Mais que font les économistes ?

Dossier : Après la crise : Les nouveaux défis de la théorie économiqueMagazine N°656 Juin/Juillet 2010
Par Vivien LEVY-GARBOUA (67)

Toute grande crise de l’é­co­no­mie est une crise pour les éco­no­mistes. Qu’ont-ils fait pour pré­ve­nir tant de mal­heurs ? Que pro­posent-ils pour nous en sor­tir plus rapi­de­ment ? Quelle remise en cause de leurs théo­ries faut-il envi­sa­ger ? Quels remèdes pro­po­ser à la tour­mente finan­cière qui balaie aujourd’­hui l’Eu­rope et l’eu­ro ? Quel nou­veau para­digme émer­ge­ra de cette période ?

Il était nor­mal que La Jaune et la Rouge consacre un numé­ro à ces ques­tions : les poly­tech­ni­ciens jouent un rôle émi­nent dans la recherche éco­no­mique inter­na­tio­nale, avec à leur tête le seul prix Nobel d’é­co­no­mie fran­çais, Mau­rice Allais.

Abor­der le rôle des éco­no­mistes dans la crise (avant, pen­dant et après) implique en pre­mier lieu de relier les moments de la crise aux ques­tions pour ces cham­pions que sont les éco­no­mistes, et à pré­sen­ter les réponses ou les déchi­re­ments que sus­citent ces inter­ro­ga­tions dans le domaine de la macroéconomie.

Ce qui amène natu­rel­le­ment à exa­mi­ner les impli­ca­tions de la crise pour les éco­no­mistes et mettre l’ac­cent sur les effets de la spé­cia­li­sa­tion de la pro­fes­sion en appe­lant à une plus grande ouver­ture entre les dis­ci­plines. La crise a d’a­bord été finan­cière et consti­tue une occa­sion de remise en pers­pec­tive de la théo­rie des banques et de la Finance. On peut légi­ti­me­ment s’in­ter­ro­ger sur la capa­ci­té des éco­no­mistes à remettre en cause le point de vue domi­nant sur la modé­li­sa­tion finan­cière, la théo­rie des mar­chés effi­cients, qui, in fine, nous dit que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes pos­sibles, ce qui, de nos jours, est, au mini­mum, contre-intuitif !

Heu­reu­se­ment, cer­tains éco­no­mistes sont là pour nous sor­tir de cette impasse et nous redon­ner espoir, en pro­po­sant une nou­velle théo­rie de la Finance de mar­ché : leurs tra­vaux, très pro­met­teurs, donnent un aper­çu à la révo­lu­tion concep­tuelle qui est en ges­ta­tion. Et puisque la Finance est au cœur du débat, une réflexion s’im­pose sur la valo­ri­sa­tion des pro­duits finan­ciers com­plexes et l’u­sage des modèles mathé­ma­tiques dans la Finance.

La crise nous invite aus­si à une réflexion pro­fonde sur la glo­ba­li­sa­tion et la remise en cause de la théo­rie de l’é­change inter­na­tio­nal qu’elle appelle. Enfin, la crise est aus­si l’oc­ca­sion pour les éco­no­mistes de recon­si­dé­rer leurs méthodes et leur atti­tude vis-à-vis des autres disciplines

Commentaire

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Robert BRANCHErépondre
25 juillet 2010 à 19 h 01 min

Ce com­men­taire porte sur la tota­li­té du dossier :

Para­doxa­le­ment, alors que dans son édi­to­rial d’introduction, Vivien Levy-Gar­boua, Senior Advi­sor de BNP Pari­bas, écrit : « Heu­reu­se­ment, cer­tains éco­no­mistes sont là pour nous sor­tir de cette impasse et nous redon­ner espoir, en pro­po­sant une nou­velle théo­rie de la Finance de mar­ché », je trouve per­son­nel­le­ment que le conte­nu des articles est d’abord un aveu d’impuissance face à ce qui vient de se pas­ser et sur­tout à ce futur lar­ge­ment imprévisible.
Le dos­sier com­mence par une inter­view de Mau­rice Allais, prix Nobel d’Économie. Il a une réponse, à la fois simple et bru­tale : il pro­pose d’en reve­nir avant la glo­ba­li­sa­tion et la mon­dia­li­sa­tion qui seraient source de tous les maux. Pour cela, il faut « res­tau­rer une légi­time pro­tec­tion » et « pou­voir se pro­té­ger par le réta­blis­se­ment de pro­tec­tions rai­son­nables et appro­priées ain­si que par le contrôle des capi­taux ». Peut-être, mais est-ce fai­sable et réa­liste ? Est-ce que la mon­dia­li­sa­tion n’est pas plu­tôt un état de fait, un effet de sys­tème ? Com­ment pen­ser que la réponse aux pro­blèmes actuels est le retour en arrière ? Ne s’agit-il pas plu­tôt de pen­ser à par­tir du réel que de vou­loir le faire retour­ner d’où il vient ?
Ensuite se suc­cèdent les articles :
– Vivien Levy-Gar­boua, dans Ques­tions pour une éco­no­miste, après avoir fait un pano­ra­ma de son ana­lyse du pour­quoi de la crise finan­cière, ter­mine en appe­lant à un ren­fort de la mathé­ma­ti­sa­tion du monde. Selon lui, il faut « enri­chir la macro-éco­no­mie, à l’image de ce que la théo­rie com­por­te­men­tale a appor­té à la théo­rie finan­cière, en décri­vant davan­tage des com­por­te­ments obser­vés, en fai­sant une part à l’irrationnel et au sub­jec­tif. » Mais c’est bien là le pro­blème et toute la contra­dic­tion interne de la pro­po­si­tion : c’est pré­ci­sé­ment parce que le poids des com­por­te­ments humains est pré­pon­dé­rant et qu’il est par essence sub­jec­tif que l’on ne peut pas mathé­ma­ti­ser le monde … et heureusement !
– Patrick Artus, Direc­teur des études et de la recherche de Natixis, dans Les éco­no­mistes avant et après la crise, cherchent « les vraies rai­sons qui expliquent l’absence de pré­vi­sion de la crise par les éco­no­mistes ». Il en trouve trois : « la spé­cia­li­sa­tion des éco­no­mistes alors que l’analyse de la crise néces­si­te­rait une approche for­te­ment plu­ri­dis­ci­pli­naire ; l’utilisation par les éco­no­mistes de modèles mathé­ma­tiques (…) très éloi­gnés de la réa­li­té ; la dif­fi­cul­té à pré­voir l’économie dans un monde d’équilibres mul­tiples, ou, de manière équi­va­lente, de crises sys­té­miques ». Une fois cette ana­lyse sévère détaillée et argu­men­tée, il s’en sort par une pirouette en affir­mant que les éco­no­mistes ne sont « ni incom­pé­tents, ni ven­dus aux banques », – alors qu’il vient brillam­ment de mon­trer à tout le moins la limite extrême de leurs com­pé­tences… –, et qu’une sorte de miracle va faire émer­ger une solution.
– André Lévy-Lang, ancien Pré­sident de Pari­bas, dans Les modèles mathé­ma­tiques des acti­vi­tés finan­cières, expose d’abord pour­quoi les modèles finan­ciers sont limi­tés et faux. Notam­ment il écrit : « C’est sans doute la fai­blesse la plus grave des pre­miers modèles uti­li­sés par les finan­ciers, ils ne prennent pas en compte le com­por­te­ment des acteurs des mar­chés. » Une fois de plus, on a oublié que les com­por­te­ments humains ne sui­vaient pas des équa­tions, ni des règles de trois… Il conti­nue avec une affir­ma­tion éton­nante : « Et pour­tant, avec ces modèles très impar­faits, voire faux, les mar­chés de déri­vés se sont déve­lop­pés, et ils ont per­mis, en trente ans, de créer beau­coup de richesses, non seule­ment pour les finan­ciers mais pour l’ensemble des éco­no­mies mon­diales. » Mer­ci pour cet aveu et le culot de cette affir­ma­tion, mais où sont les jus­ti­fi­ca­tifs à l’appui de ce pro­pos ? Plus loin, il en appelle à une meilleure modé­li­sa­tion finan­cière, en fai­sant le paral­lèle avec la modé­li­sa­tion de la réa­li­té phy­sique. Il ter­mine en écri­vant : « Il y a donc encore beau­coup à faire dans ce domaine (celui de la modé­li­sa­tion finan­cière), en recherche appli­quée aus­si bien que dans les mathé­ma­tiques en amont de la modé­li­sa­tion ». Certes… mais est-ce qu’il ne serait pas temps de se poser la ques­tion de la per­ti­nence de vou­loir à tout prix tout modéliser ?
– Thier­ry de Mont­brial, dans La théo­rie éco­no­mique entre Pla­ton et Berg­son, prend lui le contre-pied des conclu­sions des autres articles : « L’incertitude pure affecte à des degrés divers la vie de tous les hommes. Cha­cun a sa part, fut-elle modeste, de créa­tion et de liber­té. C’est pour­quoi aucun rai­son­ne­ment pro­ba­bi­liste ou sta­tis­tique ne pour­ra jamais enfer­mer dura­ble­ment les com­por­te­ments humains même agré­gés. (…) On ne doit pas prendre la science éco­no­mique trop au sérieux, c’est-à-dire jusqu’au point de méta­mor­pho­ser des modèles théo­riques en dogmes ou idéo­lo­gies, ce qui est mani­fes­te­ment une ten­ta­tion pour cer­tains scien­ti­fiques en mal de noto­rié­té. » Venant du fon­da­teur de l’Institut fran­çais des rela­tions inter­na­tio­nales et de l’ancien Direc­teur Géné­ral du Centre d’analyse et de pré­vi­sion, le pro­pos a tout son poids…
– Alfred Gali­chon et Phi­lippe Tibi, pro­fes­seurs à l’École Poly­tech­nique, dans Mar­ché effi­cients ou mar­chés effi­caces, repartent sur la théo­rie des mar­chés effi­cients, en montrent les limites et expliquent pour­quoi cela ne peut pas fonc­tion­ner. Mais cela ne les empêche pas d’affirmer in fine que « le mar­ché donne une réponse objec­tive. (…) Il est donc effi­cace au sens où il assure une règle de par­tage accep­tée de tous ou s’imposant à tous ». Nous voi­là ain­si dotés d’un mar­ché qui fonc­tionne sans que l’on com­prenne vrai­ment com­ment, qui n’est pas effi­cient – si je suis leur démons­tra­tion –, mais qui est la réa­li­té. Reste alors, comme ils le disent eux-mêmes, à ce que « le résul­tat obte­nu devra en tout état de cause être intel­li­gible et expli­cable ». Je leur lais­se­rai le soin de cette explication !
– Phi­lippe d’Iribarne, Direc­teur de recherche au CNRS, dans Com­ment inter­ro­ger les pos­tu­lats fon­da­teurs de l’économie ? , dresse un tableau au vitriol de la science éco­no­mique. Il com­mence son article par : « Les pos­tu­lats fon­da­teurs de la science éco­no­mique sont fort peu réa­listes. », conti­nue plus loin avec : « De même, les démons­tra­tions visant à magni­fier le rôle de la concur­rence et du mar­ché reposent sur une vision peu réa­liste du monde. », pour­suit en stig­ma­ti­sant la fai­blesse des échanges inter­dis­ci­pli­naires : « Ce type d’analyse exige de prendre en compte un ensemble de phé­no­mènes actuel­le­ment étu­diés en ordre dis­per­sé par des dis­ci­plines qui, pour l’essentiel, s’ignorent mutuel­le­ment : socio­lo­gie, anthro­po­lo­gie, lin­guis­tique, phi­lo­so­phie poli­tique. » et conclue par une absence d’issue : « A par­tir du moment où l’état actuel de la dis­ci­pline est consi­dé­ré comme carac­té­ri­sant son essence on ne voit pas bien trop com­ment elle pour­rait évo­luer. ». No comment…
– Pierre-Noël Giraud, pro­fes­seur d’économie à Mines Paris­Tech et à Paris-Dau­phine, dans La crise de la glo­ba­li­sa­tion un défi éco­no­mique et poli­tique, explique lui-aus­si la limite des approches de modé­li­sa­tion, en cen­trant son pro­pos sur le com­merce inter­na­tio­nal. Dès le début il affirme que « cette théo­rie est d’une part épui­sée d’autre part inadé­quate à un phé­no­mène, la glo­ba­li­sa­tion, qui ne se réduit pas à l’ouverture com­mer­ciale. ». Compte-tenu de toutes ces limites et imper­fec­tions qui sont pour lui incon­tour­nables, il en appelle à un retour à une science expé­ri­men­tale : « L’économie devrait aban­don­ner toute pré­ten­tion nor­ma­tive et deve­nir une science expé­ri­men­tale et pas seule­ment une mathé­ma­tique com­bi­nant des com­por­te­ments trop sim­pli­fiés. » Il pense alors qu’il sera pos­sible d’avoir une modé­li­sa­tion plus réa­liste et moins arro­gante. Il évoque en conclu­sion l’intérêt, par exemple, d’une modé­li­sa­tion des consé­quences mon­diales des déci­sions prises par le gou­ver­ne­ment chi­nois. Il finit en disant que cela serait un défi. Certes, mais est-il réaliste ?

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