Louis-Philippe GIROD de Vienney (1779–1852), baron de Trémont, bienfaiteur des X‑Côte-d’Oriens

Dossier : ExpressionsMagazine N°527 Septembre 1997Par : Paul BARBIER (42)

M’in­téres­sant à la biogra­phie du colonel Boulanger, poly­tech­ni­cien dijon­nais (X 1868), un des pio­nniers de l’élec­tric­ité, j’ai décou­vert sur sa fiche matricule aux Archives de l’É­cole la men­tion “Le trousseau et la pre­mière mise d’équipement ont été payés par la pré­fec­ture de Côte-d’Or sur legs du baron de Trémont”.

Qui était ce per­son­nage, à peu près incon­nu des Dijon­nais ? Mlle Vig­nier, con­ser­va­teur en chef des archives départe­men­tales me sig­nala alors qu’un baron de Tré­mont avait été préfet de Côte-d’Or en 1831, et qu’il avait lais­sé des notices man­u­scrites déposées à la Bib­lio­thèque nationale.

Il ne me restait plus qu’à pren­dre le chemin de la rue de Riche­lieu pour en savoir plus. J’ai décou­vert un ensem­ble de six vol­umes reliés, écrits de la main du baron, qui com­men­cent par une auto­bi­ogra­phie, que j’ai com­plétée par quelques vis­ites aux Archives nationales, aux Archives de Côte-d’Or, à l’É­cole poly­tech­nique et au Ser­vice his­torique de l’Ar­mée, sans par­ler de quelques ouvrages men­tion­nant le baron ou sa famille.

La famille de Louis-Philippe Girod de Vienney et son enfance

Louis-Philippe est né à Besançon le 2 octo­bre 1779. Son père Vic­tor Bonaven­ture Girod, baron de Lav­i­gney, est tré­sori­er prin­ci­pal des troupes à Besançon. La famille Girod était une famille dis­tin­guée de notaires orig­i­naire du Doubs (région de Mignovil­lard et Noze­roy), le grand-père Antoine Girod de Naisey avait été anobli par la charge de garde des sceaux au Par­lement de Besançon.

Vic­tor Bonaven­ture a épousé à Besançon le 15 févri­er 1779 Clau­dine Char­lotte de Jaquot de Rosey, dame de Mont-Saint-Léger, fille de Claude Antoine de Jaquot, seigneur de Rosey, Ande­larre, Andel­larot et Char­ente­nay, mar­quis d’An­de­larre, vieille famille com­toise de noblesse du Saint Empire remon­tant à 1588, ancien cap­i­taine de drag­ons au rég­i­ment de Lor­raine, cheva­lier de Saint-Louis.

La famille Jaquot d’An­de­larre sem­ble avoir été assez proche de la famille d’Or­léans, puisque le par­rain du nou­veau-né n’est autre que le duc Louis-Philippe d’Or­léans (le futur Philippe-Égal­ité) ; il n’a pas pu se déplac­er pour le bap­tême, mais a remis à la mar­raine, la princesse de Craon, pour le nou­veau bap­tisé, une inscrip­tion sur la liste de ses pages, et une sous-lieu­tenance dans son rég­i­ment de Chartres Drag­ons. Le baron écrira dans ses mémoires “Ain­si j’au­rais pu opter pour le grade d’of­fici­er et pour la croix de Saint-Louis le jour de mon bap­tême ; c’é­tait certes un abus criant”.

Fils unique, le jeune Louis-Philippe reçoit “cette édu­ca­tion domes­tique qui développe, en bien ou en mal, le car­ac­tère et la volon­té des enfants, ce qui les rend pré­co­ces?. Le cou­ple Girod de Vien­ney habite Besançon, mais passe les hivers à Paris et fait, à chaque voy­age, un séjour d’une ou deux semaines à Ver­sailles. Ils con­nais­sent beau­coup de monde à la cour, mais n’ont pas été “présen­tés”. Louis-Philippe racon­te qu’un matin où il se prom­e­nait avec sa mère dans un bosquet du parc de Ver­sailles, ils ren­con­trèrent le grand dauphin (qui mou­rut en 1789) du même âge que lui. Les enfants s’a­musèrent ensem­ble, et le lende­main le dauphin revint avec la reine. “La beauté de ma mère, l’élé­gance de ses manières plurent à Marie-Antoinette qui, avec la grâce qui lui était par­ti­c­ulière, l’en­gagea à renou­vel­er ces rencontres.”

Le général Gri­ois, autre Bison­tin, décrit ain­si Mme Girod de Vien­ney en 1798 : “Une femme aimable, autre­fois très jolie, et qui avait fait beau­coup par­ler d’elle”.

Dis­ons tout de suite que l’his­toire des deux par­ents pen­dant la Révo­lu­tion et l’Em­pire con­stitue un véri­ta­ble roman. J’au­rai l’oc­ca­sion d’en repar­ler, mais les débuts heureux du cou­ple dans le grand monde de l’An­cien Régime ne résis­teront pas aux tour­ments de la Révolution.

Séparés par les guer­res, Vic­tor Bonaven­ture part aux Antilles, général en 1795 (“je ne sais ni com­ment, ni pourquoi” écrira Gri­ois), en Hol­lande, à l’ar­mée du Rhin ; sa femme à Paris vit avec un ancien immi­gré ren­tré en France, dont elle aura une fille Del­phine. Ruiné par la Révo­lu­tion, le général, devenu alcoolique et acar­iâtre, mour­ra en 1808 ; sa femme, séparée mais non divor­cée, touche une pen­sion jusqu’en 1831, puis tombe dans une mis­ère noire. Elle essaie de trou­ver quelques sub­sides auprès des per­son­nal­ités qu’elle a con­nues du temps de sa gloire, dont cer­tains ont su rester en place mal­gré les change­ments de régime. On n’en trou­ve plus aucune trace après 1834.

La Révolution de 1789

Le baron par­lera ain­si des débuts de la Révo­lu­tion : “Mon grand-père, le mar­quis d’An­de­larre soute­nait que la noblesse ne devait renon­cer à aucun de ses priv­ilèges, et j’avais avec lui de juvéniles querelles à ce sujet (il a alors 10 ans). La dénom­i­na­tion de jacobin n’ex­is­tait pas encore, il m’ap­pelait “petit patri­ote”, ce qui, pour l’aris­to­cratie de l’époque, équiv­alait à ce qu’on nomme aujour­d’hui mon­tag­nard ou socialiste.”

Il relate par ailleurs un épisode car­ac­téris­tique, mais sans en pré­cis­er la date. La Franche-Comté, où ses par­ents ont leurs ter­res, est très agitée, “Les chau­mières déclar­ent la guerre aux châteaux, c’est-à-dire les pil­lent et les incen­di­ent?. Son père, avant de se cacher pour se sous­traire à l’ar­resta­tion, veut recueil­lir un peu d’ar­gent et se rend avec son fils dans une terre où il a des recou­vre­ments à faire (prob­a­ble­ment les Granges de Vien­ney) ; ils passent trois jours à la ferme sans inci­dent, mais à leur départ, des hommes armés les atten­dent et tirent sur eux “14 balles qui par mir­a­cle ne nous atteignirent pas”.

Louis-Philippe s’en­gage au 2e rég­i­ment de drag­ons, ci-devant Condé, com­pag­nie Cam­bon, le 1er mai 1790 (il a 11 ans). Mais il ne fig­ure plus sur les con­trôles du 2e drag­ons après le 26 août 1792 ; il a été vic­time d’un acci­dent qui l’a for­cé à quit­ter l’ar­mée “son cheval lui ayant passé sur le corps et lui ayant cassé la clav­icule droite et de petits os dans la poitrine” (les états de ser­vice mil­i­taires sont d’une pré­ci­sion remar­quable ! mais le baron ne fait aucune allu­sion à cet épisode dans son autobiographie).

Vic­tor Bonaven­ture est décrété émi­gré dans le départe­ment du Doubs et ses biens mis sous séquestre. En réal­ité, depuis mars 1792, il est sous-lieu­tenant au 10e rég­i­ment de cav­a­lerie de l’ar­mée du Nord. Madame Girod de Vien­ney part à Paris avec son fils en août 1792 pour sol­liciter sa radi­a­tion de la liste d’émi­grés et récupér­er ses biens.

Ils vont occu­per plusieurs logis, démé­nageant lorsqu’ils risquent d’être dénon­cés comme ci-devant. Finale­ment ils se fix­ent en plein Paris, dans trois cham­bres en mansarde au 5e étage d’une mai­son de la rue de la Loi (ci-devant Riche­lieu). Louis-Philippe occupe une cham­bre avec son pré­cep­teur, l’ab­bé Ber­net, qui ne sera ordon­né qu’en novem­bre 1795 (dans des cir­con­stances rocam­bo­lesques suiv­ant la biogra­phie Didot-Bot­tin). C’est prob­a­ble­ment alors qu’il quitte son élève et la région parisi­enne, car il refuse de prêter ser­ment à la Con­sti­tu­tion civile du clergé en 1797. Il devien­dra évêque de La Rochelle, archevêque d’Aix en 1835, et sera pro­mu car­di­nal par Gré­goire XVI en 1846. Le baron gar­da toute sa vie une grande admi­ra­tion pour l’ec­clési­as­tique, les deux hommes s’écrivaient fréquem­ment, encore quelques mois avant la mort du car­di­nal le 5 juil­let 1846.

Madame de Vien­ney apprend bien­tôt qu’elle a pour voisin de palier un révo­lu­tion­naire, mem­bre du Comité de sa sec­tion, le citoyen Fro­ment. Heureuse­ment, le cou­ple Fro­ment, qui n’a pas d’en­fant, prend Louis-Philippe en ami­tié. La ter­reur arrive et Fro­ment dit un jour à Madame de Vien­ney qu’elle est une ci-devant, que son mari est sur la liste des émi­grés, mais promet qu’il ne lui arrivera rien tant que les Vien­ney res­teront là. “C’est par ton fils seul que je peux prou­ver que tu ne l’élèves pas en aris­to­crate, et c’est moi qui me charg­erai de son édu­ca­tion patri­o­tique. Il faut prou­ver à la Sec­tion qu’il sera bon républicain.”

Com­mence un réc­it assez cauchemardesque et l’on com­prend que cette péri­ode mar­quera à vie le jeune homme. “Mon pro­tecteur me menait chaque jour à la place de la Révo­lu­tion (anci­enne place Louis-XV, aujour­d’hui de la Con­corde) voir tomber les têtes enne­mies de la Révo­lu­tion… Comme pour tous les sup­pôts de la guil­lo­tine, on nous don­nait les meilleures places.”

Il voit ain­si tomber les têtes de Marie-Antoinette (en 93) et de Madame Élis­a­beth (en 94). “Au début, je pâlis­sais et le citoyen Fro­ment me dis­ait : “Mon petit, fais bonne con­te­nance, tu t’habitueras. Si les patri­otes te voient ain­si pâlir, cela pour­rait mal tourn­er pour ta mère, et peut-être pour moi.” ” Il parvient par la suite à se maîtris­er, alors “Fro­ment m’embrassait et me menait dans un café pren­dre une bavaroise au choco­lat et il me rame­nait à ma mère en dis­ant “Je t’amène un brave patriote”.

” Une loi du 27 ger­mi­nal an II (avril 1794) inter­dit aux nobles n’ex­erçant pas un méti­er de rester à Paris et les assigne à rési­dence, ce qui fait cess­er la pro­tec­tion de Fro­ment. Madame de Vien­ney décide alors de se faire “marchande en bou­tique” pour échap­per à ce nou­v­el exil ; elle achète un mag­a­sin d’étoffes et lin­geries “Les Trois Pigeons” au numéro 332 rue de la Loi. Elle va trou­ver Barère qui la con­gédie sèche­ment, et se décide à aller voir le maître suprême Robe­spierre dans son apparte­ment de la rue Saint-Hon­oré. Après un pre­mier refus, la citoyenne Girod se présente comme la baronne de Vien­ney et Robe­spierre la reçoit. “Ici se mon­tre un fonds d’idées aris­to­cra­tiques chez Robe­spierre et une lumineuse présence d’e­sprit chez ma mère ; s’il y avait eu du monde chez lui et qu’elle ait eu l’im­pru­dence de se faire annon­cer comme baronne, il l’au­rait fait guil­lotin­er le lendemain.”

Robe­spierre, bon prince (si l’on peut dire !) déclare alors à la baronne : “J’i­rai dans une heure au Comité et, puisque vous êtes réelle­ment marchande en bou­tique, je ferai expédi­er de suite votre exemp­tion, mais ne vous faites plus annon­cer comme baronne”

Louis-Philippe rap­porte ces entre­vues dans ses notices sur Barère et Robe­spierre, avec un remar­quable luxe de détails sur l’ha­bille­ment des deux hommes et leurs atti­tudes. Il est vrai qu’il accom­pa­g­nait sa mère, et il souligne lui-même : “On con­cevra que j’ai retenu toutes les paroles de cette entre­vue ; out­re ce qu’elles avaient de frap­pant, je l’ai depuis enten­du répéter fréquem­ment à ma mère.” La con­clu­sion de l’af­faire elle-même n’est pas moins orig­i­nale : c’est Barère lui-même qui vient apporter l’ex­emp­tion ; très femme du monde, la baronne le prie “d’ac­cepter le mod­este dîn­er de la marchande ? et Barère de répon­dre : “Bien volon­tiers, je vous prie de per­me­t­tre que les Trois Pigeons aient ma pra­tique, et je dirai à mes col­lègues com­ment une ci-devant s’est faite bonne citoyenne, et en quelle capac­ité elle sent le peu­ple”. Et le baron d’a­jouter “Barère vint dîn­er, muni de l’au­tori­sa­tion de rester à Paris, il fut spir­ituel et de la meilleure compagnie”.

Réc­it assez extra­or­di­naire lorsqu’on pense qu’il se situa quelques semaines avant le 9 Ther­mi­dor où Robe­spierre lais­sa sa tête, et que Barère de Vieuzac y fut un peu pour quelque chose.

Que devient pen­dant ce temps Vic­tor Bonaven­ture, père de notre héros, tou­jours con­sid­éré comme émi­gré dans le Doubs ? En mars 1793 il est en Bel­gique sous les ordres de Luck­n­er, et passe en juil­let à l’ar­mée de l’Ouest qui se bat con­tre les Vendéens. Il se fait remar­quer à Loches en sep­tem­bre à la tête d’un détache­ment de 200 drag­ons, puis du côté de Laval et Château-Gonthi­er en sep­tem­bre, il est blessé au bras mais sauve le tré­sor de l’Ar­mée répub­li­caine avec le général Legros. Début 1794, il est adjoint général à l’é­tat-major de l’ar­mée de l’Ouest avec le général des Closeaux. Il com­mande l’a­vant-garde de l’ar­mée cam­pée près de Tours et repousse les Vendéens vers Le Mans où ils sont vain­cus. Cette con­duite lui vaut un diplôme de recon­nais­sance du départe­ment d’In­dre-et-Loire. Ce qui lui sera très utile, car sus­pendu de ses fonc­tions comme ancien offici­er noble, il est réin­té­gré dans son grade le 28 juil­let 1794. En juin 1794, un doc­u­ment du départe­ment du Doubs sig­nale que “le nom­mé Bonaven­ture Girod, dit Vien­ney, ne sera pas con­sid­éré comme émi­gré” mais il ne sera rayé offi­cielle­ment de la liste qu’en décem­bre 1794 (il est alors en ser­vice aux Antilles depuis deux mois).

Vic­tor Bonaven­ture, qui a plusieurs par­ents émi­grés, ne veut pas com­bat­tre con­tre la France, mais il refuse égale­ment de ris­quer de se trou­ver face à des par­ents émi­grés, il demande donc à servir dans les îles. Il s’embarque fin sep­tem­bre à Brest pour les Antilles, où il est attaché mil­i­taire à la Com­mis­sion du gou­verne­ment délégué aux îles du Vent, avec le général Pelardy. Nom­mé com­man­dant de l’île de Sainte-Lucie, il est désigné comme chef de l’ex­pédi­tion con­tre l’île de la Grenade en juil­let 1795. Nom­mé général de brigade à titre pro­vi­soire en sep­tem­bre, il attaque l’île en fli­busti­er mais, au cours d’un com­bat naval le 15 octo­bre, son bâti­ment est coulé, il est fait pris­on­nier par les Anglais, dépouil­lé de tout, et reste cap­tif pen­dant un an à Fort-de-France sur un pon­ton-prison. Il sera libéré par voie d’échange et ren­tr­era en France en févri­er 1797.

Avant son départ pour les Antilles “mon père, qui avait des con­nais­sances en math­é­ma­tiques et chimie, me mena chez Mon­ge et chez Berthol­let. Il recom­man­da qu’on me fit étudi­er le dessin pour lequel j’avais de l’ap­ti­tude ; j’en­trai dans l’ate­lier de David. Lorsqu’il fut arrêté (après le 9 Ther­mi­dor) je pas­sai dans celui de Reg­naud et je cul­ti­vai la con­nais­sance de leurs prin­ci­paux élèves : Girodet, Gérard, Gros, Ingres, Hersent”.

La société parisienne après le 9 Thermidor

Le baron évoque cette péri­ode et les nou­veaux rich­es dans sa notice sur Raguier. “Le 9 Ther­mi­dor fait cess­er le régime de la Ter­reur, mais les plaies en sont encore sanglantes. Les derniers échafauds vien­nent de pass­er sous nos yeux. Ce qu’on appelle la société est frap­pée de mort, de ruine ou en fuite. Ce qui en reste a pour­tant l’e­sprit français, c’est-à-dire le besoin de se con­sol­er ou plutôt de s’é­tour­dir sur les mal­heurs qui l’ont frappé.”

Après une descrip­tion du cou­ple Raguier et de Beau­re­gard, “autre enrichi et ancien per­ruquier qui entrete­nait Mlle Lange et avait son por­trait, grand comme nature, dans sa cham­bre à couch­er”, il passe ensuite au phénomène des bals, sym­bole de l’époque. Il passe en revue “les bril­lantes danseuses comme Mlle Hulot (future générale More­au), Mlle Lescot et Mme Hamelin qui les éclip­sait toutes… Le fameux danseur était Tre­nis autour duquel on fai­sait cercle”.

Les “bals d’abon­nés ? vont bien­tôt céder la place aux bals masqués, d’abord clan­des­tins. Le baron évoque ain­si un bal organ­isé à l’hô­tel de Longueville, place du Car­rousel, réc­it intéres­sant par son ton alerte et surtout parce qu’il évoque l’aspect physique de notre héros (ce qui est très rare) “À la fleur de la jeunesse, j’é­tais trans­porté de joie. J’y fus habil­lé en femme, à vis­age décou­vert. J’é­tais élégam­ment mise, encore imberbe, avec de beaux cheveux blonds à la Titus, comme c’é­tait alors à la mode. Comme il y a un demi-siè­cle de cela, je puis dire que je fis une illu­sion com­plète et que j’eus beau­coup de succès”.

Suit une descrip­tion, presque scabreuse, de la fuite des danseurs lorsqu’on annonce à minu­it l’ar­rivée de la police, il est rejoint à l’en­trée de la rue de Riche­lieu par deux hommes bien mis, peut-être aus­si des danseurs du bal qui s’in­téressent de près au jeune homme : “Je leur dis qu’ils se trompaient et que j’é­tais de leur sexe, mais ils ne voulaient pas me croire… Je parvins à me libér­er et j’ar­rivai chez moi hale­tant, harassé et ma belle toi­lette en lam­beaux. Telle fut l’is­sue de mon pre­mier bal masqué !”

L’in­ci­dent sem­ble lui avoir lais­sé une forte impres­sion, et le ton un peu cru est très inhab­ituel dans l’ensem­ble de ses Mémoires.

Le baron ne par­le plus de sa mère et, pour en savoir plus, il faut se tourn­er vers d’autres sources, les Mémoires du général Gri­ois et le livre de M. Gavo­ty, Drames incon­nus à la cour de Napoléon, La démis­sion de Mme de Vaudey, qui évo­quent la fig­ure de la fille du général d’Arçon (future maîtresse éphémère de Napoléon), grande amie de Mme de Vien­ney depuis Besançon, qui vient à Paris en 1798 pour obtenir la radi­a­tion de son mari de la liste des émi­grés et devient une assidue du salon de Mme de Vienney.

Car, comme l’écrit Gri­ois “La journée finie et le mag­a­sin fer­mé, Mme de Vien­ney rede­ve­nait femme du monde, et sa mai­son était ouverte à tout ce que la société comp­tait de bril­lant et de remar­quable. Ambas­sadeurs, danseurs, émi­grés, artistes, députés de toutes opin­ions étaient reçus. Mon père et moi y étions en qual­ité de com­pa­tri­otes et je vis là Tre­nis, le beau danseur, c’é­tait l’Apol­lon de la Danse, a dit Norvins et le digne parte­naire de Mme Hamelin. On fai­sait cer­cle alors que dan­sait ce cou­ple mer­veilleux. On y voy­ait aus­si Car­le Ver­net (père d’Ho­race) et l’am­bas­sadeur turc, qui dis­tribuait aux jolies femmes des fla­cons de par­fums en guise de mouchoirs.”

“Les soirées étaient bril­lantes, on jouait aus­si aux cartes et le pro­duit de la “bouil­lotte” cou­vrait les frais des bals et des soupers fins et recher­chés que Mme de Vien­ney don­nait 2 ou 3 fois par semaine.”

On ne sait trop ce que devint notre jeune Louis-Philippe dans ce milieu un peu par­ti­c­uli­er. Il faut dire que le salon de sa mère rassem­blait aus­si de nom­breux danseurs, musi­ciens, célébrités lit­téraires sub­sis­tant du XVIIIe siè­cle et c’est peut-être là que naquit l’in­térêt du futur baron pour la lit­téra­ture et les beaux-arts, musique en par­ti­c­uli­er, qui sera un élé­ment impor­tant dans sa vie.

Les campagnes de Louis-Philippe Girod de Vienney

Vic­tor Bonaven­ture est revenu en France début 1797, et retrou­ve son grade de général de brigade, à titre défini­tif, en 1799. La sit­u­a­tion du cou­ple doit être assez ambiguë puisque Mme de Vien­ney vit avec un colonel de l’ar­mée de Condé, M de la Con­damine revenu d’émi­gra­tion. M. Gavo­ty écrit “M. de la Con­damine et Mme de Vien­ney se van­tent, par­fois à juste titre, d’avoir grand crédit auprès du gouvernement.

Après avoir par­lé affaires et déploré la tristesse des temps on dirige les invités vers les tables de jeux, car ces hôtes ont trans­for­mé leur domi­cile en fructueux tripot.” Un rap­port de police du 13 jan­vi­er 1799, cité par Gavo­ty, par­le d’ailleurs” des Trois Pigeons, mai­son de jeux tenue par une femme Vieney (sic) qui favorise les orléanistes. “Ailleurs” Aux Trois Pigeons Élis­a­beth (de Vaudey) com­mença par être plumée. Elle fut en out­re dupée car l’in­ter­ven­tion de M. de la Con­damine, de sa maîtresse, du mari de celle-ci et de leurs invités ne devait mod­i­fi­er en rien l’ex­il de M. de Vaudey.”

Il y aurait donc eu pen­dant un cer­tain temps un ménage à trois aux Trois Pigeons (nom prédestiné !).

Tou­jours est-il que Louis-Philippe retrou­ve son père et il écrit dans son auto­bi­ogra­phie “Je rejoig­nis bien­tôt mon père à l’ar­mée, il me fit porter sur les con­trôles du 2e rég­i­ment de drag­ons et, détaché près de lui, je fis mes deux pre­mières cam­pagnes sous ses ordres et trois autres sans lui.” C’est aus­si la ver­sion qu’il reprend dans sa procla­ma­tion au habi­tants de la Côte-d’Or en 1831. Qu’en est-il exactement ?

D’abord, le baron con­fond man­i­feste­ment l’épisode du 2e drag­ons qui se situe en réal­ité en 1790 ; ensuite, s’il est cer­tain qu’il accom­pa­gne son père, lors de ses cam­pagnes de Hol­lande puis, fin 1799, à l’ar­mée du Rhin avec le général More­au et le futur maréchal Brune, on se demande à quel titre ce fut. Louis-Philippe est sig­nalé en 1800 comme “adjoint aux inspecteurs aux revues”, c’est-à-dire dans l’in­ten­dance. Son père cherche d’ailleurs obstiné­ment à le cas­er offi­cielle­ment, témoin deux let­tres du général (fig­u­rant au SHAT), l’une adressée à Lazare Carnot, alors min­istre de la Guerre en ger­mi­nal an VIII (mars 1800).

La sec­onde let­tre, datée du 25 plu­viôse an VIII (15 févri­er 1800) de Bâle, quarti­er général de l’ar­mée du Rhin, est adressée au général en chef, le Pre­mier Con­sul Bona­parte. Elle mérite d’être citée in exten­so : “Après son acci­dent, mon fils veut servir utile­ment le gou­verne­ment avec sa plume. Il a une très belle main, des­sine par­faite­ment, est let­tré, studieux, appliqué, plein de sen­ti­ments et d’ex­cel­lentes moeurs. La révo­lu­tion et ses effets m’ont enlevé toute ma for­tune, pen­dant que j’ai con­stam­ment servi dans les Armées sur terre et sur mer pour y défendre la cause de la liber­té et la gloire du nom français.

Un boulet m’at­teignant, je n’ai d’autre héritage à laiss­er à cet enfant et à sa mère que l’ex­em­ple de ma bonne con­duite en tous gen­res. Daignez donc aus­si, citoyen Pre­mier Con­sul, être le père de cet enfant. En lui don­nant un emploi, vous lui don­nerez plus que moi puisque vous lui pour­voirez le moyen de vivre. Il loge à Paris chez sa mère, rue de la Loi, au n° 14.”

Il a dû obtenir gain de cause, puisque Louis-Philippe sig­nale qu’il est passé en 1800 dans l’ad­min­is­tra­tion mil­i­taire comme adjoint à l’in­specteur aux revues Fères avec lequel il par­ticipe à la cam­pagne de Maren­go (juin 1800), puis attaché comme sous-inspecteur à Bar­bi­er de Tinan, il fait la cam­pagne de Hohen­lin­den (décem­bre 1800), puis passe à l’ar­mée d’ob­ser­va­tion du Midi, en Ital­ie et en Cal­abre, où il est reçu au quarti­er général de Tar­ente du maréchal Soult, adjoint de Murat (été 1801). “Ain­si je pas­sai sans tran­si­tion ni repos à des cam­pagnes d’été dans les pays chauds, et à des cam­pagnes d’hiv­er dans les pays froids.”

Il dit aus­si que le poste d’ad­joint aux inspecteurs des revues ayant été sup­primé en 1802, il est passé dans l’ad­min­is­tra­tion civile, mais ne donne aucune ren­seigne­ment sur ses activ­ités pen­dant la péri­ode 1802 à 1808. Dans sa notice sur l’ab­bé Fraissi­nous, il par­le de per­son­nal­ités qu’il a ren­con­trées en Ital­ie, en 1802 le car­di­nal Mau­ry, alors archevêque de Mon­te­fi­as­cone (au bord du lac de Bolse­na, au nord-ouest de Rome) et le pape Pie VII (élu à Venise en 1799, grâce en par­ti­c­uli­er à l’in­flu­ence du car­di­nal Maury).

Il donne quelque indi­ca­tions sur ses voy­ages en dif­férents pays (mal­heureuse­ment sans aucune date) : “J’ai fait suc­ces­sive­ment trois voy­ages en Ital­ie, deux voy­ages en Alle­magne et trois en Suisse. J’ai passé aus­si une année en Angleterre.”

Louis-Philippe Girod de Vienney au Conseil d’État

Le général Girod de Vien­ney cesse ses fonc­tions en mai 1801, mais il occu­pera encore divers postes : com­man­dant la place d’armes à Nice, puis à Lyon (avril 1802) et à Greno­ble. D’un car­ac­tère dif­fi­cile et jaloux de son autorité, exces­sif et grand buveur, il a des démêlés avec les autorités civiles et sera même mis aux arrêts de rigueur à Nice. Mis à la retraite en 1807, il est cheva­lier d’Em­pire en 1808, et meurt à Paris le 13 mai 1808.

Un rap­port de 1820 du min­istre de la Guerre men­tionne qu’à son décès “aucun inven­taire n’a été fait, suiv­ant déc­la­ra­tion faite devant notaire par M. le lieu­tenant-général duc de Valmy (Keller­mann), M. Labey de Pom­pierre, mem­bre de la Cham­bre des députés, et M. de la Con­damine, chef de divi­sion à la Légion d’hon­neur, déclaré décédé sans for­tune et n’ayant lais­sé à sa veuve aucun moyen d’ex­is­tence. Mme Girod de Vien­ney, qui n’est pas divor­cée, ne jouit elle-même d’au­cune pro­priété ni revenu, n’ex­erce aucun état d’in­dus­trie qui lui per­me­tte de sub­venir à ses besoins.”

On voit donc réap­pa­raître l’a­mant, au moment de la mort du mari, et il sem­ble bien que les époux vivaient séparés, prob­a­ble­ment depuis 1800.

Que va devenir le fils Louis-Philippe, qui a alors à peine 30 ans ? “Mon désir était d’en­tr­er au Con­seil d’É­tat comme audi­teur, mais com­ment y par­venir sans crédit ni pro­tec­tion puis­sante ? J’avais per­du mon père, je me décidai à adress­er directe­ment ma demande à l’Em­pereur. Je me présen­tai à lui comme fils d’un offici­er général mort des suites de ses blessures (?), et moi-même for­cé de quit­ter l’é­tat mil­i­taire… sans croire trou­ver un titre dans mes trop courts et trop obscurs ser­vices. Par un bon­heur inespéré, je reçus ma nom­i­na­tion à la pre­mière pro­mo­tion en décem­bre 1808.”

Comme il a servi précédem­ment dans l’ar­mée, il est affec­té d’emblée à la sec­tion de la guerre. “Le général Lacuée, comte de Ces­sac, gou­verneur général de l’É­cole poly­tech­nique présidait cette sec­tion ; sévère et grand tra­vailleur, il aimait les hommes laborieux et me four­nit du tra­vail en abon­dance.” Au cours des séances, il fait la con­nais­sance de l’Em­pereur et de M. de Tal­leyrand. Il a la plus grande admi­ra­tion pour Napoléon et vante “son esprit d’analyse et son élo­quence con­cise” dans ses inter­ven­tions. Il va avoir la chance de sa vie dans des con­di­tions assez curieuses qu’il rap­porte en détail.

Peu avant son départ pour la cam­pagne d’Autriche, l’Em­pereur charge le comte de Ces­sac et deux con­seillers de lui faire un rap­port con­fi­den­tiel sur les recettes et dépens­es du roy­aume et de l’ar­mée française au Por­tu­gal, pen­dant les trois années de gou­verne­ment de Junot, ami de longue date de l’Em­pereur. À la fin d’une séance du Con­seil le comte de Ces­sac demande à Louis-Philippe de pass­er chez lui et lui expose la mis­sion dont il est chargé ; avec ses col­lègues, ils ont jugé souhaitable de con­fi­er ce tra­vail à un jeune homme laborieux et dis­cret. Louis-Philippe ren­tre alors chez lui en fiacre, nan­ti d’un volu­mineux dossier de 3 600 pièces. Le min­istre de la Guerre avait déjà fait un rap­port, le min­istre des Finances aus­si, mais sous des formes vagues et obscures, per­son­ne ne se sou­ciant de met­tre en cause Junot ou ses col­lab­o­ra­teurs. “Ces ater­moiements n’avaient pas sat­is­fait l’Em­pereur qui aimait l’or­dre et détes­tait les dilapidations.”

Notre jeune audi­teur trie un mil­li­er de pièces impor­tantes. “Je décidai de par­ler clair et vrai. Je présen­tai mon rap­port après dix jours et dix nuits de tra­vail, soutenu par ma jeunesse et force cafés à l’eau. M. de Ces­sac parut éton­né de la rapid­ité de mon tra­vail.” À l’is­sue d’une séance au Con­seil, il lui déclare “Nous avons adressé votre rap­port à l’Em­pereur en vous nom­mant comme son auteur. Je fus éclairé subite­ment, ils avaient trou­vé com­mode de faire peser sur moi toute la respon­s­abil­ité.” Il est donc fort inqui­et et voit déjà sa car­rière compromise !

Or, huit jours après, l’Archichance­li­er lui dit que “l’Em­pereur lui-même a don­né ordre que je lui por­tasse le pre­mier porte­feuille ; chaque semaine, lorsque l’Em­pereur était aux Armées, un audi­teur était désigné pour porter le tra­vail du Con­seil d’É­tat à l’Em­pereur ; c’é­tait regardé comme une grande mar­que de faveur.”

Louis-Philippe arrive à Schoen­brunn peu après la bataille d’Essling (20 mai 1809) et remet le porte­feuille à Napoléon qui lui dit “M. l’au­di­teur, quand un écol­i­er de mon Con­seil d’É­tat me dit ce que je n’ai pu obtenir de trois de mes min­istres, il mérite que je ne le perde pas de vue. Allez, restez à mon quarti­er général.”

Il prof­ite d’un pas­sage à Vienne pour ren­dre vis­ite à Beethoven, vis­ite pré­parée de longue date puisqu’il a demandé une let­tre de recom­man­da­tion au com­pos­i­teur Cheru­bi­ni avant son départ de Paris.

Intendant en Moravie et Croatie

Après la bataille de Znaim, rem­portée par Mar­mont sur les Autrichiens com­mandés par l’archiduc Charles, un armistice est signé le 11 juil­let, la Moravie est occupée par les troupes français­es, Louis-Philippe est nom­mé inten­dant du “cer­cle” de Znaim. M. de Bas­sano lui sig­nale “qu’il sera en rap­port con­stant avec le maréchal Masse­na, qui a toute la con­fi­ance de l’Em­pereur, mais croit qu’on sur­monte toutes les dif­fi­cultés de l’ad­min­is­tra­tion comme on enlève une red­oute. L’Em­pereur aura les yeux fixés sur vous, je crois devoir vous en prévenir pour votre gouverne.”

De fait, l’in­ten­dant est bien­tôt coincé entre les deman­des con­tra­dic­toires et impos­si­bles à sat­is­faire simul­tané­ment, de Masse­na et de l’in­ten­dant général le comte Daru. Il s’en tire élégam­ment par des méth­odes peu ortho­dox­es (il con­naît l’ar­mée et les ficelles du méti­er) mais qui, apparem­ment, sat­is­font tout le monde.

Le traité de Vienne (octo­bre 1809) met fin à la guerre, rend la Moravie à l’Autriche et donne à la France les Provinces illyri­ennes. Louis-Philippe se retrou­ve inten­dant en Croat­ie civile dont le cen­tre admin­is­tratif est Agram (aujour­d’hui Zagreb). L’Em­pereur pre­scrit d’ap­pli­quer l’ad­min­is­tra­tion française dans les Provinces illyri­ennes, ce qui pose des prob­lèmes aigus en Croat­ie, qui dépendait de la Hon­grie et avait un régime féo­dal avec des insti­tu­tions et cou­tumes datant du Moyen Âge. Le désor­dre com­mence à s’in­staller dans la région, alors dégar­nie de troupes français­es. Girod de Vien­ney demande les pleins pou­voirs pour régler les dif­férends en “inter­pré­tant” les ordres de Napoléon ; il réus­sit à calmer les esprits et à rétablir l’or­dre et la paix. Il fait aus­si par­tie d’une Com­mis­sion chargée de régler les lit­iges entre Autrichiens et Croates sub­sis­tant après la paix, ce qui lui per­met de se frot­ter aux prob­lèmes de la diplo­matie. On retrou­ve d’ailleurs des let­tres adressées par l’In­ten­dant général des Provinces illyri­ennes à Lay­bach (Ljubliana), baron de Belleville, au “baron” de Vien­ney, dans les Archives du min­istère des Affaires étrangères.

Préfet de l’Aveyron (1810–1814)

L’Em­pereur ne perd apparem­ment pas de vue notre audi­teur puisqu’il est nom­mé préfet de l’Avey­ron le 30 novem­bre 1810, et titré baron d’Em­pire “de Tré­mont” par let­tres patentes du 16 décem­bre, avec con­sti­tu­tion de majo­rat sur la terre de Rosey (pro­priété famil­iale de sa mère) et non de Tré­mont, comme l’indiquent générale­ment divers auteurs.

Le baron n’ap­prend sa nom­i­na­tion que le 16 jan­vi­er 1811, alors qu’il mène encore des négo­ci­a­tions avec les représen­tants autrichiens à Carl­stadt et fait des navettes fréquentes entre Carl­stadt et Agram. Il ter­mine sa mis­sion (qui dépend des Affaires étrangères) alors que l’In­térieur réclame à grands cris sa présence à Rodez, où la con­scrip­tion pose de graves prob­lèmes, avec un taux record d’in­soumis et de déser­teurs. Il se met en route début févri­er, arrive à Paris au moment de la nais­sance du roi de Rome (20 mars) et ce n’est que le 27 avril (soit cinq mois après sa nom­i­na­tion !) qu’il est procédé à son instal­la­tion à Rodez et “recon­nu en la qual­ité de préfet par toutes les autorités admin­is­tra­tives du départe­ment de l’Aveyron”.

L’Em­pereur lui a dit à son pas­sage à Paris “Vous voyez que je ne vous ai pas oublié. La con­scrip­tion s’est tou­jours très mal faite dans l’Avey­ron, sachez à quoi cela tient et rétab­lis­sez l’obéis­sance à la loi.” Sur une lev­ée annuelle de 6 à 700 hommes, il n’y en a en effet qu’une cen­taine qui reste sous les dra­peaux. Il y a près de 4 000 réfrac­taires, pour la plu­part passés en Espagne. Une colonne mobile de “gar­ni­saires ? épuise les familles (il s’ag­it de per­son­nes mis­es en gar­ni­son chez les con­tribuables retar­dataires ou les par­ents de con­scrits réfrac­taires, ils ont la nour­ri­t­ure, le loge­ment et une indem­nité jour­nal­ière). Notre préfet passe l’éponge, il sup­prime les gar­ni­saires et fait ray­er les anciens réfrac­taires hors d’at­teinte. Il réus­sit assez bien puisqu’en 1811, il n’y a que 32 déser­teurs et 5 en 1812.

Après la désas­treuse cam­pagne de Russie, les lev­ées d’hommes se mul­ti­plient, on rap­pelle d’an­ci­ennes class­es précédem­ment libérées. Inter­vient l’af­faire des “gardes d’hon­neur” créés par un décret de 1813 pour recon­stituer la cav­a­lerie qua­si détru­ite. Recrutés, désignés par les préfets par­mi les fils de famille rich­es, ils doivent s’équiper à leurs frais. Le baron trou­ve ce sys­tème odieux et demande aux caté­gories visées de désign­er entre elles les volon­taires. Son sys­tème est mal accueil­li par le min­istère de la Guerre, mais il arrive à son nom­bre de gardes, et même deux sup­plé­men­taires qu’il équipe à ses frais.

Dans la nota­tion des préfets aux Archives nationales fig­ure, pour l’an­née 1813, cette appré­ci­a­tion “Quoique jeune, il n’a pas fait de faute dans son départe­ment. Les affaires marchent régulière­ment. Il a des tal­ents agréables, peut-être un peu de ces pré­ten­tions qu’ils don­nent, mais elles ne vont pas jusqu’au ridicule. La con­scrip­tion avait été mal faite longtemps dans ce départe­ment, il est par­venu à la faire exé­cuter.” Perce ici le fait que notre baron était prob­a­ble­ment un peu pré­cieux, et qu’il a gardé un cer­tain ton d’An­cien Régime.

Arrivent 1814 et l’ab­di­ca­tion de Fontainebleau. Pour la pre­mière fois, le baron lâche l’Em­pereur dans sa procla­ma­tion aux habi­tants de l’Avey­ron : “Un gou­verne­ment oppresseur vient de finir. Ain­si se détru­it tout ce qui n’est pas guidé par la mod­éra­tion. Et la chute de ce gou­verne­ment a cela de par­ti­c­uli­er qu’après avoir rem­pli l’Eu­rope de sa puis­sance, il ne peut même pas inspir­er un regret à ceux qui l’ont le plus fidèle­ment servi. Car, depuis longtemps, la fidél­ité ne venait plus du coeur. Elle n’é­tait que le résul­tat du devoir et de ce sen­ti­ment d’hon­neur qui ne per­met pas d’a­ban­don­ner dans le mal­heur celui qu’on a servi dans la prospérité.”

À la Restau­ra­tion, il donne, dit-il, sa démis­sion (il est plutôt révo­qué) et ren­tre dans la vie privée. En décem­bre 1814 il écrit à Son Excel­lence M. l’ab­bé de Mon­tesquiou, min­istre de l’In­térieur et des Cultes :

” Votre Excel­lence a cru devoir m’ôter les fonc­tions que j’ex­erçais depuis près de qua­tre ans, et m’a dit en juil­let ne pou­voir me don­ner d’autre des­ti­na­tion. J’ai donc per­du ma place, ma car­rière et mes moyens d’existence.”

” Des débris d’une for­tune anci­enne et con­sid­érable que la Révo­lu­tion a détru­ite, la liq­ui­da­tion de la suc­ces­sion de mon père ne m’a lais­sé pour tout pat­ri­moine que 1 700 livres de rente, et une seule et unique pro­priété (prob­a­ble­ment Rosey). Pour avoir la représen­ta­tion que me sem­ble exiger le poste que j’oc­cu­pais, je n’ai point cal­culé l’in­suff­i­sance de ma for­tune, j’ai dû con­tracter des dettes que je ne peux plus acquitter.?

“Je n’ai dû la car­rière que j’ai par­cou­rue qu’à mon tra­vail et jamais au crédit que ma famille eût con­servé dans l’An­cien Régime et qui a cessé. Âgé de 35 ans, il y a dix-neuf ans que je sers l’État.”

” Daignez, Mon­seigneur, être aus­si généreux pour moi que pour plusieurs de mes col­lèges, et me faire obtenir un traite­ment pro­vi­soire qui assure mon exis­tence.” Apparem­ment, il n’y eut aucune suite, et le baron ne toucha pas de pen­sion et n’ex­erça aucune charge publique pen­dant les deux Restau­ra­tions, ce dont il se pré­vau­dra d’ailleurs après la Révo­lu­tion de 1830.

Les Cent-Jours — Préfet des Ardennes

Au retour de Napoléon de l’île d’Elbe (mars 1815) le baron assure qu’il ne crut pas à un suc­cès durable, il ne se man­i­feste pas aux Tui­leries à l’ar­rivée de Napoléon à Paris (20 mars). Il se croit oublié, et ne le regrette pas. Mais Napoléon, qui con­naît pour­tant sa défec­tion et sa procla­ma­tion de 1814, le nomme préfet des Ardennes, en lui dis­ant : “Si je ne puis éviter la guerre, ce départe­ment sera le plus important.”

Après Water­loo (18 juin), il voit pass­er suc­ces­sive­ment l’Em­pereur, qui lui pose quelques ques­tions sur les dis­po­si­tions des habi­tants dans le cas prob­a­ble d’un siège, puis le 11 juin, le maréchal Ney, com­man­dant l’aile gauche de l’Ar­mée “qui lui par­la d’une manière fort incon­venante de l’Empereur”.

Le baron subit donc le glo­rieux siège de Méz­ières, “six semaines de tranchées ouvertes, et j’eus l’hon­neur d’être cité deux fois à l’or­dre du jour de l’Ar­mée”, écrit-il. À vrai dire, il par­le en détail de la bataille de Water­loo et de sa vie lors du siège dans sa notice sur l’ab­bé Delvin­court ; il se cacha au sémi­naire mais on ne trou­ve pas trace d’ac­tion d’é­clat par­ti­c­ulière. Après la capit­u­la­tion, il regagne Paris en diligence.

Nou­velle Restau­ra­tion et nou­velle révo­ca­tion du baron.

Préfet de Côte-d’Or (mars à octobre 1831)

“Je ren­trai dans la vie privée. Après la révo­lu­tion de 1830, le gou­verne­ment replaça quelques-uns des préfets de l’Em­pire. L’un deux (Viefville des Essarts, ancien condis­ci­ple du baron au Con­seil d’É­tat) lais­sa arbor­er le bon­net rouge à Dijon sur un arbre de la liber­té. On me fit par­tir en vingt-qua­tre heures pour le rem­plac­er. J’y rétab­lis l’or­dre, l’obéis­sance à la loi et le paiement des impôts, mal­gré le vio­lent esprit de réac­tion qui ani­mait la pop­u­la­tion. Au bout d’un an, dégoûté de l’in­curie du gou­verne­ment et de la nég­li­gente paresse des bureaux min­istériels, je quit­tai pour tou­jours l’Administration.”

Son séjour à Dijon ne dure en réal­ité que sept mois, celui de Viefville des Essarts avait été de six mois. La ques­tion de l’épu­ra­tion fut prob­a­ble­ment la cause pro­fonde de l’évic­tion de Viefville des Essarts, il avait dénon­cé au min­istre de l’In­térieur cer­tains mag­is­trats comme sus­pects de sen­ti­ments légitimistes. Une let­tre de Guizot, con­fi­den­tielle, l’ex­horte d’ailleurs “à la plus grande réserve dans vos rela­tions avec les per­son­nes dont vous m’en­tretenez” et à une grande pru­dence. L’épisode du bon­net rouge ne sera qu’un “pré­texte” à son renvoi.

La prin­ci­pale tâche admin­is­tra­tive du baron de Tré­mont sera l’or­gan­i­sa­tion des élec­tions de juil­let 1831. Les résul­tats avec les élec­tions d’H­ernoux à Dijon et de Mau­guin à Beaune sont défa­vor­ables au gou­verne­ment, et mar­quent prob­a­ble­ment le début de la dis­grâce du baron. Son départ est ain­si com­men­té dans le Jour­nal de la Côte-d’Or du 6 octo­bre : “M. de Tré­mont vient d’être révo­qué. L’on pré­sume générale­ment qu’il doit sa dis­grâce aux mêmes motifs qui ont fait des­tituer M de Viefville des Essarts et dès lors, elle est hon­or­able.” Opin­ion dou­teuse, le Jour­nal avait accueil­li fraîche­ment son arrivée, l’ac­cu­sant d’at­tach­es avec les milieux roy­al­istes de l’An­cien Régime.

Le baron est rem­placé par Achille Chaper (X 1813), qui n’ar­rive à Dijon que le 30 novem­bre, soit un mois après le départ de son prédécesseur. Orléaniste bon teint, appar­en­té à Casimir Péri­er, ce sera un “grand préfet” de Côte-d’Or. Il restera en poste à Dijon jusqu’en 1839 et lais­sera une abon­dante cor­re­spon­dance. Il écrit à pro­pos du ren­voi du baron : “Peut-être lui avait-on reproché non plus une ardeur intem­pes­tive comme à son prédécesseur, mais au con­traire trop de mol­lesse.” Ailleurs “admin­is­tra­teur com­pé­tent, mais âgé”… il avait 52 ans, il est vrai que Chaper n’en avait que 36.

Exit donc le baron de la car­rière admin­is­tra­tive. “Je quit­tai pour tou­jours l’Ad­min­is­tra­tion. Ain­si, de 1815 à 1830, puis de 1832 à 1849 (moment où j’écris), j’ai eu la libre dis­po­si­tion de mon temps. S’il ne m’a pas été don­né de l’employer d’une manière utile pour les autres, du moins l’a-t-il été pour moi d’une manière intellectuelle.”

Les écrits du baron de Trémont

Le baron va occu­per ses loisirs à écrire, à rassem­bler une col­lec­tion d’au­to­graphes et à cul­tiv­er son goût pour les beaux-arts, musique en par­ti­c­uli­er. À sa mort, le 1er juil­let 1852 dans sa mai­son de cam­pagne de Saint-Ger­main-en-Laye, il lègue ses vol­umes de “cahiers-mémoires” à la Bib­lio­thèque nationale. Il demande que ces papiers ne soient mis à la dis­po­si­tion du pub­lic que vingt-cinq ans après sa mort et qu’ils ne soient pas pub­liés. Il pense toute­fois que peut-être un chercheur curieux, d’i­ci un siè­cle ou deux, s’in­téressera à ses Mémoires et que, sous cer­taines con­di­tions, ils pour­raient être publiés.

Que trou­ve-t-on dans ces cahiers ?
— D’abord une auto­bi­ogra­phie, où j’ai large­ment puisé ci-avant.
— Ensuite un ensem­ble de “notices biographiques”, con­cer­nant les per­son­nal­ités, ou sim­ples indi­vidus qu’il a côtoyés pen­dant sa vie, ou dont il a enten­du par­ler. Chaque notice com­porte un texte d’une ou deux pages, un auto­graphe et, très sou­vent, une gravure du per­son­nage. Ces notices con­cer­nent des hommes poli­tiques, des religieux, des admin­is­tra­teurs, des com­pos­i­teurs de musique, des artistes, des acteurs et actri­ces, des savants, des danseuses et même une diseuse de bonne aventure.

Cer­taines notices présen­tent un intérêt général par­ti­c­uli­er, car le per­son­nage-titre n’est sou­vent qu’un pré­texte à met­tre par écrit ce que le baron a dans la tête sur ce qu’on appellerait aujour­d’hui des prob­lèmes de société : reli­gion, instruc­tion publique, gou­verne­ment, admin­is­tra­tion et fonc­tion­naires, pro­priété fon­cière et agri­cul­ture, indus­trie, inven­tions et débuts du machin­isme, délin­quance et assis­tance publique, sans par­ler des beaux-arts, de la Légion d’hon­neur, etc. Véri­ta­ble ency­clopédie qui prend sou­vent la forme d’une com­para­i­son entre “l’An­cien Régime” et “aujour­d’hui”, c’est-à-dire vers 1835–1850 ; il par­le de la révo­lu­tion de 1848, du coup d’É­tat du 2 décem­bre 1851, il fait des ajouts à cer­taines de ses notices, évoque les débuts du social­isme, des saint-simoniens et des nationalisations.

Le baron par­le ain­si de ses goûts artis­tiques hérités de son père. “À cinq ans, je lisais la musique couram­ment. Plus tard, une assez jolie voix et une apti­tude à jouer de tous les instru­ments à cordes me mirent à même de faire ma par­tie avec les meilleurs artistes… J’ai eu chez moi des réu­nions ami­cales dans lesquelles tous les musi­ciens célèbres français et étrangers ont bien voulu se faire enten­dre. Comme il aurait fal­lu une grande for­tune pour que ce fût à prix d’ar­gent, j’é­tais d’au­tant plus flat­té de leur con­cours aus­si dés­in­téressé que bienveillant.”

Il cite les auteurs dra­ma­tiques qu’il a con­nus : Fleury, Tal­ma, Mes­de­moi­selles Mars, Con­tat, Duch­es­nois… Il paraît assez flat­té d’avoir fait par­tie d’une Com­mis­sion per­ma­nente des Beaux-Arts for­mée par le min­istre de l’In­térieur sous la direc­tion du duc de Luynes, et d’avoir été choisi comme “mem­bre du jury chargé de désign­er les récom­pens­es à décern­er aux artistes de l’Ex­po­si­tion de 1849”.

Fait curieux pour un lit­téraire, il porte un grand intérêt aux chiffres et cite de nom­breux chiffres et “sta­tis­tiques” ; il con­naît l’anglais et cite des arti­cles de jour­naux bri­tan­niques ; il fait preuve de con­nais­sances en économie et finances.

Il se veut tou­jours un témoin de son temps, con­scient qu’il a con­nu une péri­ode fer­tile en événe­ments (il a con­nu, dit-il, dix révo­lu­tions, ou plutôt change­ments de régime) avec ses lumières et ses espoirs, mais aus­si les ombres sin­istres de la Ter­reur, qui, pense-t-il, peu­vent et doivent être con­nues des généra­tions futures à tra­vers les sou­venirs de quelqu’un qui a vécu et a même été par­fois un acteur de ces événements.

Cer­taines notices sont de véri­ta­bles petits “tableaux de genre” avec des scènes rap­portées sur un ton alerte et enjoué, d’autres sont plus monot­o­nes et un peu indi­gestes. Mais elles mérit­eraient mieux à mon avis que d’être enfouies sur les ray­on­nages de la Bib­lio­thèque nationale où très peu de gens doivent les consulter.

Le testament du baron de Trémont

J’en ai décou­vert un exem­plaire aux Archives de l’É­cole et c’est peut-être sa plus belle oeu­vre. Il l’a rédigé en 1847 et c’est à tra­vers ses dis­po­si­tions qu’on réalise le mieux les valeurs morales du baron et sa philoso­phie intime. Le texte com­mence ain­si : “Étant tou­jours resté céli­bataire, et n’ayant ni frère, ni soeur, ni neveu ou nièce, ma préoc­cu­pa­tion la plus vive a été de laiss­er quelques traces utiles de mon pas­sage dans ce monde, et d’ap­pli­quer ma for­tune à divers­es des­ti­na­tions que je juge les plus pro­pres à rem­plir ce but.”

Suit une liste de legs, dont le mon­tant total s’élève à plus de 18 000 F (en revenu annuel), en particulier :

— des prix d’en­cour­age­ment à trois étu­di­ants dis­tin­gués et sans for­tune à dis­tribuer par les fac­ultés de Sci­ences, de Droit et de Médecine de Paris,
— des prix d’en­cour­age­ment à un jeune pein­tre ou stat­u­aire, et à un jeune musicien,
— fon­da­tion de trois bours­es et de trois trousseaux à l’É­cole poly­tech­nique pour que les trois départe­ments de l’Avey­ron, des Ardennes et de la Côte-d’Or entre­ti­en­nent un élève choisi dans une famille pour laque­lle la pen­sion serait une gêne,
— fon­da­tions du même genre pour l’é­cole des Arts et Métiers de Châlons, pour un ouvri­er suiv­ant les cours du Con­ser­va­toire des Arts et Métiers de Paris, pour aider un savant sans for­tune dans les frais de travaux et expéri­ences faisant espér­er une décou­verte utile dans les sci­ences et les arts libéraux et indus­triels (à dis­tribuer par l’A­cadémie des sciences),
— une dot pour faciliter le mariage d’une fille-mère, reçue à l’hos­pice de la mater­nité de Paris “pour une pau­vre fille qui, avec des sen­ti­ments hon­nêtes, n’au­rait com­mis d’autre faute que celle qui l’a ren­due mère.”

Cette dis­po­si­tion sera d’ailleurs rejetée par les exé­cu­teurs tes­ta­men­taires car, dis­ent-ils “cette dis­po­si­tion pour­rait con­duire à un résul­tat con­traire de celui recher­ché en don­nant une prime à l’im­moral­ité.” Tout à fait typ­ique de l’époque, qui mon­tre en out­re que le baron devait être con­sid­éré comme un original !

Sa philoso­phie appa­raît claire­ment ici, comme dans ses papiers, il ne veut d’aris­to­cratie ni de nais­sance ni de for­tune, mais estime une aris­to­cratie du “mérite” et de la “qual­ité” quel que soit le domaine, artis­tique, intel­lectuel, sci­en­tifique ou manuel où s’ex­er­cent la com­pé­tence et l’ex­cel­lence (il a inven­té une sorte d’or­dre du Mérite avec des couleurs dif­férentes pour les divers domaines). Il veut donc que sa for­tune serve à aider les jeunes qui ont des dis­po­si­tions mais dont les familles n’ont pas les moyens d’as­sur­er le développe­ment et l’accomplissement.

Au fil de lec­ture de livres d’art ou de revues sci­en­tifiques de la deux­ième moitié du XIXe siè­cle, j’ai décou­vert quelques lau­réats de ces “prix de Tré­mont” qui com­men­cent en 1857, car la fon­da­tion n’a été autorisée par décret impér­i­al que le 8 sep­tem­bre 1856. J’ai ain­si relevé pour les prix de l’A­cadémie des sci­ences des noms con­nus comme Ruhmko­rff et Niepce de Saint-Vic­tor et pas mal d’autres moins con­nus et tombés dans l’oubli.

Je me suis bien sûr plus directe­ment intéressé aux poly­tech­ni­ciens de Côte-d’Or ayant béné­fi­cié de la bourse de Tré­mont. En rap­prochant les comptes ren­dus de séances du Con­seil général de Côte-d’Or (qui gère les fonds) et les doc­u­ments sur les élèves de Poly­tech­nique, j’ai pu recon­stituer à peu près la liste des béné­fi­ci­aires depuis 1857 jusqu’en 1900, époque où la pen­sion ne sera plus payante. Je cit­erai entre autres :

— 1857, Meurgey, entré 27e, sor­ti 1er, fils d’un chef de bureau de la Pré­fec­ture. Il fini­ra ingénieur en chef des Mines,
— 1859, Gen­reau, entré et sor­ti 1er, fils d’un cor­don­nier de la rue Char­rue à Dijon. Il fini­ra inspecteur général des Mines,
— 1865, Thoux, entré 13e, sor­ti 14e, fils d’un notaire de Salives. Il fini­ra inspecteur général des Ponts et Chaussées,
— 1869, Boulanger, entré 134e, sor­ti 80e, fils d’un con­struc­teur de travaux des Ponts et Chaussées. Il fini­ra colonel du Génie. C’est lui qui m’a per­mis de décou­vrir le baron,
— 1876, Jacob, entré et sor­ti 3e, fils d’un “teneur de livres” de Dijon. Il fini­ra colonel d’Artillerie,
— 1879, Lorain, entré et sor­ti 73e, fils d’un cul­ti­va­teur de La Roche- en-Bre­nil. Il fini­ra au min­istère des PTT,
— 1900, Tarnier, entré 83e et sor­ti 10e. Fils d’un représen­tant de com­merce. Il fini­ra ingénieur en chef des Ponts et Chaussées.

Au total, j’ai trou­vé une trentaine de noms d’élèves qui sont prob­a­ble­ment redev­ables au baron de Tré­mont d’avoir pu entr­er à l’É­cole et fait sou­vent une belle car­rière dans l’ad­min­is­tra­tion ou l’ar­mée. Avec les poly­tech­ni­ciens de l’Avey­ron et des Ardennes, c’est peut-être près d’une cen­taine d’élèves qui béné­fi­cièrent de ces legs.

En 1900, le prési­dent de la Com­mis­sion instruc­tion du Con­seil général sig­nale qu’il n’y a plus de demande de bourse — les pro­duits cap­i­tal­isés restent sans emploi et atteignent un chiffre tel qu’il faut pren­dre des mesures. En 1904, le départe­ment des Ardennes indique que la fon­da­tion est désor­mais employée pour des bours­es au col­lège du chef-lieu du départe­ment. Après 1910, les fonds con­tin­u­ent à s’ac­cu­muler, il n’y a plus de bours­es pour Poly­tech­nique, mais 2 600 F attribués chaque année au lycée Carnot de Dijon. En 1921, il y a 24 000 F de fonds libres, l’at­tri­bu­tion au lycée passe à 4 100 F. On sig­nale pour la dernière fois la fon­da­tion de Tré­mont au bud­get du Con­seil général en 1946. Il y a alors 15 000 F de fonds libres… et c’est le grand silence.

Si le baron de Tré­mont est mort physique­ment en 1852, on peut dire qu’il se per­pé­tua à tra­vers ses filleuls jusqu’à la fin du siè­cle. Ensuite, il est sûr que per­son­ne ne sait plus ni qui était le baron, ni en quoi con­sis­tait son legs, plutôt ses legs.

Puisse cette com­mu­ni­ca­tion avoir ressus­cité pour quelques instants un per­son­nage (et ses par­ents) hors du com­mun, placé à une époque charnière de l’his­toire, tirail­lé entre un Ancien Régime dont il a la nos­tal­gie, et un ordre nou­veau qui lui appa­raît béné­fique à cer­tains égards, mais plein d’in­cer­ti­tudes pour l’avenir. Le baron appa­raît comme un libéral, opposé à tout sys­tème de car­ac­tère social­iste, un par­ti­san de l’or­dre opposé à toute révo­lu­tion qui excite “l’éc­ume du peu­ple”, la Ter­reur lui a lais­sé un sen­ti­ment d’hor­reur qui ne s’ef­face pas. Il est par­ti­san d’une cer­taine sol­i­dar­ité, mais à con­di­tion qu’elle soit indi­vidu­elle et méritée.

Des points d’om­bre et des “trous noirs” sub­sis­tent dans ma biogra­phie du baron : qu’a-t-il fait entre 1802 et 1809, puis entre 1815 et 1830 ? Com­ment a‑t-il récupéré sa for­tune après la Restau­ra­tion ? Car, incon­testable­ment, il meurt avec “du bien”. Pourquoi a‑t-il apparem­ment lais­sé sa mère, qu’il aimait pour­tant, dans la mis­ère la plus profonde ?

Ce per­son­nage m’a intrigué, pas­sion­né ensuite. Je ne pen­sais certes pas en 1987 que les quelques indi­ca­tions de Mlle Vig­nier m’en­traîn­eraient pen­dant plusieurs années dans la quête par­fois ardue et tou­jours renou­velée d’un voy­age à tra­vers le temps et l’e­space européen du Pre­mier Empire.

Poster un commentaire