Manuel Rosenthal : une rencontre fondamentale

Notre camarade Jean-Luc Tingaud poursuit une carrière internationale de chef d’orchestre et a enregistré de nombreux disques de musique française de la fin du XIXe siècle et du début XXe, notamment chez Naxos dont la politique éditoriale est très intéressante. Il raconte comment il a réussi à intéresser Manuel Rosenthal, élève de Ravel et chef d’orchestre réputé, et est devenu son élève, et plus encore son disciple.
Lorsqu’en 1992, à la sortie de l’X, le choix d’une carrière musicale prenait consistance, je m’employais à rencontrer le plus grand nombre de personnes susceptibles de guider mes premiers pas dans le monde artistique. Parmi elles figurait Yves Riesel qui dirigeait alors la maison de disques Naxos en France ; Yves savait que je suivais depuis quelques années des cours de direction d’orchestre et que j’étais à la recherche d’expériences dans ce domaine. Il m’indiqua qu’il allait produire à Monte-Carlo un nouvel enregistrement de Gaîté parisienne, le fameux ballet composé par Manuel Rosenthal sur des thèmes d’Offenbach, et que le compositeur lui-même allait le diriger. Je n’en revenais pas car, à mes yeux, Manuel Rosenthal était une figure historique de la musique française, élève de Ravel, directeur musical de l’Orchestre national de France après la Deuxième Guerre mondiale ; ses enregistrements de musique française étaient pour moi des références absolues.
Un rendez-vous difficile à obtenir…
Je dois avouer que je pensais que Rosenthal était déjà entré dans la légende de la musique, or il était bien vivant, chef d’orchestre dynamique, toujours bon pied bon œil malgré ses quatre-vingt-dix ans révolus. Yves Riesel me dit qu’il souhaitait que Maître Rosenthal fût assisté pour ce nouvel enregistrement d’un jeune chef d’orchestre et qu’à son avis je ferais l’affaire. Il me conseilla donc de l’appeler.
Je trouvai son numéro dans l’annuaire téléphonique et pris mon courage à deux mains. Sa femme Claudine décrocha et me répondit : « Jeune homme, Maître Rosenthal n’a pas besoin d’assistant ; merci, au revoir ! » J’insistai le lendemain et demandai si, au moins, Maître Rosenthal accepterait de me rencontrer, ce qu’il fit. Je me rendis, le cœur battant, à son domicile de la rue du Moulin-des-Prés. Sans doute ma sincérité et la vivacité de mon désir d’apprendre à ses côtés le métier de chef d’orchestre parvinrent à le convaincre de m’emmener dans ses bagages à Monte-Carlo.
Un magistère de valeur inestimable
L’enregistrement avec l’orchestre de la Principauté dura cinq jours durant lesquels je me tins derrière le maître, lui rendant tous les services qu’il me demandait : aller dans la salle écouter la balance, en cabine apprécier la couleur de la prise de son, régler un problème de partitions avec les percussions… À l’issue de l’enregistrement, il m’invita à dîner en compagnie de Claudine et me dit : « Jeune homme, à partir de la semaine prochaine, vous viendrez me voir chaque après-midi en ayant préparé les partitions que je vous indiquerai – je vous enseignerai leurs secrets. »
“Une vie ayant traversé tout un siècle
de musique, particulièrement française.”
Il s’agissait naturellement de musique française, et c’est ainsi que Manuel Rosenthal me conta ses souvenirs d’une vie ayant traversé tout un siècle de musique, particulièrement française, et me révéla, partitions en main, comment diriger cette musique française, ce répertoire si particulier dont les lignes, couleurs et rythmes doivent prendre forme grâce à la technique et au goût du maestro.
Ravel, Debussy, Fauré
Rosenthal comparait son maître Ravel à un magicien, « capable de faire sortir un lapin de son chapeau », tant la perfection de son orchestration s’apparente à un travail d’orfèvre. Pour interpréter Ravel, le chef d’orchestre doit ciseler chaque intervention instrumentale, doser les nuances et parfois galvaniser l’orchestre afin de libérer la puissance sonore des tutti déchaînés de la Valse, du Boléro ou de Daphnis.
Rosenthal m’enseigna que Debussy demande une approche plus « impressionniste », plus floue si l’on peut dire, où le son ne vient pas de l’agrégation de perfections instrumentales individuelles, mais plutôt du mouvement de masses sonores, de volutes, d’arabesques. Ce que Rosenthal mettait en avant dans l’interprétation de Fauré était l’harmonie si personnelle de ce compositeur et l’élégance de ses lignes mélodiques. Il me disait que la basse chez Fauré doit chanter, autant que la partie supérieure. Manuel Rosenthal me conseilla également de toujours maintenir la pulsation dans la musique de Fauré, car s’épancher dans des ralentis ou des rubatos rendrait sa musique mièvre. Il faut la jouer « en pleine lumière ».
Plus qu’un élève, un disciple
Ainsi, de jour en jour, se tissa entre Manuel Rosenthal et moi-même un vrai lien de maître à disciple. Je suivais, en parallèle avec ces leçons particulières rue du Moulin-des-Prés, mes études au Conservatoire national supérieur de musique de Paris, que j’avais intégré sur concours deux ans après la sortie de l’X, mais il est certain que les conseils de Rosenthal m’ont influencé au-delà de l’enseignement que je reçus au Conservatoire.
Rosenthal me suggéra, à la fin de mes études, de créer mon propre orchestre ; il m’aida à lui donner forme, l’orientant vers la formation professionnelle des jeunes musiciens au métier d’orchestre. Nous l’appelâmes Orchestre Ostinato et je le dirigeai pendant plus de vingt ans, avant de le transmettre à une nouvelle équipe artistique. À la demande de la maison d’édition Desclée de Brouwer, je réalisai un livre d’entretiens avec Manuel Rosenthal, dont le titre Crescendo vers Dieu souligne l’importance de la foi dans sa vie de musicien et son inspiration de compositeur. Il parle notamment de la révélation qu’il eut, quelques années après la fin de la guerre, qui le conduisit à séjourner dans un monastère et à se convertir au catholicisme.
Faire fructifier le legs
Maître Rosenthal vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans et continua de me conseiller, alors qu’à partir de 2001 se développait ma carrière de chef d’orchestre invité, notamment à l’opéra pendant les vingt premières années, puis de plus en plus orientée vers le répertoire symphonique. Cette carrière m’a conduit dans le monde entier, notamment aux États-Unis, à l’opéra de Tokyo, à celui de Pékin, aux arènes de Vérone et dans la plupart des grandes maisons d’opéra en Europe : Milan, Florence, Madrid et Londres entre autres. La maison de disques Naxos où j’avais débuté en assistant Manuel Rosenthal m’engagea pour diriger une série d’enregistrements de musique française.
À la tête de l’Orchestre national d’Irlande, de l’Orchestre royal d’Écosse et de celui de la radio de Berlin, je pus graver des interprétations de musique symphonique de Fauré, Poulenc, Bizet, Franck, Chausson, Massenet et Dukas qui, je l’espère, marchent sur les traces de mon maître Manuel Rosenthal et rendent hommage à cette merveilleuse lignée de compositeurs français dont j’ai eu, grâce à cette rencontre fondamentale à l’orée de ma carrière, la chance de découvrir les richesses.