Musique, mathématiques et informatique : témoignage d’un élève

Musique, mathématiques et informatique : témoignage d’un élève

Dossier : Les X et la musiqueMagazine N°806 Juin 2025
Par Augustin BOUQUILLARD (X23)

On peut faire de la musique ou en com­po­ser à côté d’une for­ma­tion poly­tech­ni­cienne ou en exer­çant un métier qui découle de cette for­ma­tion et qui n’a rien de musi­cal. On peut aus­si délais­ser la voie du scien­ti­fique ou de l’ingénieur pour se consa­crer exclu­si­ve­ment à la musique. Mais l’exemple d’Augustin Bou­quillard montre qu’on peut faire encore mieux : on peut uti­li­ser sa for­ma­tion d’X et les com­pé­tences qu’elle déve­loppe au béné­fice de la musique elle-même ; c’est la fusion rêvée entre l’activité musi­cale et l’activité scien­ti­fique, dont les natures sont fina­le­ment sous cer­tains angles très proches. En voi­ci la démons­tra­tion par l’exemple.

Lorsque Jérôme Bas­tia­nel­li m’a pro­po­sé de par­ti­ci­per au dos­sier de La Jaune et la Rouge consa­cré aux X et la musique, j’ai res­sen­ti tout à la fois de la joie, de la fier­té aus­si, et beau­coup d’embarras. Je fais bien pâle figure aux côtés d’illustres anciens, com­po­si­teurs et musi­ciens. Aus­si témoi­gne­rai-je ici sim­ple­ment de mon rap­port intime à la musique et de ce que notre école peut appor­ter par son ouver­ture à des élèves qui, comme moi, sont par­ta­gés sinon tiraillés entre un ardent désir de musique et une irré­pres­sible soif de sciences. 

Un engagement premier pour la musique

Si, depuis mon plus jeune âge, la musique occupe une place cen­trale dans ma vie, j’ai tou­jours nour­ri une très grande curio­si­té à l’égard de la nature, des sciences du vivant et plus tard des mathé­ma­tiques. Entré à huit ans au Chœur d’enfants de la Maî­trise Notre-Dame de Paris, j’ai tout d’abord vécu la musique émotion­nellement, chan­tant l’immense réper­toire de la musique sacrée aux côtés de chefs et com­po­si­teurs, fer­vents et enga­gés, qui nous ouvraient à des lan­gages musi­caux mul­tiples et à des expé­riences sonores intenses. Puis j’ai inté­gré, en pia­no, orgue et accom­pa­gne­ment, le conser­va­toire à rayon­ne­ment régio­nal de Paris, tra­vaillant avec Jean-Marie Cot­tet, musi­cien fas­ci­nant à l’avant-garde, alors que dans le même temps Vincent War­nier, remar­quable titu­laire des orgues de Saint-Étienne-du-Mont, m’initiait à l’univers wag­né­rien pour lequel je nour­ris une vraie pas­sion, ce qui m’a d’ailleurs conduit en 2023 à Bayreuth.

« Moi qui me rêvais chef de chant à l’opéra, j’ai commencé à m’interroger sur le sens de ma quête artistique. »

À qua­torze ans, alors que je pré­pa­rais le Conser­va­toire natio­nal supé­rieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP), David Live­ly, pia­niste éclec­tique et vir­tuose, m’a pro­po­sé de me faire tra­vailler à l’École nor­male de musique de Paris dans le cadre de Voca­tions, cur­sus inten­sif assor­ti d’une bourse d’études. Dis­ciple de Clau­dio Arrau, il m’a fait prendre conscience de l’engagement du corps tout entier dans la créa­tion du son et le sou­tien du phra­sé, m’inculquant aus­si un cer­tain idéal de dépas­se­ment de soi. J’ai pour­sui­vi ma for­ma­tion en classe d’Artist Diplo­ma auprès de Phi­lippe Bian­co­ni, magni­fique soliste, avec qui j’ai tra­vaillé sur les cou­leurs et les tex­tures, la beau­té et la ligne du son, me plon­geant dans les har­mo­nies déli­cieuses et sub­tiles d’une musique fran­çaise trop sou­vent oubliée. 

À ce moment tou­te­fois – j’avais 19 ans – j’ai dou­té. Moi qui me rêvais chef de chant à l’opéra, j’ai com­men­cé à m’interroger sur le sens de ma quête artis­tique, au-delà du simple bon­heur per­son­nel de pra­ti­quer la musique.

© Tes­son

La musique des mathématiques

Étu­diant paral­lè­le­ment les mathé­ma­tiques, je res­sen­tais la même exci­ta­tion que j’avais éprou­vée ado­les­cent en décou­vrant l’harmonie, le contre­point et la fugue. C’est tout un monde, à peine dévoi­lé pour moi, d’abstraction, de rigueur, de beau­té et d’infinies pos­si­bi­li­tés qui s’offre là, que je sou­haite pou­voir explo­rer. C’est aus­si l’universalité des mathé­ma­tiques et la vir­tua­li­té de nom­breux liens avec d’autres dis­ci­plines, telles l’informatique et aus­si la musique, qui m’attirent. Enfin, le pro­ces­sus de créa­tion au centre de l’activité de mathé­ma­ti­cien me fas­cine. En effet la contrainte, cata­ly­seur de la créa­tion, lie pro­fon­dé­ment inven­tion mathé­ma­tique et inven­tion musicale. 

C’est la nature for­te­ment contrainte du lan­gage mathé­ma­tique qui garan­tit la rigueur et la non-ambi­guï­té des rai­son­ne­ments. Sans elle, l’intuition lais­sée à elle-même ne pour­rait s’appuyer sur des construc­tions prou­vées pour bâtir plus avant la com­pré­hen­sion au-delà des sens. De même pour le com­po­si­teur, comme le sou­ligne Stra­vins­ki dans sa Poé­tique musi­cale, « plus on s’impose de contraintes et plus on se libère de ces chaînes qui entravent l’esprit ».

De la contrainte avant toute chose

S’il est une constante dans l’histoire de la musique, de la tétrac­tys pytha­go­ri­cienne au tem­pé­ra­ment égal, de la dis­cré­ti­sa­tion des hau­teurs des tétra­cordes grecs à celle des durées avec l’avènement de la nota­tion mesu­rée de l’Ars nova de Phi­lippe de Vitry, de l’hégémonie mono­dique antique et médié­vale au contre­point rigou­reux, de l’harmonie clas­sique au dodé­ca­pho­nisme, du sys­tème tonal au séria­lisme inté­gral, c’est celle de la contrainte comme moteur et condi­tion de la création.


La Tétractys pythagoricienne

Repré­sen­ta­tion géo­mé­trique du 4e nombre tri­an­gu­laire, elle aurait rece­lé de mul­tiples signi­fi­ca­tions pour les pytha­go­ri­ciens, en par­ti­cu­lier tar­difs. Les lignes de la tétrac­tys valant cha­cune l’un des quatre pre­miers entiers natu­rels non nuls, le ratio de chaque paire de ran­gées consé­cu­tives cor­res­pond au rap­port de fré­quences défi­nis­sant l’une des conso­nances par­faites : 43 (quarte), 32 (quinte), 21 (octave), seuls inter­valles requis pour construire toutes les notes de la gamme de Pythagore.


À cette impor­tance de la contrainte est liée l’idée d’une musique qui se défi­nit en struc­tu­rant l’écoulement du temps, en ordon­nant le chaos. Alors que pour cer­tains, comme Mes­siaen dans son Trai­té de rythme, de cou­leur et d’ornithologie, le bruit ferait par­tie inté­grante de la musique qui, loin d’être une créa­tion pro­pre­ment humaine, pro­vien­drait des réso­nances de la nature – vision qui fait d’ailleurs écho aux antiques concep­tions de l’harmonie des sphères pytha­go­ri­cienne –, l’adaptation fruc­tueuse du concept d’entropie au maté­riau musi­cal déno­te­rait même une véri­table affi­ni­té entre com­po­si­tion et recherche d’équilibre selon cette mesure du désordre venue de la ther­mo­dy­na­mique et éten­due par la théo­rie de l’information.

“Des affinités nombreuses entre objets mathématiques et concepts musicaux.”

Aus­si, au-delà des pro­blé­ma­tiques liées à la nature phy­sique du son et des rela­tions arith­mé­tiques et ana­ly­tiques bien connues qui en découlent, des affi­ni­tés nom­breuses entre objets mathé­ma­tiques et concepts musi­caux, et sans même évo­quer l’incursion expli­cite et déli­bé­rée des mathé­ma­tiques dans l’écriture musi­cale à par­tir de la seconde moi­tié du XXe siècle, je per­çois dans les mathé­ma­tiques une pers­pec­tive d’études ver­ti­gi­neuse qui se rap­pro­che­rait de l’activité du com­po­si­teur, les deux ayant voca­tion à convaincre, tout en mobi­li­sant et en libé­rant toutes sortes d’expériences émo­tion­nelles et esthé­tiques, l’inspiration et le doute condui­sant le che­mi­ne­ment du cher­cheur comme du compositeur.


La notation mesurée de l’Ars nova de Philippe de Vitry

Au XIIIe siècle à Notre-Dame de Paris, Péro­tin avait déjà pous­sé plus avant les inno­va­tions de son maître Léo­nin et mesu­ré les rythmes des dif­fé­rentes voix de sa poly­pho­nie nou­velle. Phi­lippe de Vitry géné­ra­lise vers 1320 les prin­cipes d’écriture de l’École de Notre-Dame et théo­rise un sys­tème de nota­tion cohé­rent des durées intro­dui­sant le « mode impar­fait », c’est-à-dire la divi­sion binaire, qui sera condam­né par l’Église en 1324, accu­sé de détour­ner des mys­tères divins l’esprit du fidèle. La divi­sion ter­naire, tra­di­tion­nelle, était en effet consi­dé­rée comme le « mode par­fait », à l’image de la Trinité.

Roman de Fauvel, BnF, Ms Français 24375, manuscrit enluminé comprenant des motets de Philippe de Vitry témoignant des prémices de l’Ars nova.
Roman de Fau­vel, BnF, Ms Fran­çais 24375, manus­crit enlu­mi­né com­pre­nant des motets de Phi­lippe de Vitry témoi­gnant des pré­mices de l’Ars nova. © Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France

La mathématisation de l’écriture musicale

Nom­breux sont aujourd’hui les domaines de recherche qui conjuguent musique, infor­ma­tique et mathé­ma­tiques. Ain­si, comme sta­giaire, j’ai tra­vaillé avec Florent Jac­que­mard, cher­cheur Inria, sur la trans­crip­tion auto­ma­tique de la musique, c’est-à-dire le pas­sage d’un enre­gis­tre­ment audio ou d’un fichier MIDI d’une per­for­mance musi­cale à une par­ti­tion cor­rec­te­ment écrite et lisible par tout musi­cien. Le pro­jet vise notam­ment à la conser­va­tion du réper­toire le plus vaste pos­sible, en par­ti­cu­lier celui sub­sis­tant seule­ment sous forme d’enregistrement, comme les soli de jazz, ou sur des sup­ports élec­tro­niques d’une péren­ni­té incer­taine car mena­cés par l’abandon de tech­no­lo­gies vieillis­santes. Il faci­lite éga­le­ment la consti­tu­tion à par­tir d’audios de bases de don­nées mul­ti­mo­dales pour la recherche musi­co­lo­gique et l’analyse musicale. 

L’une des sous-tâches du méca­nisme glo­bal de trans­crip­tion de la musique poly­pho­nique néces­si­tait le déve­lop­pe­ment d’un algo­rithme de sépa­ra­tion en voix afin de pou­voir construire une par­ti­tion bien for­ma­tée. On consi­dère pour chaque ins­tant où un nou­veau son se fait entendre toutes les dis­tri­bu­tions pos­sibles entre dif­fé­rentes voix des notes audibles à cet ins­tant. Cha­cune de ces confi­gu­ra­tions pos­sibles consti­tue un som­met dans le graphe des confi­gu­ra­tions, graphe orien­té où toutes les confi­gu­ra­tions d’un ins­tant i sont ini­tia­le­ment reliées à toutes celles de l’instant i + 1. Une valua­tion est cal­cu­lée sur chaque som­met (coût ver­ti­cal) et chaque arête (coût hori­zon­tal), reflé­tant le res­pect des prin­cipes d’écriture par les nœuds considérés.

« Traduire mathématiquement au sein de fonctions de coût les différentes règles de conduite de voix et de contrepoint, modulant leur importance relative selon le style d’intérêt. »

Ce tra­vail m’a don­né l’occasion non seule­ment de mobi­li­ser des outils d’algorithmique dans les graphes, mais aus­si et sur­tout de tra­duire mathé­ma­ti­que­ment au sein de fonc­tions de coût les dif­fé­rentes règles de conduite de voix et de contre­point, modu­lant leur impor­tance rela­tive selon le style d’intérêt. Cette mathé­ma­ti­sa­tion des règles d’écriture per­met une robus­tesse lar­ge­ment accrue, en par­ti­cu­lier face aux croi­se­ments de voix, ain­si qu’une grande sou­plesse sty­lis­tique, l’évolution des pra­tiques en fonc­tion de l’époque consi­dé­rée se tra­dui­sant par des coef­fi­cients variables entre les dif­fé­rentes pénalisations. 

La représentation symbolique de la musique

J’ai éga­le­ment pu mettre l’informatique au ser­vice de la didac­tique en aidant Jean-Paul Des­pax, direc­teur du dépar­te­ment de péda­go­gie du CNSMDP, à auto­ma­ti­ser le cal­cul de des­crip­teurs de dif­fi­cul­té de nature variée sur un large cor­pus de dic­tées musi­cales afin de conduire une étude appro­fon­die des para­mètres cri­tiques pour la for­ma­tion de l’oreille des musi­ciens. Enfin, j’ai tra­vaillé sur le pitch spel­ling, autre sous-tâche pas­sion­nante du pro­ces­sus de trans­crip­tion, sou­vent trai­tée comme pro­blème indé­pen­dant : il s’agit de déter­mi­ner à par­tir des seules hau­teurs de sons leur ortho­graphe (ou spel­ling) cor­recte en nota­tion occi­den­tale, inti­me­ment liée au contexte tonal ou modal de la pièce étu­diée – lorsqu’il existe. 

Ce pro­ces­sus, néces­saire à une trans­crip­tion auto­ma­tique de qua­li­té, doit accroître la lisi­bi­li­té de la par­ti­tion obte­nue pour l’interprète et ren­sei­gner sur les inten­tions du com­po­si­teur via la fonc­tion tonale induite par les noms de notes et alté­ra­tions rete­nus. L’algorithme part d’une pre­mière idée naïve de mini­mi­sa­tion du nombre de signes ins­crits sur la par­ti­tion et, sachant qu’une alté­ra­tion acci­den­telle dure au maxi­mum le temps de la mesure où elle appa­raît, on peut pro­cé­der à un cal­cul de plus court che­min, mesure par mesure, évi­tant ain­si une explo­sion du temps de calcul.

« Ce processus, nécessaire à une transcription automatique de qualité, doit accroître la lisibilité de la partition obtenue pour l’interprète. »

Des solu­tions pro­po­sées à l’issue de cette pre­mière étape, on déduit dif­fé­rentes armures, i.e. tons glo­baux envi­sa­geables. Afin d’affiner les résul­tats, on intro­duit donc d’autres mesures de coût repo­sant cette fois sur des dis­tances entre séquence de notes et tona­li­té ain­si qu’entre tons eux-mêmes, qu’on uti­lise pour cal­cu­ler une grille des tons locaux au cours de la pièce et grâce à eux choi­sir le spel­ling à pré­fé­rer. L’algorithme conjugue ain­si pitch spel­ling et détec­tion de tona­li­tés glo­bales comme locales. On étend la notion de dis­tance tonale pour com­pa­rer entre eux d’autres modes et accroître la robus­tesse de l’algorithme au contact de réper­toires sor­tant du cadre tonal. 

Ces recherches sur la trans­crip­tion m’ont conduit à m’interroger sur la repré­sen­ta­tion sym­bo­lique de la musique et la défi­ni­tion d’une par­ti­tion : Florent Jac­que­mard tire par exemple par­ti de la nature arbo­res­cente des rythmes usuels pour mettre au point un modèle de par­ti­tion uni­voque à l’aide d’arbres syn­taxiques, fai­sant appel à des outils venus du champ des méthodes for­melles. De même, la confé­rence TENOR 2024 m’a ouvert des pers­pec­tives insoup­çon­nées sur la nature pro­téi­forme de la nota­tion musi­cale et l’unité que peuvent consti­tuer l’œuvre, la par­ti­tion et la per­for­mance quand sont remises en ques­tion les dis­tinc­tions établies. 

Les fon­de­ments de tous ces ponts jetés entre musique, mathé­ma­tiques et infor­ma­tique recèlent de nom­breuses ques­tions sur la proxi­mi­té intrin­sèque entre ces domaines de connais­sance, dans leur essence et dans leur pra­tique. C’est jus­te­ment pour tra­vailler aux inter­faces que j’ai sou­hai­té inté­grer l’École poly­tech­nique qui, outre l’excellence de sa for­ma­tion scien­ti­fique, nous offre une plu­ri­dis­ci­pli­na­ri­té par­ti­cu­liè­re­ment pré­cieuse pour mettre en rela­tion les champs de la pensée. 

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