai créé en 2015 la société Orfeo, qui édite une solution logicielle de planification et de gestion. Retour sur la genèse d’Orfeo et sur ces dix ans au service du spectacle vivant.
« J’aime pas votre marché, c’est des saltimbanques »
Voilà ce que m’a dit le premier banquier que j’ai sollicité, issu d’une grande banque que je ne citerai pas, lorsqu’il a pris connaissance de mon projet de logiciel pour le monde du spectacle. À l’époque, Orfeo avait pourtant déjà signé un contrat avec un premier client : le Théâtre des Champs-Élysées. Le banquier a même ajouté : « Ce n’est pas parce que vous avez signé avec un théâtre sur les Champs-Élysées qu’il y a un marché… » Pour comprendre comment je m’étais retrouvé devant ce banquier à présenter un business plan, il faut remonter à quinze ans plus tôt.
Au début des années 2000, alors que je travaillais pour une entreprise de services en informatique, mon patron souhaitait que j’évolue vers un poste de manager. Résultat : j’ai démissionné pour m’établir comme freelance expert en développement informatique. Pendant plus de quinze ans, j’ai aidé des start-up et des entreprises à développer des logiciels de gestion spécifiques.
“Développer un logiciel de gestion spécifique pour le monde du spectacle.”
Pendant tout ce temps, l’idée de réaliser un logiciel métier a germé dans mon esprit. Mes deux hémisphères se sont progressivement associés. Le cerveau gauche, logique et rationnel, car j’ai toujours travaillé dans l’informatique depuis ma sortie de l’X. Et le cerveau droit, intuitif et émotionnel, qui m’a incité à me rapprocher du spectacle vivant et de la musique classique en particulier, que j’affectionne spécialement. C’était décidé : j’allais développer un logiciel de gestion spécifique pour le monde du spectacle.
« Qu’y a‑t-il de spécifique au monde du spectacle ? »
Au démarrage, cette question m’était systématiquement posée. Et, lorsque je tentais d’expliquer la spécificité des métiers de ce secteur, mes arguments étaient généralement balayés d’un revers de main. Or, dix ans et 500 clients plus tard, Orfeo n’a quasiment jamais été en concurrence avec des logiciels généralistes. C’est bien la preuve de la spécificité du secteur du spectacle vivant ! « Mais ça ne suffit pas, Excel et des post-it ? » Eh bien, non… Faire monter 80 musiciens sur scène et autant d’instruments, planifier les répétitions et les tournées, gérer le suivi des temps de travail, les heures de nuit, les hébergements des solistes, les feuilles de route, les budgets, les suppléments d’emploi, les contrats des musiciens solistes et supplémentaires… autant de processus métiers spécifiques au secteur du spectacle vivant.
Et c’est là qu’intervient Orfeo en proposant une solution logicielle de gestion et de planification permettant à toutes les équipes d’une structure du spectacle vivant de centraliser l’information, collaborer plus efficacement afin de gagner un temps précieux sur toutes les tâches répétitives. J’entendais également : « De toute façon, ce doit être le bazar, avec des artistes. » Penser cela, c’est imaginer que la production d’un concert est gérée de manière « artistique » (comprendre : avec amateurisme et manque de précision). Alors que c’est tout le contraire. Le rideau se lève à 20 heures pile. Aucun droit à l’erreur. L’important, c’est le résultat, souvent atteint avec des ressources réduites et un trésor d’efficacité. Quelle délectation d’entendre un consultant en organisation reconnaître qu’il a été bluffé par sa découverte du monde du spectacle, de la précision et de l’efficacité de ses équipes.
« Vous n’avez aucune expérience en gestion d’entreprise »
Outre le regard circonspect, voire méfiant, des financiers et des partenaires face au business plan initial, on me reprochait mon total manque d’expérience en management et gestion d’entreprise. Il est vrai que dans les années 1990, voire 2000, le sujet des start-up était beaucoup moins à la mode qu’il ne l’est aujourd’hui. Deux soutiens ont été déterminants. Celui de mes camarades de promotion, qui se reconnaîtront pour avoir soutenu financièrement et moralement le projet dès ses débuts. Qu’ils en soient ici remerciés ! Et celui du Réseau Entreprendre Paris : un formidable coup de pouce et un accompagnement personnalisé qui m’ont fait beaucoup progresser.
Aujourd’hui, après avoir créé vingt-cinq emplois, c’est à mon tour d’accompagner des plus jeunes entrepreneurs. « Pourquoi avoir choisi le nom Orfeo ? » Encore une question fréquente. Je cherchais un nom en cinq lettres, facile à retenir, visuellement équilibré. Je souhaitais également que ce nom puisse se prononcer dans de nombreuses langues. Enfin qu’il soit porteur de sens. Orfeo, héros de la mythologie grecque, poète et musicien, protagoniste du premier opéra de l’ère moderne, celui de Monteverdi, symbolise à la perfection notre ambition : révolutionner la gestion du spectacle vivant avec une solution SaaS performante et innovante.
La Covid a été difficile à vivre, pour le monde du spectacle vivant en particulier. Mais le paradoxe, plutôt que de tout arrêter, a été de devoir jongler avec encore plus de contraintes : couvre-feu, reports de date. Un client d’Orfeo nous a dit : « Je suis content d’avoir signé avec vous juste avant le confinement. » Finalement, la Covid a fortement accéléré la transition numérique du secteur. Et a participé à l’arrivée du marché à maturité.

Orfeo aujourd’hui… et demain
En 2025, Orfeo fête ses 10 ans et accompagne désormais plus de 500 clients, dont 150 dans la musique classique : agents artistiques, ensembles vocaux et instrumentaux, orchestres et opéras. Mais aussi des compagnies de théâtre, de danse, des producteurs de musiques actuelles et des lieux de spectacle. Sans distinction de discipline et d’esthétique, avec une seule finalité : permettre aux artistes de rencontrer leur public.
Quelles ambitions pour la prochaine décennie, alors que nous sommes désormais un acteur de référence en France dans ce domaine ? Aller vers des marchés connexes ? Non : rester sur le marché du spectacle vivant, notre cœur de cible, et aller à l’international. Nous accompagnons déjà quelques institutions de référence dans le monde de la francophonie : Suisse, Luxembourg, Belgique et Canada. Lors d’un récent concert à la Folle Journée de Nantes, j’écoutais Le Songe d’une nuit d’été de Félix Mendelssohn. Je me suis retrouvé par hasard assis entre l’administratrice de l’orchestre et l’administrateur du chœur, tous deux clients d’Orfeo. L’une comme l’autre m’ont dit en souriant, montrant les 120 personnes sur scène : « C’est un peu grâce à Orfeo qu’on a pu organiser cela. »
L’entreprise Orfeo n’est qu’une petite pierre à l’édifice, loin derrière des artistes, sans qui rien ne serait possible, et en soutien aux équipes artistiques et techniques, principaux artisans de l’organisation. Mais j’ai plaisir à savoir que nous participons chaque jour, modestement mais réellement, à faciliter l’organisation et fluidifier le partage d’informations. Et que je pourrais retourner voir le banquier qui m’a éconduit il y a dix ans et lui dire combien c’est gratifiant de travailler pour des « saltimbanques ». En lui glissant au passage que le Théâtre des Champs-Élysées n’est pas un théâtre sur les Champs-Élysées, mais un opéra, avenue Montaigne !