Nos corps se rendront-ils un jour loin d’ici ?

Voyager dans l’espace et habiter une autre planète, c’est difficile non seulement pour des questions matérielles, mais aussi pour des raisons quasi ontologiques. Voici ce qu’en pense un philosophe
des sciences faisant référence, comme il l’a développé dans son livre Transports physiques (Étienne Klein, Gallimard, avril 2025).
La bascule qui a permis la naissance de la physique dite « moderne » s’est faite au xviie siècle, lorsque fut proposé d’adopter un regard extérieur sur notre Terre. Tout en a été bouleversé, et pour cause : afin d’accéder à l’idée selon laquelle notre planète pourrait tourner autour du Soleil, ne faut-il pas d’abord s’émanciper de notre perception immédiate et faire l’effort de la regarder comme si on se trouvait très loin d’elle ? C’est cet écart, ce décentrement, que Hannah Arendt appelait la « découverte du point d’Archimède » – cet appui qui permet de soulever la Terre, « d’agir sur elle et dans la nature terrestre comme si nous en disposions de l’extérieur » (Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Le livre de poche, 2020, p. 295).
Aller se faire voir ailleurs
Se pose alors une question vertigineuse : dès lors que la physique s’apparente à un art « d’aller se faire voir ailleurs » pour ensuite revenir sur Terre conceptuellement mieux armés, ne pourrions-nous pas accélérer et multiplier ses avancées en nous rendant physiquement ailleurs pour échapper au particularisme de notre situation au sein de l’Univers ? Nous le faisons déjà, pourrait-on me répondre, en envoyant à plus d’un million de kilomètres de la Terre des télescopes spatiaux, sortes de prothèses surpuissantes capables de détecter toutes sortes de signaux. Certes, mais pourquoi ne pas faire mieux en allant nous-mêmes nous installer, avec nos propres corps-esprits, sur quelque exoplanète ? Ne sommes-nous pas programmés pour la marche en avant perpétuelle, l’émancipation tous azimuts ? Pour être fièrement indifférents aux ancrages, aux frontières, aux limites ?
Petits problèmes matériels…
Glissons rapidement sur l’épineux problème du transport : les exoplanètes les plus proches étant situées à plusieurs années-lumière, un voyage de type « classique » vers l’une d’entre elles prendrait des millions d’années. Il faudrait donc d’abord aimer à la folie être confiné ; ensuite accepter joyeusement de se laisser traverser par une pluie dense et permanente de rayons cosmiques, en faisant le pari qu’ils ne déclencheront pas des cancers à une cadence d’essuie-glace ; enfin, concevoir des enfants à un rythme permettant de renouveler l’équipage sans faire éclater le vaisseau sous la pression démographique.
S’autorépliquer ?
On me rétorquera sans doute que d’autres voies d’exploration ont été imaginées, qui permettraient d’échapper à ces contraintes par trop contingentes, pour ne pas dire bassement terre à terre. Durant les années 1940, John von Neumann, convaincu que la nature n’obéit jamais qu’à des règles mathématiques, avait par exemple conçu l’idée de machines et même d’êtres vivants capables de s’autorépliquer, c’est-à-dire capables de créer des copies d’elles-mêmes, à l’instar des cellules vivantes.
Ces automates justement dits cellulaires sont constitués d’une grille dans laquelle chaque case peut se trouver dans un certain nombre d’états différents. L’état de ces « cellules » évolue au cours du temps en vertu de règles locales simples tenant compte d’une part de l’état actuel de la cellule, d’autre part de celui de ses voisines. John von Neumann montra qu’un tel système a priori simple pouvait finalement avoir des comportements extrêmement complexes, et ainsi quasiment mimer le « jeu de la vie ».
Les sondes de John von Neumann
Cette idée fut reprise, développée et exploitée en 1980 dans des scénarios de conquête de l’espace : ne pourrait-on pas imaginer un vaisseau spatial capable de se répliquer et de se réparer lui-même, et même de s’autoaméliorer à partir des matières premières rencontrées au cours de son voyage ? Une telle « sonde de John von Neumann » (Robert A. Freitas Jr, « A Self-Reproducing Interstellar Probe », J. Br. Interplanet Soc., n° 33, juillet 1980, p. 251-264) permettrait dans un premier temps de coloniser les planètes du système solaire, puis d’explorer d’autres mondes plus lointains en sautillant d’une exoplanète à l’autre. Étant occupée par des êtres vivants eux aussi supposés capables d’autoréplication, elle pourrait poursuivre son périple bien après l’extinction de l’humanité. En quelques millions d’années, l’entièreté de la Voie lactée se trouverait ainsi visitée (à la condition que la vitesse de la sonde égale au moins un certain pourcentage de la vitesse de la lumière…).
Et Husserl…
Soit, mais chacun a ses faiblesses et ses bornes : les miennes m’empêchent de croire que cette expérience de pensée puisse devenir un jour une expérience « tout court ». Mais admettons, pour voir, que je me trompe. Un autre argument me vient alors à l’esprit, qui me semble plus sérieux, et surtout plus fondamental. C’est celui que développait Edmund Husserl dans La Terre ne se meut pas, un texte de 1934 : pour nous, expliquait-il, la Terre n’est pas une planète comme une autre. Elle est le sol originaire et irremplaçable de notre ancrage corporel, peut-être aussi de notre constitution psychique. Tout se passe pour nous comme si elle n’était pas en mouvement, mais au contraire parfaitement immobile du point de vue de notre corps, de sorte qu’il est illusoire d’espérer nous émanciper de sa présence attractive et nourricière sans que cela provoque en nous de grands dommages.
Un « archi-foyer »
Nous sommes des êtres physiques fondamentalement « géocentrés ». Des Terriens avant que d’être des humains. De sorte que, si nous campions très loin de la Terre au point de ne même plus l’apercevoir, nous perdrions une part de notre équilibre psychique, à moins d’être d’une façon ou d’une autre « augmentés ». Changer de planète, ce serait devenir existentiellement autres. Car, à la différence de celle des particules élémentaires, notre identité propre n’est pas invariante par translation dans l’espace.
“Changer de planète,
ce serait devenir existentiellement autres.”
On me pardonnera ce truisme : la Terre est bien la seule planète qui soit exactement là où nous sommes. Cela fait d’elle notre « archi-foyer », pour parler là encore comme Husserl. Quand bien même on lui découvrirait des sœurs jumelles, elle n’en deviendrait pas pour autant quelconque pour nous. Il semble donc peu raisonnable d’imaginer que nous puissions la quitter pour de bon, encore moins que nous puissions nous enraciner confortablement ailleurs. C’est d’ailleurs là tout le paradoxe de notre situation : au moment même où nous accumulons les découvertes de nouvelles exoplanètes, nous devons prendre conscience de l’unicité de notre planète relativement à nous.





