Napoléon Bonaparte et sa poule aux œufs d’or

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°764 Avril 2021
Par Olivier AZZOLA

De l’Italie à Sainte-Hélène, plusieurs témoignages nous sont par­venus des actes et paroles de Napoléon se rap­por­tant à l’École poly­tech­nique. Ceux-ci nous dressent le por­trait d’un général, con­sul et empereur soucieux d’une part de l’avancée des sci­ences et de leurs appli­ca­tions au ser­vice de la société et, d’autre part, de s’assurer un vivi­er d’officiers des armes savantes, dont il est lui-même issu.

La dou­ble mis­sion de l’École, con­forme à ses statuts, à la fois école au but spé­cial, for­mer des ingénieurs et officiers néces­saires aux besoins de la Nation, et école à l’objectif plus fon­da­men­tal d’être une école de haute cul­ture sci­en­tifique cor­re­spond assez bien au pro­fil intime de Napoléon lui-même : « Si je n’étais pas devenu général en chef… je me serais jeté dans l’étude des sci­ences exactes. J’aurais fait mon chemin dans la route des Galilée, des Newton. »

La visite de l’Empereur

Une gravure du temps de Louis-Philippe, pub­liée le mois même du rap­a­triement des cen­dres de Napoléon (décem­bre 1840) et inti­t­ulée École royale poly­tech­nique : une vis­ite (la seule) de Napoléon le 28 avril 1815, résume presque à elle seule les liens que Napoléon Bona­parte a eus avec l’École poly­tech­nique : pen­dant les Cent-Jours, l’Empereur est accueil­li avec armes et fra­cas par les élèves en grand uni­forme dans la cour de l’École. Au pre­mier plan à droite, les pre­miers vol­umes de la Descrip­tion de l’Égypte, parus en 1809, rap­pel­lent l’expédition d’Égypte et la con­tri­bu­tion des poly­tech­ni­ciens à cette entre­prise et sug­gèrent que les pre­miers vol­umes, con­servés aujourd’hui encore par la bib­lio­thèque, ont été remis à l’École en 1815.

Le dra­peau don­né par Napoléon avec la devise « Pour la Patrie, les Sci­ences et la Gloire » est tenu par un élève, à gauche. Seule­ment l’artiste y a glis­sé une devise légère­ment dif­férente : « Pour la Par­tie, les Sci­ences et les Arts » ! Le démé­nage­ment de l’hôtel de Las­say vers la Mon­tagne Sainte-Geneviève, décidé par Napoléon et effec­tif en 1805, est représen­té par les bâti­ments fidèle­ment repro­duits, tan­dis qu’autour de la gravure fig­urent les por­traits des pro­fesseurs des années de la Révo­lu­tion et de l’Empire : Mon­ge, Four­croy, Berthol­let…, tous dis­parus au temps où la gravure paraît. 

Réconciliation nationale

Cette gravure représente un fait bien réel. Le 28 avril 1815, Napoléon rend vis­ite à l’École poly­tech­nique pour décor­er de la croix de la Légion d’honneur deux des élèves blessés lors des com­bats du 30 mars 1814 à la bar­rière du Trône, com­bats qui furent célébrés un siè­cle plus tard avec la réal­i­sa­tion de la stat­ue du Con­scrit par Corneille The­unis­sen. La gravure, qui par son titre asso­cie roy­auté et Empire, par­ticipe en fait d’une volon­té de réc­on­cil­i­a­tion nationale. 

Louis-Philippe avait fait installer l’obélisque de Louk­sor sur la place de la Con­corde, opéra­tion menée par Jean-Bap­tiste Apol­li­naire Lebas (X1816) – rap­pel de l’expédition d’Égypte –, fait achev­er l’Arc de Tri­om­phe et rétablir la stat­ue de l’Empereur au som­met de la colonne Vendôme. C’est aus­si lui qui fait ramen­er les cen­dres de l’Empereur en France, mis­sion à laque­lle Gour­gaud (X1799) par­tic­i­pa, lui qui fut à Sainte-Hélène de 1815 à 1818 et qui fut l’un des pre­miers à réclamer – avec Fab­vi­er (X1802) – le retour de la dépouille de l’Empereur dès le surlen­de­main de l’annonce de sa mort en France un 5 juil­let 1821, soit deux mois après sa dis­pari­tion effective.

“L’École représente un puissant symbole de réconciliation.”

D’ailleurs, l’École poly­tech­nique était présente le 15 décem­bre à Courbevoie lorsque les cen­dres de l’Empereur quit­tèrent le navire qui les trans­portait, puis pour fer­mer la marche jusqu’à Paris, et aux Invalides. Encore auréolée du pres­tige de la révo­lu­tion de 1830, l’École représente un puis­sant sym­bole de réc­on­cil­i­a­tion, entre ses orig­ines révo­lu­tion­naires et ses liens his­toriques forts à l’Empire et à la monar­chie de Juil­let. La légende de la gravure n’est que par­tielle­ment vraie : si Napoléon n’est bien venu qu’une seule fois à l’École poly­tech­nique sur la Mon­tagne Sainte-Geneviève, Bona­parte, lui, s’était déplacé à la fin de 1797 dans les locaux de l’École.

Comment Bonaparte découvrit-il l’École polytechnique ?

C’est pen­dant la cam­pagne d’Italie, par l’intermédiaire de Gas­pard Mon­ge, pro­fesseur à l’École et envoyé en Ital­ie dans une Com­mis­sion des sci­ences et des arts, que Bona­parte est instru­it de la nature de l’École poly­tech­nique et de ce que l’on y fai­sait. Mon­ge rap­porte ain­si l’épisode à son épouse : « Hier soir, il a rassem­blé son état-major et il a voulu me faire par­ler sur ma pau­vre géométrie descrip­tive. Je m’en suis tiré de mon mieux et, après la séance, tout le monde s’est écrié que c’était un bon signe pour la paix. » La géométrie descrip­tive forme en effet le tronc cen­tral des enseigne­ments auquel se rat­tachent les branch­es des autres dis­ci­plines dans l’enseignement à l’École de cette époque. De retour d’Italie, le 31 décem­bre 1797, Bona­parte la vis­ite, guidé par le directeur Guy­ton de Morveau et par Mon­ge. Plus pré­cisé­ment, il vient voir les salles où les élèves tra­vail­lent leurs épures de géométrie descrip­tive et ren­con­tre les professeurs. 

Sur l’île d’Elbe, l’Empereur se sou­vien­dra de cette vis­ite, d’après le témoignage de son servi­teur Marc­hand : « Un jour que j’étais resté seul auprès de l’Empereur, pen­dant qu’il était dans son bain, il me deman­da si je saurais lui dire ce que son corps déplaçait d’eau ; je fus obligé d’avouer mon igno­rance : “Donne-moi du papi­er et du cray­on ; je vais te le dire”. Il en fit le cal­cul, dont le chiffre ne m’est pas resté dans la mémoire. “Les élèves de l’École poly­tech­nique, lorsque j’allais les voir, étaient tou­jours heureux de résoudre les ques­tions que je leur posais.” » Il est vrai qu’au moment de cette vis­ite Bona­parte cherche à s’attacher les savants pour son élec­tion à l’Institut. Mais il y a plus. 

L’expédition d’Égypte, aventure polytechnicienne

Ces vis­ites à l’École, les longues dis­cus­sions avec Mon­ge en Ital­ie… lorsque Bona­parte décide de par­tir en Égypte, il va com­pos­er une Com­mis­sion des sci­ences et des arts et faire mobilis­er les insti­tu­tions sci­en­tifiques, notam­ment l’École poly­tech­nique. Il ne s’agit pas de faire un sim­ple relevé des antiq­ui­tés, il faut y con­stru­ire des routes, des ports, des canaux, des for­ti­fi­ca­tions. C’est la pre­mière fois dans l’histoire que des savants sont ain­si mobilisés.

Quar­ante-sept poly­tech­ni­ciens, élèves à Poly­tech­nique, élèves à l’école d’application ou jeunes ingénieurs, et des enseignants et des per­son­nels des lab­o­ra­toires. Il n’est pas inno­cent que le décou­vreur de la pierre de Rosette soit un poly­tech­ni­cien, Bouchard, à la fois savant – il enseigne les math­é­ma­tiques dès avant son entrée à l’X – et offici­er du génie. Et celui qui annon­cera cette décou­verte à l’Institut d’Égypte fut Lan­cret, poly­tech­ni­cien et ingénieur des Ponts et Chaussées.

La con­tri­bu­tion des poly­tech­ni­ciens à la cam­pagne d’Égypte trou­vera son accom­plisse­ment dans la pub­li­ca­tion de la Descrip­tion de l’Égypte, œuvre de pro­pa­gande à la gloire de « Napoléon le Grand ». La pub­li­ca­tion en fut dirigée en grande par­tie par Edme-François Jomard (X1794). Le fait que la plu­part des planch­es aient été signées par trois noms, Jomard et le tan­dem Jean-Bap­tiste Pros­per Jol­lois (X1794) – René Édouard de Vil­liers du Ter­rage (X1796), mais aus­si Lan­cret, Malus, Chabrol de Volvic, Duboys, Coraboeuf, ne doit rien au hasard non plus. C’est le fruit d’un enseigne­ment des math­é­ma­tiques asso­cié aux tech­niques graphiques via la géométrie descriptive.

Mobiliser l’École polytechnique pour les sciences et pour les armées

Bona­parte revenu d’Égypte et devenu Pre­mier con­sul laisse sa mar­que sur l’École poly­tech­nique à peine plus d’un mois après la procla­ma­tion du Con­sulat ; c’est la loi du 25 frimaire an VIII qui crée le Con­seil de per­fec­tion­nement, chargé d’assurer la cohérence des pro­grammes entre l’X et les écoles d’application. Les années qui suiv­ent, Bona­parte pro­jette la recon­sti­tu­tion d’une École mil­i­taire pour répon­dre aux besoins de ses cam­pagnes mil­i­taires. Mis­sion plus qu’accomplie en 1802 avec l’École spé­ciale militaire.

En cer­taines occa­sions Bona­parte ten­tera de faire de l’École poly­tech­nique une pour­voyeuse directe d’officiers de l’armée – sans pass­er par la case école d’application –, ce qui est con­traire à l’esprit de la loi, mais que la direc­tion de l’École parvien­dra à éviter, en pro­posant à la place de choisir par­mi les can­di­dats mal­heureux au con­cours. Les places offertes aux élèves dans l’infanterie ou comme com­mis­saire des guer­res, pour ceux qui n’ont pas trou­vé de places ailleurs, trou­vent peu de pre­neurs. En revanche, les élèves offrent volon­taire­ment leurs com­pé­tences et économies par exem­ple avec de la canon­nière La Poly­tech­nique con­stru­ite dans le cadre d’un pro­jet d’invasion de l’Angleterre et mise à l’eau en 1803.

“En certaines occasions Bonaparte tentera de faire de l’École polytechnique une pourvoyeuse directe d’officiers de l’armée.”

Les cam­pagnes mil­i­taires de Bona­parte vont faire appel à des officiers de plus en plus nom­breux. Les effec­tifs de recrute­ment s’accroissent. La loi du 25 frimaire an VIII avait fixé le nom­bre d’élèves à l’École à 300 pour les deux pro­mo­tions. Mais pen­dant quelques années les exam­i­na­teurs ne trou­vèrent pas autant d’élèves jugés aptes à fournir ce con­tin­gent. Il faut ain­si atten­dre le con­cours de 1806 pour trou­ver une pro­mo­tion de 174 élèves, qui avec la pro­mo­tion de 1805 for­mait effec­tive­ment un con­tin­gent total théorique d’environ 300 élèves.

On recrutera jusqu’à 227 élèves lors du con­cours 1813. La moyenne pour les années 1799–1814 s’établit ain­si à 69 % d’élèves sor­tant dans un corps mil­i­taire, avec des années dépas­sant les 80 voire 90 % en 1800, 1809, 1811, 1812, 1813. Les chiffres sont cepen­dant assez irréguliers, illus­trant l’alternance de péri­odes de guerre et de paix. L’année 1813, avec un recrute­ment dans les armées de l’ordre de 95 %, est l’année de tous les records pour l’histoire de l’École polytechnique.

C’est peut-être Alfred de Vigny qui sut le mieux traduire l’état d’esprit des jeunes étu­di­ants : « La guerre était debout dans les lycées […], les log­a­rithmes et les tropes n’étaient à nos yeux que des degrés pour mon­ter à l’étoile de la Légion d’honneur, la plus belle des étoiles des cieux pour des enfants. »

Élève de l’École polytechnique en 1812
Élève de l’École poly­tech­nique, 1812, gravure sur bois de 1862. Dessin de Bel­langé gravé par Rouget. © Col­lec­tions École polytechnique

Pour les Sciences !

Sous l’Empire, en 1809, Napoléon demande à l’École poly­tech­nique de con­stru­ire, aux frais de l’État, une grande pile voltaïque dont le principe a été décou­vert en 1800. Certes cette com­mande répond à ce besoin de con­cur­rencer l’Angleterre dans le domaine sci­en­tifique, où Davy avance vite, mais elle répond aus­si aux aspi­ra­tions de Napoléon, qui avait don­né en main pro­pre la Légion d’honneur à Vol­ta. C’est un exem­ple de Big Sci­ence, style Empire, cette sci­ence pour laque­lle les savants de l’École, dont Mon­ge, Guy­ton, Gay-Lus­sac (X1797) et Thé­nard furent missionnés.

À Sainte-Hélène, si l’on en croit le médecin bri­tan­nique O’Meara, Napoléon évo­quera d’ailleurs le rôle qu’il a eu dans le développe­ment et l’affermissement de l’École poly­tech­nique : « Les chimistes habiles sor­tent en grand nom­bre de cette école ; ils répan­dent aus­sitôt les con­nais­sances de cette sci­ence dans les man­u­fac­tures de l’Empire, et appliquent la chimie aux arts. »

Encaserner l’École polytechnique

On ne sait si Bona­parte a eu con­science de mater, par­mi les insurgés de l’insurrection roy­al­iste du 13 vendémi­aire an IV, quelques élèves de l’École poly­tech­nique, dont Jean-Bap­tiste Biot (X1794). En tout cas, c’est en prenant pré­texte de trou­bles à l’ordre pub­lic que l’École est mil­i­tarisée lorsque des élèves sont soupçon­nés de chahuts lors de la représen­ta­tion de la tragédie Pierre-le-Grand par Car­rion-Nisas. Celui-ci est un ancien condis­ci­ple de Bona­parte à Bri­enne et sa pièce con­tient des éloges voilés au Con­sul. Si le caserne­ment répond à un besoin évi­dent de dis­ci­pline, il s’agit aus­si d’une mesure con­forme aux con­vic­tions per­son­nelles de Napoléon sur le rôle de l’armée dans la créa­tion d’une société nou­velle, et une mesure indis­so­cia­ble du paiement par les élèves d’une pen­sion, ce qui per­me­t­tait de faire faire à l’État d’énormes économies.

“Ces jeunes gens âgés de quinze ou seize ans
se libertinaient au milieu de la corruption de
la capitale, je les fis caserner, ce qui leur déplut.”

L’Empereur s’était exprimé sur cette déci­sion d’encasernement, en se con­fi­ant à son valet de cham­bre à l’île d’Elbe : « Ce qui a don­né lieu au bruit, dis­ait-il, que je n’aimais pas cette école, c’est que les jeunes gens, la plu­part âgés de quinze ou seize ans, se lib­erti­naient au milieu de la cor­rup­tion de la cap­i­tale, et que je les fis casern­er, ce qui leur déplut. » Si la mil­i­tari­sa­tion boule­verse le quo­ti­di­en des élèves, elle change rel­a­tive­ment peu le mode de gou­ver­nance de l’École, quant aux pro­grammes d’enseignement, qui restent aux mains du con­seil des enseignants, avec un con­trôle de l’Académie des sci­ences et des Corps.

Épilogue : Napoléon au mus’X

Au terme de ce par­cours à marche for­cée, nous inviterons les lecteurs à venir décou­vrir cette his­toire à Palaiseau, en débu­tant par la sta­tion de RER Lozère, qui est reliée à l’École poly­tech­nique par le sen­tier Edme-François Jomard (où celui-ci avait sa rési­dence), puis par un pas­sage au mus’X, qui présente une réplique de l’uni­forme napoléonien des élèves, des planch­es de la Descrip­tion de l’Égypte, une réplique du dra­peau de 1804, une pile de Vol­ta, un por­trait orig­i­nal de Napoléon, de nom­breux bustes de savants tels que ceux de Mon­ge, Laplace, Chap­tal, Carnot… puis de pour­suiv­re leur chemin dans le hall cen­tral où se trou­ve le canon du Patri­ote, navire chargé de trans­porter les instru­ments sci­en­tifiques de l’expédition d’Égypte, et de ter­min­er dans la cour d’honneur placée sous le regard du Con­scrit de 1814.

Lais­sons le mot de la fin au valet de cham­bre Marc­hand rap­por­tant les pro­pos de l’Empereur : « L’Empereur dis­ait que l’École poly­tech­nique avait tou­jours été l’objet de sa sol­lic­i­tude. Elle était fondée par Mon­ge qu’il aimait ; Laplace, Lagrange, Prony étaient ses amis et en étaient les chefs. »

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