Mesurer le monde

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°609 Novembre 2005Par : Ken Alder, traduction de Martine Devillers-Argouarc’hRédacteur : Henri ARNOUX (46)

Connais­sez-vous Delambre et Méchain ? “ Pas pré­ci­sé­ment, mais j’en ai enten­du par­ler. ” C’est pro­ba­ble­ment la réponse que beau­coup de Fran­çais (et peut-être même un cer­tain nombre de poly­tech­ni­ciens…) pour­raient faire à cette ques­tion. On sait qu’ils ont mesu­ré le méri­dien de Dun­kerque à Per­pi­gnan, mais cela ne va pas tou­jours beau­coup plus loin. Un uni­ver­si­taire amé­ri­cain, Ken Alder, pro­fes­seur d’histoire, et dou­ble­ment bilingue si l’on peut dire, car c’est un par­ti­san décla­ré du sys­tème métrique, a vou­lu en savoir davan­tage sur ces deux per­son­nages qui sortent de l’ordinaire.

Il est donc venu en France en 2000, l’année de la Méri­dienne verte, et, en bicy­clette, a sui­vi le tra­jet de Delambre et Méchain, mon­tant sur les clo­chers sur les­quels ils étaient mon­tés, et esca­la­dant les mon­tagnes qu’ils avaient esca­la­dées. En bon his­to­rien, il a pro­fi­té du voyage pour visi­ter les archives dépar­te­men­tales et les biblio­thèques muni­ci­pales qui se trou­vaient sur son che­min, sans oublier la Biblio­thèque de l’École poly­tech­nique, les archives de l’Archevêché de Paris et celles de l’Observatoire de Paris, pour ne citer que celles-là, car la liste est impressionnante.

Le résul­tat de ce tra­vail à la fois éru­dit et spor­tif est un gros livre, très savant et très ins­truc­tif, mais qui se lit comme un roman d’aventures. Car c’était une véri­table aven­ture que de faire une tri­an­gu­la­tion de haute pré­ci­sion de Dun­kerque à Bar­ce­lone (car ils avaient été jusqu’en Espagne) entre 1792 et 1799, dans le chaos de la France de la Révo­lu­tion. Ces incon­nus qui se dépla­çaient avec des ins­tru­ments étranges (le cercle répé­ti­teur de Bor­da), grim­paient sur les clo­chers, les fai­saient même répa­rer quand la Révo­lu­tion venait de com­men­cer à les démo­lir, qui étaient-ils ? Des espions ? L’espionnite sévis­sait un peu par­tout. Des sor­ciers ? Dans cer­taines zones de la France pro­fonde de l’époque, une telle accu­sa­tion n’était pas exclue, et les deux hommes se sont trou­vés cha­cun de leur côté à plu­sieurs reprises en état d’arrestation, mais finis­saient tou­jours par trou­ver quelqu’un de suf­fi­sam­ment infor­mé qui les fai­sait libé­rer. Par sur­croît Méchain qui était res­pon­sable de la moi­tié sud de la méri­dienne de Bar­ce­lone à Rodez s’était ren­du direc­te­ment à Bar­ce­lone où il était arri­vé en juillet 1792, mais l’exécution de Louis XVI en jan­vier 1793 condui­sit à la guerre entre la France et l’Espagne, et les tra­vaux de géo­dé­sie de Méchain, dans une région fron­tière où se trou­vaient de nom­breux ouvrages mili­taires, sus­ci­tèrent évi­dem­ment la méfiance des géné­raux espa­gnols. Et natu­rel­le­ment il n’avait plus de liai­son avec Paris, au moment où la poli­tique scien­ti­fique du Comi­té de salut public fai­sait quelques vic­times dont la plus illustre est évi­dem­ment Lavoi­sier, un des seconds rôles de ce livre passionnant.

Ce livre n’est pas seule­ment un livre d’histoire, car il ren­ferme une réflexion qui devrait vive­ment inté­res­ser les lec­teurs poly­tech­ni­ciens sur le rôle des erreurs dans l’avancement de la science. Méchain, contraint de res­ter à Bar­ce­lone en rai­son de la guerre entre la France et l’Espagne, en a pro­fi­té pour une mesure très pré­cise de la lati­tude de Bar­ce­lone. Hélas les très nom­breuses mesures qu’il avait faites n’étaient pas cohé­rentes, et il consta­ta une dif­fé­rence de trois secondes d’arc quand il rap­pro­cha les mesures rela­tives à deux points de Bar­ce­lone. Quelle était donc la véri­table lati­tude de Bar­ce­lone ? Le récit des consé­quences de cette erreur sur Méchain et sur la mesure du méri­dien est un des autres cha­pitres pas­sion­nants de cet ouvrage.

On ne peut pas résu­mer en quelques lignes le conte­nu de ce livre de près de 400 pages, et le meilleur conseil que l’on puisse don­ner est de se le pro­cu­rer et de le lire.

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