Manuel Rosenthal : une rencontre fondamentale

Manuel Rosenthal : une rencontre fondamentale

Dossier : Les X et la musiqueMagazine N°806 Juin 2025
Par Jean-Luc TINGAUD (X89)

Notre cama­rade Jean-Luc Tin­gaud pour­suit une car­rière inter­na­tio­nale de chef d’orchestre et a enre­gis­tré de nom­breux disques de musique fran­çaise de la fin du XIXe siècle et du début XXe, notam­ment chez Naxos dont la poli­tique édi­to­riale est très inté­res­sante. Il raconte com­ment il a réus­si à inté­res­ser Manuel Rosen­thal, élève de Ravel et chef d’orchestre répu­té, et est deve­nu son élève, et plus encore son disciple.

Lorsqu’en 1992, à la sor­tie de l’X, le choix d’une car­rière musi­cale pre­nait consis­tance, je m’employais à ren­con­trer le plus grand nombre de per­sonnes sus­cep­tibles de gui­der mes pre­miers pas dans le monde artis­tique. Par­mi elles figu­rait Yves Rie­sel qui diri­geait alors la mai­son de disques Naxos en France ; Yves savait que je sui­vais depuis quelques années des cours de direc­tion d’orchestre et que j’étais à la recherche d’expériences dans ce domaine. Il m’indiqua qu’il allait pro­duire à Monte-Car­lo un nou­vel enre­gis­tre­ment de Gaî­té pari­sienne, le fameux bal­let com­po­sé par Manuel Rosen­thal sur des thèmes d’Offenbach, et que le com­po­si­teur lui-même allait le diri­ger. Je n’en reve­nais pas car, à mes yeux, Manuel Rosen­thal était une figure his­to­rique de la musique fran­çaise, élève de Ravel, direc­teur musi­cal de l’Orchestre natio­nal de France après la Deuxième Guerre mon­diale ; ses enre­gis­tre­ments de musique fran­çaise étaient pour moi des réfé­rences absolues.

Un rendez-vous difficile à obtenir…

Je dois avouer que je pen­sais que Rosen­thal était déjà entré dans la légende de la musique, or il était bien vivant, chef d’orchestre dyna­mique, tou­jours bon pied bon œil mal­gré ses quatre-vingt-dix ans révo­lus. Yves Rie­sel me dit qu’il sou­hai­tait que Maître Rosen­thal fût assis­té pour ce nou­vel enre­gis­tre­ment d’un jeune chef d’orchestre et qu’à son avis je ferais l’affaire. Il me conseilla donc de l’appeler.

Je trou­vai son numé­ro dans l’annuaire télé­pho­nique et pris mon cou­rage à deux mains. Sa femme Clau­dine décro­cha et me répon­dit : « Jeune homme, Maître Rosen­thal n’a pas besoin d’assistant ; mer­ci, au revoir ! » J’insistai le len­de­main et deman­dai si, au moins, Maître Rosen­thal accep­te­rait de me ren­con­trer, ce qu’il fit. Je me ren­dis, le cœur bat­tant, à son domi­cile de la rue du Mou­lin-des-Prés. Sans doute ma sin­cé­ri­té et la viva­ci­té de mon désir d’apprendre à ses côtés le métier de chef d’orchestre par­vinrent à le convaincre de m’emmener dans ses bagages à Monte-Carlo.

Un magistère de valeur inestimable

L’enregistrement avec l’orchestre de la Prin­ci­pau­té dura cinq jours durant les­quels je me tins der­rière le maître, lui ren­dant tous les ser­vices qu’il me deman­dait : aller dans la salle écou­ter la balance, en cabine appré­cier la cou­leur de la prise de son, régler un pro­blème de par­ti­tions avec les per­cus­sions… À l’issue de l’enregistrement, il m’invita à dîner en com­pa­gnie de Clau­dine et me dit : « Jeune homme, à par­tir de la semaine pro­chaine, vous vien­drez me voir chaque après-midi en ayant pré­pa­ré les par­ti­tions que je vous indi­que­rai – je vous ensei­gne­rai leurs secrets. »

“Une vie ayant traversé tout un siècle
de musique, particulièrement française.”

Il s’agissait natu­rel­le­ment de musique fran­çaise, et c’est ain­si que Manuel Rosen­thal me conta ses sou­ve­nirs d’une vie ayant tra­ver­sé tout un siècle de musique, par­ti­cu­liè­re­ment fran­çaise, et me révé­la, par­ti­tions en main, com­ment diri­ger cette musique fran­çaise, ce réper­toire si par­ti­cu­lier dont les lignes, cou­leurs et rythmes doivent prendre forme grâce à la tech­nique et au goût du maestro.

Ravel, Debussy, Fauré

Rosen­thal com­pa­rait son maître Ravel à un magi­cien, « capable de faire sor­tir un lapin de son cha­peau », tant la per­fec­tion de son orches­tra­tion s’apparente à un tra­vail d’orfèvre. Pour inter­pré­ter Ravel, le chef d’orchestre doit cise­ler chaque inter­ven­tion ins­tru­men­tale, doser les nuances et par­fois gal­va­ni­ser l’orchestre afin de libé­rer la puis­sance sonore des tut­ti déchaî­nés de la Valse, du Bolé­ro ou de Daph­nis.

Rosen­thal m’enseigna que Debus­sy demande une approche plus « impres­sion­niste », plus floue si l’on peut dire, où le son ne vient pas de l’agrégation de per­fec­tions ins­tru­men­tales indi­vi­duelles, mais plu­tôt du mou­ve­ment de masses sonores, de volutes, d’arabesques. Ce que Rosen­thal met­tait en avant dans l’interprétation de Fau­ré était l’harmonie si per­son­nelle de ce com­po­si­teur et l’élégance de ses lignes mélo­diques. Il me disait que la basse chez Fau­ré doit chan­ter, autant que la par­tie supé­rieure. Manuel Rosen­thal me conseilla éga­le­ment de tou­jours main­te­nir la pul­sa­tion dans la musique de Fau­ré, car s’épancher dans des ralen­tis ou des ruba­tos ren­drait sa musique mièvre. Il faut la jouer « en pleine lumière ».

Plus qu’un élève, un disciple

Ain­si, de jour en jour, se tis­sa entre Manuel Rosen­thal et moi-même un vrai lien de maître à dis­ciple. Je sui­vais, en paral­lèle avec ces leçons par­ti­cu­lières rue du Mou­lin-des-Prés, mes études au Conser­va­toire natio­nal supé­rieur de musique de Paris, que j’avais inté­gré sur concours deux ans après la sor­tie de l’X, mais il est cer­tain que les conseils de Rosen­thal m’ont influen­cé au-delà de l’enseignement que je reçus au Conservatoire.

Rosen­thal me sug­gé­ra, à la fin de mes études, de créer mon propre orchestre ; il m’aida à lui don­ner forme, l’orientant vers la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle des jeunes musi­ciens au métier d’orchestre. Nous l’appelâmes Orchestre Osti­na­to et je le diri­geai pen­dant plus de vingt ans, avant de le trans­mettre à une nou­velle équipe artis­tique. À la demande de la mai­son d’édition Des­clée de Brou­wer, je réa­li­sai un livre d’entretiens avec Manuel Rosen­thal, dont le titre Cres­cen­do vers Dieu sou­ligne l’importance de la foi dans sa vie de musi­cien et son ins­pi­ra­tion de com­po­si­teur. Il parle notam­ment de la révé­la­tion qu’il eut, quelques années après la fin de la guerre, qui le condui­sit à séjour­ner dans un monas­tère et à se conver­tir au catholicisme.

Faire fructifier le legs

Maître Rosen­thal vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans et conti­nua de me conseiller, alors qu’à par­tir de 2001 se déve­lop­pait ma car­rière de chef d’orchestre invi­té, notam­ment à l’opéra pen­dant les vingt pre­mières années, puis de plus en plus orien­tée vers le réper­toire sym­pho­nique. Cette car­rière m’a conduit dans le monde entier, notam­ment aux États-Unis, à l’opéra de Tokyo, à celui de Pékin, aux arènes de Vérone et dans la plu­part des grandes mai­sons d’opéra en Europe : Milan, Flo­rence, Madrid et Londres entre autres. La mai­son de disques Naxos où j’avais débu­té en assis­tant Manuel Rosen­thal m’engagea pour diri­ger une série d’enregistrements de musique française.

À la tête de l’Orchestre natio­nal d’Irlande, de l’Orchestre royal d’Écosse et de celui de la radio de Ber­lin, je pus gra­ver des inter­pré­ta­tions de musique sym­pho­nique de Fau­ré, Pou­lenc, Bizet, Franck, Chaus­son, Mas­se­net et Dukas qui, je l’espère, marchent sur les traces de mon maître Manuel Rosen­thal et rendent hom­mage à cette mer­veilleuse lignée de com­po­si­teurs fran­çais dont j’ai eu, grâce à cette ren­contre fon­da­men­tale à l’orée de ma car­rière, la chance de décou­vrir les richesses.

Donnez votre avis