Mémoire et changement dans la vie des entreprises

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°571 Janvier 2002Par : Bulletin n° 29 de la SABIXRédacteur : Jean-Paul DEVILLIERS (57)

De quoi se com­pose la mémoire de l’entreprise ? Peut-elle accom­pa­gner effi­ca­ce­ment le chan­ge­ment ? Quels rôles jouent les iden­ti­tés et les cultures dans le suc­cès des fusions ? Ces ques­tions avaient fait l’objet d’une jour­née d’étude orga­ni­sée le 6 juin 2000 par l’Association des archi­vistes d’entreprises et la Socié­té des amis de la biblio­thèque de l’École poly­tech­nique (SABIX). À la sug­ges­tion du pré­sident de la SABIX, Mau­rice Hamon, direc­teur des rela­tions géné­rales du groupe Saint-Gobain, avait bien vou­lu se char­ger de pré­pa­rer le pro­gramme de ce col­loque auquel 115 per­sonnes ont par­ti­ci­pé, archi­vistes d’entreprises, adhé­rents de la SABIX et his­to­riens éco­no­mistes spé­cia­li­sés dans l’histoire des entreprises.

Le bul­le­tin n° 29 de la SABIX pro­pose une trans­crip­tion presque com­plète et qua­si lit­té­rale des com­mu­ni­ca­tions et des débats de la journée.

Vient d’abord, après l’avant-propos de Chris­tian Mar­bach, qui note que le pro­blème des rela­tions entre mémoire et chan­ge­ment se pose aujourd’hui dans un contexte de trans­for­ma­tion accé­lé­rée du monde des entre­prises, une intro­duc­tion de Mau­rice Hamon. Il rap­pelle que les évo­lu­tions excep­tion­nelles sou­lèvent de nom­breuses ques­tions tou­chant de près aux stra­té­gies des entre­prises notam­ment : les déci­sions concer­nant des délo­ca­li­sa­tions, le “ patrio­tisme ”, la conti­nui­té dans les métiers, le choix entre les alliances ou l’indépendance, les condi­tions de la réus­site d’une fusion… Il observe que “ même à l’intérieur des scé­na­rios de chan­ge­ment, la conti­nui­té consti­tue une grande force de l’entreprise ”.

Dans sa com­mu­ni­ca­tion, Louis Schweit­zer, pré­sident de Renault, rap­pe­lant les deux “ rup­tures majeures ” vécues par l’entreprise, la natio­na­li­sa­tion de 1945 et la crise du début des années quatre-vingt, met en évi­dence les élé­ments de conti­nui­té de la socié­té, qui per­sistent mal­gré les effets de ces rup­tures. Il affirme sa convic­tion que pour conduire l’entreprise “ il faut s’appuyer sur les élé­ments de force qu’elle ren­ferme, qu’il faut les culti­ver, et pour cela, il importe de bien les connaître ”. L’histoire appa­raît donc comme une réfé­rence indis­pen­sable aux diri­geants, aus­si bien pour tirer par­ti des points forts, que pour s’efforcer de cor­ri­ger les tra­vers. Dans la dis­cus­sion qui suit, il répond sans réti­cence aux ques­tions posées sur les efforts de péné­tra­tion dans le mar­ché amé­ri­cain, et sur les rela­tions de Renault avec Vol­vo et Nissan.

Puis Tris­tan de La Broise, auteur de l’ouvrage Schnei­der, ou l’histoire en force évoque les prin­ci­pales étapes de l’histoire du groupe Schnei­der, qui a réus­si à sur­vivre à une situa­tion de faillite vir­tuelle et à retrou­ver une nou­velle pros­pé­ri­té, en aban­don­nant ses acti­vi­tés tra­di­tion­nelles pour revivre dans de nou­veaux métiers. Il expose les rai­sons qui ont conduit la direc­tion du groupe à assu­rer la conti­nui­té de sa mémoire.

Intro­dui­sant une ses­sion qui réunit trois entre­prises ou ins­ti­tu­tions ayant pilo­té de pro­fondes muta­tions en s’étant inté­res­sées à en faire éta­blir un bilan his­to­rique (Das­sault, Essi­lor, le CNRS), Michel Ber­ry, res­pon­sable de l’École de Paris du mana­ge­ment, aborde les dif­fi­cul­tés que ren­contre l’historien. Celui-ci, pour recons­ti­tuer l’histoire de l’entreprise, doit se tenir à dis­tance de l’hagiographie tout en évi­tant que ses ana­lyses cri­tiques ne nuisent aux entre­prises qui tra­versent des cir­cons­tances dangereuses.

Michel Her­chin, ancien vice-pré­sident de Das­sault- Avia­tion, constate d’abord que l’histoire de Das­sault se confond, jusqu’à un pas­sé assez récent, avec celle de son fon­da­teur. Celui-ci a lais­sé à la socié­té une façon d’innover qui consti­tue une com­po­sante impor­tante de la “ culture mai­son ”. Michel Her­chin consi­dère que, dans le métier d’avionneur, il est néces­saire de s’appuyer sur l’histoire des vingt ou trente der­nières années pour pro­gres­ser dans la concep­tion et la fabri­ca­tion des avions du futur. En réponse à une ques­tion, il apporte son témoi­gnage per­son­nel sur les capa­ci­tés d’intuition de Mar­cel Dassault.

Ber­nard Mete­naz, pré­sident hono­raire d’Essilor, explique com­ment l’entreprise, dont les effec­tifs ont crû de 2 000 per­sonnes en 1950 à 20 000 en l’année 2000, s’est orga­ni­sée pour faire face aux nom­breux chan­ge­ments liés aux pro­grès de la tech­no­lo­gie, à la moder­ni­sa­tion et aux modi­fi­ca­tions suc­ces­sives de la struc­ture du capi­tal. Il sou­ligne le rôle joué dans les suc­cès de l’entreprise par l’association regrou­pant 2 000 cadres, qui détient une part du capi­tal et conserve la culture d’Essilor. Aujourd’hui la socié­té déve­loppe un pro­jet des­ti­né à sau­ve­gar­der et orga­ni­ser sa mémoire.

Le pro­fes­seur André Kas­pi, pré­sident du Comi­té pour l’histoire du CNRS, répond à deux ques­tions prin­ci­pales : pour­quoi ce comi­té a‑t-il été créé ? Com­ment pro­cède-t-il ? Il insiste sur la néces­si­té de convaincre les cher­cheurs de l’utilité de l’histoire et du devoir de sau­ve­gar­der les archives. Il aborde aus­si les condi­tions de cré­di­bi­li­té du comi­té, la ques­tion de la cen­sure et le pro­blème de la conser­va­tion des équi­pe­ments scientifiques.

Phi­lippe Bela­val, direc­teur des Archives de France, sou­tient l’opinion que les archives sont “un outil de mana­ge­ment, un poste d’actif qui peut contri­buer de façon très posi­tive au suc­cès de l’entreprise ”. À pro­pos de la cen­sure que les direc­tions entendent exer­cer sur la dif­fu­sion d’informations jugées sen­sibles, il se dit “ un peu inquiet devant une atti­tude qui s’accompagne d’un cer­tain risque d’instrumentalisation de la recherche historique ”.

En se limi­tant à la période 1970–2000, Mau­rice Hamon ana­lyse les chan­ge­ments suc­ces­sifs de stra­té­gies mises en œuvre par Saint-Gobain pour faire face aux crises éco­no­miques et aux évo­lu­tions des struc­tures de l’industrie, dues notam­ment à la “ bana­li­sa­tion des grandes tech­no­lo­gies dans des métiers très capi­ta­lis­tiques ”. Au cours de cette période le groupe et ses acti­vi­tés se sont pro­fon­dé­ment trans­for­més, des cultures nou­velles ont émer­gé. Mau­rice Hamon met en évi­dence l’importance de la mémoire et de l’intensification des “ sous-cultures consti­tu­tives de l’ensemble ”, pour la recherche d’une stra­té­gie optimale.

Félix Torres, direc­teur de Public his­toire, ne sou­haite pas trai­ter sur le fond la fusion BNP-Pari­bas. Sa com­mu­ni­ca­tion met en lumière les traits de l’identité pro­fonde de la BNP, ain­si que les cir­cons­tances de la for­ma­tion de cette iden­ti­té et de la mémoire sur laquelle elle repose, ceci en remon­tant jusqu’en 1848, date d’origine du CNEP et de la BNCI qui ont consti­tué la BNP en 1966. Pour lui “ la mémoire pro­fonde d’une entre­prise se cache en géné­ral dans ses struc­tures, dans son mode de fonc­tion­ne­ment interne ” et “ c’est en res­tant fidèle à ses fon­da­men­taux, à ses prin­cipes qui font sa force, qu’elle peut affron­ter le chan­ge­ment ”. Et si la fusion de 1966 n’est pas un “ évé­ne­ment fon­da­teur expli­cite ”, la méthode qui a abou­ti à une réus­site devrait favo­ri­ser le suc­cès de la fusion en cours de Paribas.

Roger Nou­ga­ret, direc­teur des archives du Cré­dit Lyon­nais, opine que l’historien doit attendre quelque temps avant de se pro­non­cer sur le suc­cès de cette opé­ra­tion. Il cite deux exemples réels d’un mau­vais usage de la mémoire d’entreprise, et il consi­dère qu’il appar­tient au pré­sident de sou­mettre à cri­tique les tra­di­tions et les mythes plus ou moins fon­da­teurs de la société.

Ber­nard André, Secré­taire géné­ral du CILAC, s’appuie sur quelques cas démons­tra­tifs pour plai­der avec convic­tion en faveur de la conser­va­tion du patri­moine maté­riel de l’industrie. Il sou­haite que cette conser­va­tion soit orga­ni­sée de telle manière que les machines et les bâti­ments sau­ve­gar­dés soient ren­dus intel­li­gibles, et qu’ils puissent ain­si ser­vir à une inter­pré­ta­tion de l’histoire.

Patrick Lefèvre-Utile, ancien diri­geant de LU, a expo­sé de manière très vivante et inté­res­sante la façon dont l’image de cette socié­té per­dure parce que toutes les pho­to­gra­phies conser­vées par la famille servent encore à la poli­tique de publi­ci­té et de rela­tions publiques. Mal­heu­reu­se­ment la SABIX n’a pas été en mesure de repro­duire les pho­to­gra­phies uti­li­sées par Patrick Lefèvre- Utile pour illus­trer ses pro­pos, mais il faut signa­ler que de nom­breux objets et images ont été mis à la dis­po­si­tion de la ville de Nantes afin de les rendre acces­sibles au public.

La table ronde finale pré­si­dée par Domi­nique Bar­jot, pro­fes­seur d’histoire à Paris IV, après un retour sur les condi­tions de suc­cès des fusions et une ana­lyse de la nature exacte du col­ber­tisme, débat sur les rela­tions entre l’entreprise et l’historien. Pour écrire l’histoire de l’entreprise uti­lise-t-il tous les outils dont il peut disposer ?

Quelle est sa liber­té de cri­tique quand il est lié contrac­tuel­le­ment à la socié­té dont il étu­die d’histoire ? Où se limite le champ de sa recherche, peut-il tra­vailler et s’exprimer sur le pré­sent ? Est-il conve­nable d’exprimer un juge­ment de valeur défa­vo­rable sur des hommes encore vivants qui ont dû prendre de graves déci­sions dans un temps très bref ?

Sans résu­mer la trans­crip­tion de ce débat, signa­lons sim­ple­ment que Domi­nique Bar­jot, consta­tant que l’historien reste dans une cer­taine mesure condi­tion­né par son envi­ron­ne­ment, confirme un pro­pos d’Alain Bel­tran : deux atti­tudes sont au cœur du métier d’historien, la sym­pa­thie et l’honnêteté.

En conclu­sion, à ceux qui, s’intéressant à tous les aspects de l’activité de l’entreprise, portent aus­si atten­tion aux effets de son être bio­lo­gique pro­fond sur ses per­for­mances, nous conseillons vive­ment la lec­ture du bul­le­tin n° 29 de la SABIX.

Poster un commentaire