Modélisation et analyse sociologique de réseaux criminels

L’analyse de réseaux sociaux (ARS) est de plus en plus appliquée par les chercheurs et les forces de l’ordre pour étudier les réseaux criminels. Traditionnellement ancrée dans les sciences dures, cette discipline peut-elle évoluer vers une approche interdisciplinaire intégrant des outils sociologiques tels que les concepts de champs et de capitaux sociaux de Pierre Bourdieu ? En examinant les capitaux sociaux détenus par les acteurs de ces réseaux, peut-on mieux comprendre les dynamiques internes et les rôles stratégiques au sein des organisations criminelles ? Cet article explore comment la théorie des champs et des capitaux sociaux peut enrichir les modèles traditionnels d’ARS, offrant ainsi une vision plus nuancée des structures criminelles et des acteurs clés qui les composent.
L’analyse des réseaux sociaux (ARS) rassemble les outils théoriques et méthodologiques permettant l’analyse de données relationnelles, issus notamment des mathématiques ou de la théorie des graphes. Cette dernière s’impose comme un cadre de référence majeur pour modéliser les structures relationnelles, en fournissant un formalisme rigoureux pour représenter les relations entre entités et dégager des structures d’interdépendance. L’analyse des réseaux ainsi modélisés s’appuie alors sur des mesures structurelles quantitatives telles que la connectivité, la densité ou la cohésion, ainsi que sur des indicateurs de centralité. Dans le domaine du renseignement criminel, cette approche a permis de déconstruire l’image monolithique des organisations criminelles, pour faire apparaître des configurations complexes de rôles, de positions sociales et de flux.
Le rôle des sciences humaines
L’ARS appliquée à la modélisation de réseaux criminels permet de dégager des informations structurelles essentielles pour les forces de l’ordre, tant pour qualifier leur armature globale (hiérarchie plate, centralisée, en forme d’arbre…) que leur structure interne : l’organisation est-elle dense ? fragmentée ? uniforme ou divisée en sous-groupes indépendants ? Toutefois, les sciences humaines et sociales contribuent également de manière significative à l’étude des réseaux sociaux (licites ou illicites), en proposant un cadre interprétatif. Ce type d’approche permet de mettre en évidence des informations d’ordre fonctionnel en appréhendant les logiques sociales (fonction, importance, jeux de pouvoir) sous-jacentes, d’une part en contextualisant les relations ; d’autre part en mettant en lumière les processus sociaux qui façonnent les réseaux étudiés. En effet, la plupart des travaux en ARS peinent à rendre compte des ressources sociales, formelles ou informelles, mobilisées par les acteurs d’un réseau.
Repères :
Pour illustrer sa conceptualisation, Pierre Bourdieu propose l’analogie suivante : il compare un champ social à un jeu de cartes, dans lequel les acteurs sont assimilables aux joueurs et les capitaux sociaux comparables aux cartes (Bourdieu, 1987). De la même manière que, dans un jeu, les joueurs échangent des cartes – plus ou moins bonnes – selon les règles du jeu, dans un champ social, les acteurs échangent des capitaux sociaux – plus ou moins valorisants – selon les règles sociales spécifiques au champ dans lequel ils évoluent. Le but du jeu n’est pas nécessairement d’amasser le plus de cartes, mais plutôt de trouver des stratégies pour maximiser la valeur des cartes à disposition, voire de se procurer les meilleures cartes. Ces stratégies seront influencées par les cartes possédées ainsi que par le cadre évolutif du jeu. En fonction du champ social dans lequel les acteurs évoluent, les quatre formes de capital précédemment décrites (et leurs combinaisons) vont être plus ou moins avantageuses pour les acteurs et leur permettre ou non d’évoluer socialement dans le champ.
Pierre Bourdieu
La théorie des champs et des capitaux sociaux élaborée par Pierre Bourdieu, éminent sociologue du XXe siècle, constitue un cadre conceptuel particulièrement pertinent pour analyser les relations et les positions relatives des acteurs au sein des réseaux sociaux. Il propose de concevoir le monde comme un ensemble de champs sociaux (ou sphères de l’espace social), structurés chacun selon une logique qui lui est propre et régis par des échanges de capitaux sociaux spécifiques. Les acteurs y sont positionnés en fonction des ressources (capitaux) dont ils disposent et des échanges qui en résultent. En d’autres termes, les capitaux sont des propriétés sociales auxquelles les acteurs d’un champ social accordent ou non de la valeur et qui sont échangées selon une loi de l’offre et de la demande spécifique au champ considéré. Ce capital se décline en quatre types de ressources : économiques, culturelles, relationnelles et symboliques (Bourdieu, 1986).
Les différentes formes de capital social
Le capital économique fait référence à l’ensemble des ressources économiques qu’un acteur possède : revenus, patrimoine et biens matériels. Le capital culturel représente l’ensemble des savoirs et des savoir-faire qu’un agent possède, permettant d’apprécier les biens et les pratiques propres à la culture au sens large. Le capital relationnel d’un acteur est constitué de l’ensemble de ses relations, contacts et connaissances. Il a un effet multiplicateur sur les autres capitaux. Le capital symbolique renvoie aux notions de prestige et de reconnaissance sociale. Pierre Bourdieu l’élabore comme une notion renvoyant « aux profits que l’appartenance à une lignée ou à un groupe procure, en particulier le prestige et le renom » (Sapiro et al., 2020, p. 114). Cette théorie est illustrée à l’aide d’un diagramme représentant, dans l’espace social, la répartition des champs et des capitaux sociaux y étant valorisés et échangés (figure 1).


L’espace social selon Pierre Bourdieu.
Un champ criminel ?
Dans cette perspective, posons l’hypothèse qu’une organisation criminelle peut être considérée comme un champ social spécifique, ou « champ criminel », au sens bourdieusien. Ce champ est structuré d’une part par les aspects fonctionnels du réseau ; d’autre part par des rapports de force entre acteurs – les membres de l’organisation – dont les interactions, fonctions et positions sociales sont déterminées par les flux de capitaux qu’ils détiennent et mobilisent. Comprendre la structure fonctionnelle d’un tel réseau suppose alors d’identifier les rôles concrets que jouent les individus en son sein.
Cela pose une question centrale : peut-on intégrer les capitaux sociaux détenus par les acteurs d’un réseau criminel dans les modèles traditionnels de l’analyse de réseaux sociaux (ARS), afin d’en déduire les fonctions occupées et de mieux saisir les mécanismes internes de l’organisation ? Cette approche permettrait notamment de mettre en évidence les individus occupant des positions stratégiques, essentielles à la pérennité ou à l’expansion du réseau criminel.
Les acteurs clés
La logique bourdieusienne consiste initialement à répartir les capitaux dans l’espace social (figure 1). En inversant cette logique, il devient possible, au contraire, d’inférer les positions sociales et fonctions des acteurs dans un champ criminel à partir des capitaux qu’ils détiennent. Un acteur ne devient pas central uniquement en raison de ses connexions dans le réseau, mais parce qu’il mobilise des formes de capital spécifiques : économique (financement d’activités illégales), relationnel (accès à des contacts utiles), culturel (compétences techniques, juridiques ou logistiques) ou symbolique (prestige, notoriété).
“Un acteur ne devient pas central uniquement en raison de ses connexions dans le réseau, mais parce qu’il mobilise des formes de capital spécifiques.”
Cette lecture croisée ouvre la voie à une modélisation itérative, dans laquelle les fonctions des individus et les formes de capital s’éclairent mutuellement. En croisant des informations disponibles en sources ouvertes ainsi que les données issues de l’enquête – flux financiers, écoutes, fichiers judiciaires, etc. – avec une lecture sociologique fondée sur les capitaux sociaux, on enrichit les modèles quantitatifs classiques par des éléments qualitatifs issus à la fois du renseignement criminel, de la sociologie et des données collectées au cours des enquêtes judiciaires en cours et passées. Ces analyses peuvent ainsi nourrir l’enquête en cours, mais aussi orienter les investigations futures en permettant l’identification en amont des acteurs clés.
Un exemple concret
À titre d’exemple, imaginons la situation (volontairement simpliste) suivante : les forces de l’ordre investiguent un réseau européen de trafic de véhicules volés. Les premiers éléments de l’enquête ont permis d’identifier plusieurs individus liés avec ces activités et de cartographier des connexions directes entre eux (écoutes téléphoniques, filatures, etc.). Si la structure générale du réseau commence à émerger (figure 2), les fonctions occupées par les individus identifiés restent inconnues.

Figure 2
Première cartographie d’un réseau en cours d’investigation.
La notoriété publique de certains individus ou leur antériorité dans les bases de données policières permettent une évaluation des différentes formes de capital (licites ou illicites) qu’ils détiennent et sont susceptibles de mobiliser dans le cadre des activités criminelles du réseau. Des investigations en sources ouvertes (médias, réseaux sociaux, bases de données publiques) permettent également d’enrichir ces données. Ainsi, les enquêteurs sont en mesure d’émettre des hypothèses quant aux fonctions exercées par ces acteurs au sein de l’organisation (figure 3).
Dans cet exemple, les enquêteurs ont été en mesure de formuler des hypothèses sur les rôles des premiers membres supposés du réseau criminel en croisant plusieurs sources d’information susmentionnées.
M. A., impliqué depuis longtemps dans des affaires criminelles, semble détenir un fort capital symbolique et relationnel, suggérant un rôle de décideur.
Mme B., propriétaire de plusieurs commerces, pourrait être impliquée dans le blanchiment d’argent grâce à ses ressources économiques et ses moyens logistiques.
Mme C., souvent citée dans des enquêtes diverses, semble bien connectée dans les milieux criminels, ce qui suggère un rôle de mise en relation.
M. D., sans antécédent judiciaire, possède une solide formation en droit et finance, indiquant une possible expertise en montages financiers.
M. E., jeune récidiviste dans le vol de véhicules, serait chargé du repérage et de l’exécution des vols.
Mme F., condamnée pour recel à plusieurs reprises, semble chargée de trouver des débouchés et des acheteurs pour les véhicules volés.
Enfin Mme G., figure politique connue, dispose d’un capital symbolique et relationnel important, lui permettant potentiellement de couvrir certaines activités du réseau.

Figure 3
Fonctions hypothétiques au sein du réseau criminel.
Une démarche itérative
Le schéma illustre ainsi la structuration progressive du réseau criminel investigué, avec en son centre l’individu M. A., supposé comme le décideur principal. Le croisement des informations collectées sur les différents acteurs identifiés par les premiers éléments de l’enquête a permis d’estimer le type de capital que chaque individu est susceptible de mobiliser : relationnel, symbolique, culturel ou économique. Ces évaluations, une fois intégrées dans l’analyse du graphe préliminaire (figure 2), ont conduit à l’identification présumée des fonctions exercées au sein du réseau. Le graphe hypothétique (figure 3) ainsi établi propose alors une analyse des positions dans le réseau ainsi que des ressources détenues permettant d’inférer les rôles de chacun, même en l’absence de preuve directe sur leurs fonctions précises.
Ces hypothèses doivent par la suite être éprouvées par l’enquête : elles guident les investigations à venir et orientent la collecte de nouvelles informations (Barlatier, 2017 ; Benichou Duhil de Benaze, 2023). Il s’agit d’une démarche itérative qui, articulée avec les méthodes classiques de l’analyse de réseaux sociaux, permet d’identifier les individus jouant un rôle central dans le fonctionnement de l’organisation criminelle et, ce faisant, de fragiliser son efficacité opérationnelle et d’endiguer ses activités.
Les différentes formes de capital social appliquées aux réseaux criminels
Le capital économique désigne les ressources monétaires et matérielles permettant, par exemple, de financer des opérations, corrompre des fonctionnaires ou acquérir des biens (ou pire) destinés à un trafic. Le capital relationnel (figure 1) recouvre l’ensemble des connexions mobilisables par l’acteur pour faciliter ses activités : relations dans l’administration, liens avec d’autres réseaux, connexions avec les milieux financiers ou contacts avec des individus détenant des capacités (i.e. capital culturel) spécifiques. Le capital relationnel élevé de certains membres d’une organisation permet donc d’augmenter le capital économique, culturel et même symbolique global du réseau criminel.
Un agent dispose d’un capital social d’autant plus important que l’étendue de son réseau de relations est grande et que les personnes le constituant sont elles-mêmes fortement dotées en capitaux économiques, culturels et symboliques : la présence de contacts dans différentes sphères du processus est nécessaire au bon déroulement des activités, notamment afin de contourner les moyens préventifs existants (Morselli & Roy, 2008).
Le capital culturel renvoie à l’expérience, aux savoirs (logistiques, juridiques, financiers, techniques, etc.), aux compétences (vol de véhicules, assassinat, fabrication de faux documents…) et aux connaissances (maîtrise du terrain, routes peu surveillées, habitudes locales, dispositifs de surveillance…) mobilisables pour mener à bien des actions criminelles. Le capital symbolique, enfin, correspond à la réputation criminelle d’un individu, souvent déterminante dans l’accès à des fonctions d’autorité, de pouvoir ou de coordination, sans nécessairement exiger une participation active à des opérations.
Limites méthodologiques et perspectives
L’intégration de ces formes de capital dans les modèles d’ARS se heurte toutefois à des obstacles méthodologiques. Les capitaux économique et relationnel sont les plus accessibles empiriquement, car ils laissent des traces (flux financiers, communications, actifs). C’est aussi sur ces données que repose l’essentiel des modélisations actuelles, que ce soit sous la forme de réseaux personnels (réseau social d’un individu donné) ou de réseaux complets (réseau constitué par les membres d’un champ social).
À l’inverse, les capitaux culturel et symbolique sont plus difficiles à formaliser. Ils reposent sur des éléments qualitatifs peu standardisés, rarement disponibles sous forme structurée, et parfois inaccessibles. Leur analyse suppose des approches ethnographiques approfondies ou un accès privilégié à des données judiciaires difficilement collectables, souvent parcellaires ou obsolètes, voire inexistantes. Ces difficultés, loin de constituer des impasses définitives, signalent au contraire un champ de recherche en pleine maturation, où les avancées méthodologiques récentes ouvrent des perspectives stimulantes.
L’intégration des capitaux bourdieusiens à l’analyse de réseaux ne vise pas à remplacer les outils classiques, mais à les enrichir en introduisant une profondeur sociologique essentielle à la compréhension fine des logiques criminelles. En croisant données relationnelles, analyses qualitatives et modélisations inférentielles, le travail interdisciplinaire entre chercheurs, analystes et forces de l’ordre permettra de construire des représentations plus nuancées et dynamiques des organisations criminelles.
Bibliographie :
- Source figure 1 : Nicolas Lardot, schéma simplifié et inspiré du schéma de Pierre Bourdieu dans Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Seuil, Paris, 1996, 251 p. Œuvre publiée sous la licence GNU Free Documentation Licence version 1.2 ou ultérieure, libre de partage.
- Barlatier, J. (2017). Management de l’enquête et ingénierie judiciaire, recherche relative à l’évaluation des processus d’investigation criminelle [Thèse de doctorat, École des sciences criminelles, Université de Lausanne]. http://rgdoi.net/10.13140/RG.2.2.31577.42089
- Benichou Duhil de Benaze, M. (2023). Modélisation hybride de réseaux dans un “champ criminel”: Contribution des sciences sociales et d’outils logiciels au renseignement criminel [Phdthesis, Université Michel-de-Montaigne – Bordeaux-III]. https://theses.hal.science/tel-04011375
- Bourdieu, P. (1986). The forms of capital. In Handbook of theory and research for the sociology of education (p. 241–258). Greenwood Press.
- Bourdieu, P. (1987). Choses dites. Éditions de Minuit.
- Morselli, C., & Roy, J. (2008). Brokerage qualifications in ringing operations. Criminology, 46(1), 71–98. https://doi.org/10.1111/j.1745-9125.2008.00103.x
- Sapiro, G., Denord, F., Duval, J., Hauchecorne, M., Heilbron, J., Poupeau, F., & Seiler, H. (Eds.). (2020). Dictionnaire international Bourdieu. CNRS éditions.






1 Commentaire
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Article aussi intéressant que terrorisant, pour des raisons évidentes de BigBrotherisation.
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