Novaquark développe le jeu vidéo Dual Universe

Novaquark : un jeu virtuel aux enjeux bien réels

Dossier : TrajectoiresMagazine N°750 Décembre 2019
Par Hervé KABLA (84)

En 2014 Jean-Christophe Bail­lie (94) a créé Novaquark pour dévelop­per un jeu vidéo qui s’appuie sur une tech­nolo­gie par­ti­c­ulière­ment inno­vante per­me­t­tant à des mil­lions de joueurs de partager un même univers virtuel en streaming.

Jean-Christophe Baillie créateur de Novaquark qui propose un jeu vidéo en streaming
Jean-Christophe Bail­lie (94)

Quelle est l’activité de Novaquark ?

Novaquark est entière­ment dédiée à la con­cep­tion et com­mer­cial­i­sa­tion de Dual Uni­verse, un monde virtuel qui ambi­tionne de per­me­t­tre à des mil­lions de joueurs de se con­necter simul­tané­ment dans le même univers et de créer libre­ment leur société virtuelle. Le jeu per­met de créer une économie réal­iste, une indus­trie, des trans­ports, des États, des villes, des sta­tions orbitales, des con­flits, tout cela à une échelle inter­stel­laire et empreint de sci­ence-fic­tion ! On peut citer par exem­ple Ready Play­er One, le dernier film de Spiel­berg, comme une référence avec son univers virtuel appelé The Oasis. Une plate-forme d’enter­tain­ment gigan­tesque, pour accueil­lir des mil­lions de par­tic­i­pants con­nec­tés tous ensem­ble, un monde virtuel dual du monde réel.

Comment t’est venue l’idée ?

J’ai tou­jours été pas­sion­né par les dynamiques émer­gentes, la con­cep­tion de sys­tèmes dont les prémiss­es sont sim­ples mais qui ont la capac­ité de faire émerg­er des com­porte­ments com­plex­es. C’est exacte­ment ce qui se passe avec un univers comme celui de Dual Uni­verse : nous four­nissons des briques de base aux joueurs, comme des Lego, à par­tir desquelles il est pos­si­ble de tout assem­bler, de manière créa­tive. Ce qui est fasci­nant, c’est d’observer alors l’apparition de struc­tures inat­ten­dues, bien plus com­plex­es que ce qu’on aurait pu imag­in­er au départ. Tout l’art du design d’un tel jeu con­siste à bien choisir les briques de Lego afin de favoris­er cette émer­gence. J’ai beau­coup joué à des jeux sur ce principe de par le passé et j’ai pu en appréci­er l’intérêt, mais aus­si les lim­ites à la fois. Dual Uni­verse est né de l’envie d’aller au-delà de ces lim­ites, de tra­vailler sur une nou­velle généra­tion. J’ai la con­vic­tion qu’une nou­velle ère d’enter­tain­ment inter­ac­t­if et intel­li­gent est en train de naître, et que Dual Uni­verse pour­rait en être le fer de lance.

Quel est le parcours des fondateurs ?

Après l’X, j’ai soutenu une thèse en intel­li­gence arti­fi­cielle, avec le lab­o­ra­toire de recherche privé Sony Com­put­er Sci­ence Lab à Paris. J’ai ensuite fondé un labo de recherche à l’Ensta, le CogRob Lab (Cog­ni­tive Robot­ics), duquel est née ma pre­mière start-up, Gostai, spé­cial­isée en robo­t­ique. J’ai ven­du Gostai à Soft­bank (via Alde­baran Robot­ics) en 2012, où j’ai créé un autre labo de recherche privé en IA. Deux ans plus tard, j’ai lancé Novaquark pour porter le développe­ment de Dual Uni­verse, qui me trot­tait dans la tête depuis quelques années déjà ! J’aurais aimé con­tin­uer mes recherch­es en IA, mais il a fal­lu choisir et je me con­sacre doré­na­vant à 100 % à la direc­tion de Novaquark. Mais l’histoire n’est pas terminée !

Qui sont les concurrents ?

Le monde du jeu vidéo est à la fois une des plus gross­es indus­tries du monde et une des plus matures. Il y a donc tou­jours beau­coup de con­cur­rence. Nous pen­sons que notre con­cept, appuyé sur une tech­nolo­gie par­ti­c­ulière­ment inno­vante (le Con­tin­u­ous Sin­gle-Shard Clus­ter qui per­met à des mil­lions de joueurs de partager le même univers éditable en même temps) est unique au monde et va don­ner nais­sance à une expéri­ence d’un genre rad­i­cale­ment nou­veau. Nous avons néan­moins beau­coup de con­cur­rents indi­rects, qui gravi­tent autour des mêmes thèmes que nous, c’est-à-dire pour sim­pli­fi­er : la Sci­Fi spa­tiale. On peut citer par exem­ple Star Cit­i­zen, Elite Dan­ger­ous, Space Engi­neers, Eve Online. Si l’on prend un peu plus de recul, notre posi­tion­nement étant dans l’industrie de l’enter­tain­ment en général, il faut imag­in­er que nos plus gros con­cur­rents à long terme seront des sociétés comme Net­flix ou Ama­zon. Le temps disponible pour de l’enter­tain­ment est une ressource lim­itée pour un con­som­ma­teur poten­tiel ; une énorme bataille va se men­er dans les années à venir sur ce marché, d’autant plus que les pro­grès en matière d’IA et d’automatisation vont con­tin­uer à apporter des gains de pro­duc­tiv­ité, donc plus de temps libre.

Quelles ont été les étapes clés depuis la création ?

Novaquark a été créée en 2014, après que les tests sur le pre­mier pro­to­type de la tech­nolo­gie que j’avais dévelop­pée ont mon­tré que l’approche était la bonne et qu’il était pos­si­ble de faire cohab­iter des mil­lions de per­son­nes simul­tané­ment dans le même univers virtuel. En plus de mon investisse­ment ini­tial, nous avons levé des fonds auprès de busi­ness angels et com­mencé à recruter une pre­mière équipe avec pour mis­sion de trans­former le pro­to­type en pro­duit. En 2016, nous avons lancé un kick­starter (finance­ment par­tic­i­patif) auprès de la com­mu­nauté, afin de tester l’appétit du marché pour Dual Uni­verse. Nous avons été cette année-là le troisième plus gros kick­starter au monde en jeu vidéo. Ce suc­cès nous a per­mis de lever plus de fonds et d’aller jusqu’au lance­ment de l’alpha du jeu, qui est une ver­sion de test plus poussée. Cette ver­sion a été pré­com­mer­cial­isée auprès des joueurs les plus motivés pour nous aider à tester et à con­tin­uer le développe­ment. Nous avons ren­con­tré un franc suc­cès avec près de 30 000 joueurs déjà dans la com­mu­nauté (c’est un gros chiffre à ce stade de matu­rité). Fort de cela, nous venons de con­clure une nou­velle lev­ée de fonds de 10 M€, qui va servir à financer la final­i­sa­tion du développe­ment de Dual Uni­verse et à attein­dre la rentabil­ité. Pour accélér­er le développe­ment de l’équipe (actuelle­ment 50 per­son­nes à Paris), nous venons d’ouvrir une antenne à Mon­tréal, qui est un des pôles mon­di­aux du jeu vidéo, avec pour objec­tif de dou­bler la taille de Novaquark d’ici à fin 2019. Le jeu devrait en principe sor­tir en ver­sion betâ (c’est-à-dire qua­si ter­miné) à l’été 2020.

Quels sont les grands défis à venir dans le monde du jeu vidéo ?

Le marché du jeu vidéo se porte très bien. On peut dire que le défi est de con­tin­uer à croître, avec une offre qui évolue et des moyens d’accès de plus en plus nom­breux. Google a annon­cé récem­ment à la Game Devel­op­ers Con­fer­ence (GDC) de San Fran­cis­co le lance­ment de sa plate-forme « Sta­dia » des­tinée au cloud gam­ing, sur le principe du stream­ing. Avan­tage : plus besoin de met­tre à jour sa machine, plus besoin de l’acheter, plus besoin d’installer de jeu, etc. Tout est clé en main. Vous pou­vez même en principe jouer à votre jeu favori depuis une sim­ple TV. Per­son­ne ne sait quel va être l’impact à long terme de ce type de tech­nolo­gie, mais il est tout à fait pos­si­ble que cela trans­forme le paysage du jeu vidéo en pro­fondeur, ouvrant la porte à de nou­veaux busi­ness mod­èles, tout en élar­gis­sant encore le marché car il n’y a plus besoin d’acheter de con­sole pour jouer. Ce qui est sûr, c’est que le monde du jeu vidéo n’a cessé de se trans­former depuis ses orig­ines, porté par de nou­velles tech­nolo­gies. C’est sans doute l’une des indus­tries les plus inno­vantes et c’est ce qui rend ce domaine passionnant.

“Il faut arrêter d’associer jeu vidéo et ados.
L’âge moyen du joueur
de jeu vidéo en 2019 est de 35 ans !”

On a du mal à croire que cela concerne plus que quelques millions d’ados ; quelle est la taille réelle du marché ?

Il faut arrêter d’associer jeu vidéo et ados. L’âge moyen du joueur de jeu vidéo en 2019 est de 35 ans ! Il y a plusieurs généra­tions d’ados qui, en gran­dis­sant, ont con­tin­ué à jouer et à appréci­er le jeu vidéo, sou­vent avec des exi­gences de plus en plus grandes. On a claire­ment un marché pour les ados, avec des jeux par­fois assez basiques, mais il y a de plus en plus de joueurs à la recherche d’expériences plus pro­fondes, plus intéres­santes. L’âge moyen du joueur recule d’un an par année, car les joueurs con­tin­u­ent de jouer (la rup­ture est autour de 45 ans actuelle­ment : en général, si vous avez plus de 45 ans, vous ne jouez pas et vous ne com­prenez pas très bien l’intérêt des jeux vidéo, que vous asso­ciez exclu­sive­ment à l’adolescence). Nous aurons un jour des maisons de retraite emplies de gamers ! Pour don­ner quelques chiffres, le marché du jeu vidéo était de 43,8 mil­liards de dol­lars en 2018, en hausse de 18 % par rap­port à 2017.

Une part du financement du projet est passée par un financement participatif. Pourquoi avoir fait ce choix ?

Je n’avais jamais dévelop­pé pro­fes­sion­nelle­ment de jeu vidéo aupar­a­vant et il était très dif­fi­cile d’être crédi­ble avec de sur­croît une idée inno­vante comme celle de Dual Uni­verse. Il fal­lait absol­u­ment légitimer le pro­jet en faisant appel à la com­mu­nauté des joueurs et emporter un pre­mier suc­cès. Le finance­ment par­tic­i­patif nous a per­mis d’approcher nos futurs clients, alors que le jeu n’était encore qu’à un stade embry­on­naire, et de mesur­er l’intérêt sus­cité. Cette étape nous a per­mis de récolter un peu d’argent, mais aus­si et surtout d’obtenir la crédi­bil­ité dont nous avions besoin pour ensuite lever des fonds plus conséquents.

Pourra-t-on un jour arriver au monde décrit par Ready Player One ?

Si on par­le du monde réel tel qu’il est décrit dans le livre (une sorte de déso­la­tion mon­di­ale dép­ri­mante), je n’en sais rien. C’est pos­si­ble, mais je reste un opti­miste ! Pour ce qui est de « l’Oasis », le monde virtuel au cœur de Ready Play­er One, je pense que nous sommes juste­ment en train de le créer ! Bien sûr, ce sera sous une forme un peu dif­férente, mais le con­cept est le même : un énorme ter­rain de jeu pour toute l’humanité. Mais, au-delà du jeu, il s’agit d’une expéri­ence enrichissante : vous devez con­stru­ire, inven­ter, décou­vrir, diriger des organ­i­sa­tions par­fois de plusieurs mil­liers de joueurs. Toutes ces choses se passent dans un monde virtuel, mais ne font pas appel à des com­pé­tences virtuelles. Il s’agit de véri­ta­bles défis au tra­vers desquels les par­tic­i­pants peu­vent dévelop­per de réelles com­pé­tences. C’est ce qu’on appelle chez Novaquark une expéri­ence de jeu mean­ing­ful, ou por­teuse de sens.

Le jeu vidéo est-il une représentation du monde réel ou est-ce l’inverse ?

Le jeu vidéo, comme toute forme d’art (car il s’agit bien d’un art), à la fois inspire et est inspiré par le monde réel. De toute évi­dence, Dual Uni­verse s’inspire du monde réel : nous y retrou­vons des principes de gou­ver­nance, d’économie et de ges­tion sociale directe­ment calqués sur ce que nous con­nais­sons dans le monde réel. Symétrique­ment, étant don­né que la pos­si­bil­ité est don­née aux joueurs de définir leur pro­pre sys­tème poli­tique ou économique, il est pos­si­ble que ce ter­rain de jeu soit le théâtre d’expérimentations intéres­santes, de nou­velles idées, qui pour­raient – pourquoi pas ? – influ­encer le monde réel. Il ne faut néan­moins pas pouss­er trop loin ces analo­gies car, dans un jeu vidéo, beau­coup de choses fon­da­men­tales sont absentes. Pour citer quelques exem­ples : il n’y a pas de mort (réelle), pas de souf­france physique, pas de faim, pas de risque d’être empris­on­né, et il y a une cer­taine forme d’anonymat der­rière l’avatar de cha­cun. Tout cela intro­duit des dif­férences assez pro­fondes avec la dynamique du monde réel, il ne faut pas l’oublier. C’est aus­si ce qui fait l’intérêt d’un monde virtuel, qui nous libère de cer­taines con­traintes du monde réel. Mais, dans tous les cas, le par­al­lèle reste intéres­sant à faire. Je pense que la fron­tière entre réel et virtuel va devenir de plus en plus floue et rel­a­tive­ment vide de sens, car les ponts entre les deux formes de réal­ité vont se mul­ti­pli­er et les enjeux (bien réels) des mon­des virtuels vont pro­gres­sive­ment s’imposer dans le réel. Imag­inez que vous êtes à la tête d’une nation virtuelle forte de 10 000 joueurs, avec le man­age­ment que cela sup­pose, cou­vrant 5 planètes et respon­s­able de 25 % de l’activité économique de votre secteur de la galax­ie ; même si tous ces chiffres sont liés à une réal­ité simulée, ils sont très tan­gi­bles et « réels » pour vous qui êtes au cœur du jeu. Il y a une forme de réal­ité, qui dépasse la réal­ité physique directe­ment observable.

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