Mélusath et La Maison brisée

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°551 Janvier 2000Par : Francis BERTHELOT (66)Rédacteur : Gérard PILÉ (41)

Propos autour d’un auteur, Francis Berthelot (66)

Propos autour d’un auteur, Francis Berthelot (66)

La rubrique “Les livres” de novem­bre 1999 avait sig­nalé la sor­tie à la fin de l’été dernier de ce roman, Mélusath, assez sin­guli­er de prime abord. Quelques mois plus tard notre cama­rade com­met­tait un nou­veau livre La Mai­son brisée. Prenons ici la liber­té inhab­ituelle de nous éten­dre sur un auteur au par­cours par­ti­c­ulière­ment atyp­ique et dont la notoriété par­mi nos cama­rades n’est pas, sem­ble-t- il, à la mesure de sa répu­ta­tion dans un genre lit­téraire, il est vrai moins prisé et val­orisant en France que dans les mon­des nordique et anglo-sax­on. (Pen­sons par exem­ple aux per­son­nages célèbres d’Alice, du doc­teur Jekyll, de Mr Hyde…)

Notons d’abord que Fran­cis Berth­elot s’est mesuré à ses débuts, au cours des années 70, à l’art théâ­tral, créant et mon­tant, seul ou en coopéra­tion, qua­tre pièces pour la scène ain­si que le scé­nario d’une série télévisée. C’est seule­ment à par­tir de 1980 qu’il se tourne vers l’art romanesque en pub­liant pas moins de huit romans et autant de nou­velles qui reti­en­nent l’attention de la cri­tique et lui valent d’estimables dis­tinc­tions littéraires :

  • en 1980, le prix du meilleur roman français au Fes­ti­val de sci­ence-fic­tion de Metz avec La Lune noire d’Orion (Cal­mann-Lévy),
  • en 1987 le prix Ros­ny-Aîné avec La Ville au fond de l’œil (Denoël),
  • un dou­ble grand prix de la sci­ence-fic­tion avec en 1988 Le Parc zoonirique, en 1991 Rivage des intouch­ables (Denoël),
  • enfin en 1995 le grand prix de l’imaginaire avec La Méta­mor­phose général­isée (Fer­nand Nathan). Il s’agit en l’occurrence d’un essai dont le thème requiert quelques expli­ca­tions : impres­sion­né par les mul­ti­ples phénomènes de méta­mor­phoses observ­ables dans les qua­tre règnes de la nature, l’imaginaire humain s’est tôt fait créa­teur de méta­mor­phoses fic­tives avec leur charge sym­bol­ique de sens, d’où l’éclosion pré­coce dans la cul­ture gré­co-latine d’une lit­téra­ture essen­tielle­ment non réal­iste. L’auteur y traque les struc­tures nar­ra­tives, leurs pro­pres méta­mor­phoses à tra­vers auteurs et textes les plus divers, prenant pour arché­type Ovide, se pour­suiv­ant jusqu’à nos jours avec Kaf­ka entre autres.
    L’analyse dégage avec clarté les traits dis­tinc­tifs du fan­tas­tique et du mer­veilleux (ordi­naire­ment con­fon­dus) de la sci­ence-fic­tion. Pré­cisons que cet essai comme le suiv­ant Le Corps du héros (1997) (analyse des prob­lèmes posés par l’existence du per­son­nage romanesque) sont en fait le fruit de ses recherch­es orig­i­nales au Cen­tre de recherch­es sur les arts et le lan­gage. Notre cama­rade, fidèle depuis 1971 à ce tem­ple œcuménique de la Recherche française qu’est le CNRS, tit­u­laire d’une thèse de doc­tor­at d’État en biolo­gie molécu­laire, a un long passé de chercheur com­mencé à l’Institut Pas­teur et pour­suivi au Col­lège de France de 1975 à 1989.

Quand on sait la diver­sité des voca­tions “hors normes ” par­mi nos cama­rades (musique, arts plas­tiques…) évo­quées à divers­es repris­es dans les colonnes de La Jaune et la Rouge (comme dans l’Histoire de l’École poly­tech­nique de J.-P. Cal­lot), félici­tons-nous de ce que l’un d’eux con­tribue aujourd’hui à péren­nis­er la répu­ta­tion de la Recherche française (depuis Fer­di­nand de Saus­sure au siè­cle dernier jusqu’à Roland Barthes dis­paru en 1980) dans cet amas stel­laire de dis­ci­plines où inter­fèrent lin­guis­tique générale, her­méneu­tique, nar­ra­tolo­gie, séman­tique, sémi­olo­gie, sémi­o­tique, mytholo­gie générale et que sais­je encore où le pro­fane s’égare.

Sug­gérons incidem­ment à Fran­cis Berth­elot de “ méta­mor­phoser ” un jour notre igno­rance à ce sujet, dans La Jaune et la Rouge.

Revenons pour l’heure au romanci­er pour témoign­er de sa maîtrise incon­testable dans l’art de con­stru­ire et con­duire un réc­it, où se déploient une vive sen­si­bil­ité et une fer­tile imag­i­na­tion. Dans sa quête de per­son­nages, l’auteur man­i­feste une prédilec­tion pour les êtres blessés, mal-aimés dans leur enfance, vic­times d’un passé qui ne leur appar­tient pas, fardeau bien lourd à porter dans l’attente d’un libéra­teur. À sa manière ce thème nous ren­voie à une ques­tion vieille comme l’histoire, for­mulée par l’Écriture en ter­mes allé­goriques : Les pères ont mangé les raisins verts, les fils en ont eu les dents agacés. Pen­sons aus­si à la malé­dic­tion trans­mise d’une généra­tion aux suiv­antes, thème récur­rent de la tragédie grecque…

Ce thème, l’auteur l’aborde à divers­es reprises :

  • L’Ombre d’un sol­dat (1994) nous fait par­ticiper au drame obses­sion­nel d’un enfant à qui l’on cache le triste secret de sa nais­sance… sous l’occupation allemande ;
  • Le Jon­gleur inter­rompu (1996), roman poignant, peut-être le mieux venu de l’auteur, nous trans­porte dans un petit port du Fin­istère, où il narre avec poésie la ren­con­tre, l’émouvante ami­tié qui s’établit entre deux êtres déjetés : d’un côté, un ado­les­cent sauvage de pater­nité mys­térieuse, orphe­lin de mère, petit Bre­ton épilep­tique et con­tre­fait, Pierre, surnom­mé “ Pétrel ” (un oiseau de mer qui n’est pas étranger au réc­it), de l’autre, Con­stan­tin, jon­gleur dans un cirque de pas­sage, au corps usé par une mal­adie inconnue.
    Dans les crises qui le ter­rassent Pétrel a vis­ité l’île d’Anaon où des âmes de mor­tels errent dans l’attente de se réin­car­n­er dans les oiseaux nais­sants. Con­stan­tin est fasciné par les paroles de son ami, con­clut un pacte avec lui. Pétrel l’accompagnera jusqu’à sa fin à l’hôpital dans cette espérance, avec la com­plic­ité d’Alan, le gar­di­en du phare.

La toute dernière nou­velle La mai­son brisée, qui vient de sor­tir en livre de poche chez Hachette, son pre­mier réc­it pour la jeunesse est un con­te, plein de poésie et fan­taisie, enrichi d’illustrations.

Pierre-Plume, jeune garçon rêveur voit un jour (chapitre “ L’orage ”) se sépar­er ses par­ents empor­tant cha­cun la moitié de leur mai­son pour aller gîter : Hiérony­mus sur la lune y assou­vir sa pas­sion d’observer les étoiles avec sa longue-vue, l’autre, Miran­da, dans le monde ani­mé et étrange du fond des océans.

Entre mer et lune, ne se sen­tant pas chez lui, Pierre- Plume va jouer vaine­ment à pile ou face les deux moitiés de son nom. Mais que le lecteur se ras­sure, l’espérance va se méta­mor­phoser, pren­dre le vis­age de la jeune Kir­sik­ka, sa petite cama­rade, celle-ci va l’aider à recon­stru­ire une cabane au bord du lac à la lisière de la forêt pro­fonde, une mai­son cette fois bien à eux.

Nous en arrivons à Mélusath, “ œuvre de tran­si­tion ”, au dire de l’auteur, dans son itinéraire romanesque.

Nous sommes dans le banal petit théâtre parisien du Drag­on qui tire son nom de la même rue mais le “ génie du théâtre ” n’y souf­fle plus. Entre la malveil­lance des cri­tiques et l’apathie du pub­lic le Drag­on est allé de fias­co en fias­co. Les caiss­es sont vides, le min­istère tonne. Wil­fried, son jeune directeur d’origine alle­mande et sa troupe vont-ils réus­sir la gageure de le sauver du naufrage, de retrou­ver la faveur du pub­lic avec la nou­velle pièce qu’ils mon­tent avec ardeur : un drame tiré de la saga légendaire des Atrides : Oreste et Pylade ?

Wil­fried mise sur le tal­ent recon­nu de Katri, une actrice d’origine fin­landaise plus très jeune. Il lui a con­fié le rôle clé de Clytemnestre (des­tinée, on s’en sou­vient, à être tuée par son pro­pre fils Oreste venu venger le meurtre de son père Agamem­non, qu’elle a jadis per­pétré avec son amant Égisthe).

Un psy­chodrame malen­con­treux se joue au sein de la troupe à la suite de l’embauche inopinée sur le con­seil de Katri, de Gus, un pein­tre de rue, artiste du trompel’oeil, qui l’a mys­ti­fiée par son génie d’illusionniste. Katri, trou­blée en fait par ce doux amnésique au charme ambigu, con­state bien­tôt avec amer­tume qu’il la fuit, subis­sant la fas­ci­na­tion de Wil­fried. Blessée, elle se con­fie à “ Lily-Rhum, la petite voy­ante ” : Ce théâtre je n’y suis pas à ma place. Ni comme femme, ni comme actrice. Je ne lui fais que du tort.

Des sou­venirs trag­iques de jeunesse qu’elle croy­ait enfouis à jamais dans le passé refont sur­face avec leur mor­sure de cul­pa­bil­ité : jalouse de sa soeur, de ses dons pour le théâtre, lui valant la préférence de son père, elle n’est pas tout à fait étrangère à sa noy­ade trag­ique. Elle s’adonne alors à l’art dra­ma­tique sur les traces de sa sœur pour essay­er de con­sol­er son père, peine per­due, car celuici va mourir de cha­grin. Assumer au théâtre le rôle d’une meur­trière devenant insup­port­able, elle se voit réduite à déclar­er forfait.

Un deux ex machi­na va sauver le théâtre d’une sit­u­a­tion très com­pro­mise : Mélusath, le génie du théâtre, magis­trale­ment peint par Gus dans le vestibule d’entrée, qui se dégage de son état virtuel, prend les choses en main, sévère et sans con­ces­sions, révèle à cha­cun ses dons latents, occultés et inutilisés.

C’est ain­si que l’autoritaire et pos­ses­sif Wil­fried va don­ner toute sa mesure dans le rôle de Clytemnestre. Cadeau suprême et somptueux, Katri, qui s’est exclue du théâtre, va aus­si le sauver en revenant à sa voca­tion pre­mière, le chant où elle excel­lait jadis. Invis­i­ble, elle entonne en finnois le chant douloureux et sauvage du cygne, pro­longé à la fer­me­ture du rideau par une aria pais­i­ble au-delà de toute souf­france, pareille au som­meil des limbes, qui dit : Sur la branche il y a un mer­le qui chante et je ne pense plus au deuil. Ni aux nuits per­dues… Juste à ce print­emps qui s’ouvre à moi.

Con­seil­lons tout de même au lecteur qui serait (comme je le suis) peu cou­tu­mi­er de ce genre lit­téraire, de met­tre de côté ses préjugés et goûts touchant l’art romanesque en général, autrement dit d’accepter de bonne grâce le jeu et la manière qui lui sont proposés.

Une scène d’ouverture pit­toresque et même inso­lite le décide à adhér­er ou non. Dans l’affirmative je puis témoign­er qu’il risque fort d’être “ pris ” et de réa­gir sans sour­ciller aux inven­tions sur­réal­istes de l’auteur. Elles lui appa­raîtront vite comme des arti­fices scéniques “ ingénieux” (mais ne sommes-nous pas dans un théâtre ?). Seul son “ génie ” qui voit tout, sait tous les secrets, est à même de met­tre chaque per­son­nage en face de sa pro­pre vérité et de dénouer de proche en proche les fils d’une sit­u­a­tion bloquée.

Quelque mes­sage se pro­fil­erait-il en arrière-plan ? Si tel est le cas, l’auteur est trop respectueux de la liber­té du lecteur pour tir­er lui-même, à la manière du fab­u­liste, la “ leçon de l’histoire ” (je n’ose dire la “ morale ”, ce mot devenu un allergène à notre temps).

Risquons pour notre part ce qui suit :
Être soi-même, le rede­venir, il n’est jamais trop tard.

Se désen­com­br­er des images en creux d’un passé que l’on ne peut chang­er, d’épreuves affec­tives ayant éventuelle­ment assom­bri nos jeunes années et surtout ne pas se laiss­er décon­stru­ire et détourn­er des dons reçus, de sa “ petite étoile ”. Si tels sont les mes­sages adressés, recon­nais­sons qu’ils ont valeur pour notre temps si porté à dis­soci­er liber­té et responsabilité.

Un dernier trait de Fran­cis Berth­elot : sa par­tic­i­pa­tion active à un groupe lit­téraire “ La nou­velle fic­tion ” où se côtoient des auteurs comme Fred­er­ick Tris­tan, Georges Chateau­rey­naud, Marc Petit, Hubert Had­dat… Tous mili­tent pour la renais­sance d’un genre lit­téraire trop mar­gin­al­isé en France, à l’inverse d’un “ réal­isme ” accru où l’art risque d’être per­dant. Serait-ce que la réal­ité actuelle n’a plus guère besoin d’humour et de poésie pour lui prêter leurs ailes ? Lais­sons ici le lecteur en juger.

Souhaitons à notre cama­rade et à son groupe le suc­cès de leur entreprise.

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