Marc Ferro

Merci, Marc Ferro, professeur à l’X !

Dossier : EditorialMagazine N°752 Février 2020
Par Pierre-René SÉGUIN (X73)

Mon petit essai d’histoire résumée du ciné­ma russe le mois dernier m’a valu un abon­dant cour­ri­er. Par­mi les trois let­tres reçues, je laisse tomber celle qui com­mence par un « quousque tan­dem abutere… » et tire au hasard celle de Jean-Pierre Lié­geois, jeune lecteur du Var dont la cama­rade-maman adhérente doit laiss­er traîn­er notre revue à portée de ses inno­centes mimines : « Votre con­nais­sance intime du ciné­ma sovié­tique, me dit-il, me rap­pelle ce que j’ai lu chez Marc Fer­ro ; d’ailleurs n’a‑t-il pas enseigné à l’X, à un moment ? »

Hé oui, mon petit Jean-Pierre, Marc Fer­ro dis­pen­sait des cours à l’École lorsque j’y étais (1974–1975 : ça ne nous raje­u­nit pas !). Je ne me sou­viens d’ailleurs à peu près que de deux profs : lui et Lau­rent Schwartz. J’ai oublié l’intitulé exact du cours de Marc Fer­ro, mais d’une part il por­tait essen­tielle­ment sur les rap­ports du ciné­ma et de l’histoire et d’autre part il était fac­ul­tatif, donc plus désir­able que les autres. C’était plutôt une sorte de ciné-club, qui avait lieu le soir dans le PoinK (qui avait du charme et a hélas été défig­uré lors des trans­for­ma­tions des années 70) avec une fréquence qui n’était pas fréné­tique. On s’y retrou­vait à dix ou vingt si mes sou­venirs sont exacts.

Le pro­fesseur, qui est jeune dans mon esprit mais en fait avait déjà la cinquan­taine, fai­sait une intro­duc­tion ; il pro­je­tait un film, doc­u­men­taire (je me sou­viens des Grandes Batailles d’Henri de Turenne) ou de fic­tion (je me sou­viens de La Mère de Poudovkine ou d’Octo­bre d’Eisenstein) ; ensuite on dis­cu­tait et il nous four­nis­sait des clefs pour regarder les films plus intel­ligem­ment. Je me rap­pelle bien l’atmosphère très par­ti­c­ulière de ces séances du soir, quand Fer­ro arrivait avec ses gross­es bobines sous le bras (les jeunes savent-ils encore ce que c’est ?), qu’il les instal­lait sur un gros pro­jecteur placé sur les gradins de l’amphi et qu’il les com­men­tait avec sa voix aiguë inim­itable… Deux élé­ments de son enseigne­ment sont restés pro­fondé­ment inscrits dans ma mémoire.

D’une part il nous racon­tait, étant spé­cial­isé dans l’histoire sovié­tique et ayant des con­tacts apparem­ment étroits avec ses homo­logues là-bas, com­ment les doc­u­ments filmés des années 20 étaient dans les années 30 retra­vail­lés par les ser­vices spé­cial­isés pour faire dis­paraître un à un les per­son­nages poli­tiques qui pas­saient pro­gres­sive­ment dans les poubelles de l’histoire via la Loubianka.

Leur sil­hou­ette était découpée sur la pel­licule et le film con­tre­typé pour la énième fois ; les découpes étaient con­servées dans l’ordre, dans de petits tiroirs, pour le cas où une exhuma­tion poli­tique aurait lieu et exig­erait une réin­té­gra­tion sur le film (après tout, le régime actuel s’attache bien à réha­biliter Staline…) ; les con­tre­ty­pages suc­ces­sifs aboutis­saient à ce que Staline apparût seul sur le mau­solée de Lénine, au sein d’un brouil­lard qui tenait plus du fog lon­donien que des brumes des steppes de l’Asie cen­trale. Il avait vu les petits cadavres de cel­lu­loïd dans leur cer­cueil bureaucratique…

D’autre part il nous appre­nait à détecter les indices d’une manip­u­la­tion dans les films présen­tés comme des doc­u­ments objec­tifs. Par exem­ple, un mon­tage champ/contrechamp dans un doc­u­men­taire de guerre est le signe indu­bitable que le doc­u­ment n’est pas authen­tique mais le fruit d’une recon­sti­tu­tion : en effet la prob­a­bil­ité pour que deux opéra­teurs se soient trou­vés au même moment au même endroit des deux côtés du front est infime sinon nulle. Dit comme ça, c’est évi­dent ; mais ça va quand même mieux en l’entendant.

Depuis ces cours, je n’ai plus jamais assisté aux pro­jec­tions comme aupar­a­vant et mon esprit cri­tique, déjà favorisé par notre édu­ca­tion nationale, est sans cesse à l’affût des inco­hérences dans les films. Il est pas­sion­nant de détecter les « défauts de con­ti­nu­ité », qui sont de moins en moins présents (mer­ci la vidéo et l’informatique !), mais qui abon­dent dans le ciné­ma du milieu du XXe siè­cle. Cet esprit cri­tique trou­ve à s’exercer à l’envi dans les doc­u­men­taires qu’on nous présente à la télévi­sion : la source des doc­u­ments util­isés n’est qua­si jamais indiquée et la rigueur est en général le cadet des soucis des réal­isa­teurs ; pour revenir à Marc Fer­ro, com­bi­en de doc­u­men­taires abor­dant le sujet de la révo­lu­tion russe présen­tent des extraits d’Octo­bre comme si c’était des ban­des d’actualité !

Même si je ne pense pas à lui tous les jours, Marc Fer­ro a mar­qué mon intel­li­gence de manière indélé­bile, prin­ci­pale­ment sous cet angle de l’esprit cri­tique, mais aus­si par ses appré­ci­a­tions plus par­ti­c­ulières : notam­ment il doc­u­men­tait l’effondrement de la qual­ité du ciné­ma russe à par­tir des années 30 et je n’ai jamais pu voir l’un de ces navets sovié­tiques sans lui don­ner rai­son. Marc Fer­ro est né un 24 décem­bre (pas de chance pour les cadeaux d’anniversaire !) : il vient d’avoir 95 ans. Bon anniver­saire, Mon­sieur le Professeur !


Biogra­phie de Marc Fer­ro sur Wikipédia

Poster un commentaire