Louis Leprince-Ringuet entouré de ses collaborateurs, de gauche à droite Bernard Grégory, Charles Peyrou, Francis Muller, Rafael Armenteros et André Lagarrigue.

Louis LEPRINCE-RINGUET (20N) 1901–2000

Dossier : ExpressionsMagazine N°563 Mars 2001Par : André ROUSSET (51), physicien au laboratoire de l'X de 1954 à 1969, responsable du programme Gargamelle au CERN de 1969 à 1974

Professeur de physique à l’É­cole poly­tech­nique de 1936 à 1969, Louis Lep­rince-Ringuet reste dans la mémoire de tous ses anciens élèves. Il nous présen­tait de la sci­ence une image mod­erne, vivante, exal­tante. Son enseigne­ment don­nait envie d’en savoir encore davan­tage et c’est la rai­son pour laque­lle cer­tains d’en­tre nous sont entrés dans son lab­o­ra­toire. Les moins polars se sou­vi­en­nent au moins de son nœud papil­lon, de sa pipe et des anec­dotes qui venaient rompre l’arid­ité de l’ex­posé scientifique.

Louis Lep­rince-Ringuet est né à Alès en 1901, il est le fils d’un ingénieur du corps des Mines qui dirig­era plus tard l’é­cole des Mines de Paris. Admis à l’É­cole poly­tech­nique dans la pro­mo­tion nor­male de 1920, il en sort dans le corps des PTT. Pen­dant cinq années, son activ­ité prin­ci­pale est l’en­tre­tien des câbles sous-marins. Il préfère ensuite fréquenter le lab­o­ra­toire de Mau­rice de Broglie où il s’ini­tie à la physique nucléaire et où il s’ori­ente ensuite vers l’é­tude du ray­on­nement cos­mique. Il utilise une cham­bre de Wil­son placée dans l’en­tre­fer du gros élec­troaimant de Belle­vue, créé par Aimé Cot­ton. En 1933, il s’embarque sur un car­go, avec Pierre Auger, afin de mesur­er, entre Ham­bourg et Buenos Aires, l’ef­fet de lat­i­tude du ray­on­nement cosmique.

Nom­mé pro­fesseur à l’É­cole poly­tech­nique en 1936, il n’y trou­ve comme sup­port tech­nique qu’un mécani­cien qui pré­pare les expéri­ences de cours dans des locaux som­bres proches de l’am­phithéâtre. Dès sa pre­mière année d’en­seigne­ment, il attire à la physique expéri­men­tale plusieurs jeunes élèves. Par­mi eux, Charles Pey­rou, Michel Lhéri­ti­er et Robert Richard-Foy for­meront la pre­mière équipe de base d’un lab­o­ra­toire qui, par­ti de rien, devien­dra rapi­de­ment un cen­tre réputé de physique. Les expéri­men­ta­tions s’ef­fectuent à Belle­vue jusqu’en 1939. Pen­dant la guerre, les travaux se pour­suiv­ent dans les Alpes à l’Ar­gen­tière-la-Bessée avec une grande cham­bre de Wil­son placée dans une bobine mag­né­tique qui est ali­men­tée par une généra­trice élec­trique de l’u­sine d’a­lu­mini­um de Péchiney.

La recherche d’un ray­on­nement cos­mique pri­maire plus intense lui fait préfér­er des sites de plus haute alti­tude. Une équipe ani­mée par Paul Chan­son crée, pen­dant la guerre, un lab­o­ra­toire de mon­tagne accroché à l’aigu­ille du Midi de Cha­monix. Une autre équipe com­posée ini­tiale­ment de Charles Pey­rou, de Bernard Gré­go­ry, d’An­dré Lagar­rigue et de Fran­cis Muller choisit en 1950 l’ob­ser­va­toire du pic du Midi de Big­orre pour implanter un sys­tème de deux grandes cham­bres de Wil­son. Le résul­tat le plus impor­tant obtenu avec ce dis­posi­tif est l’i­den­ti­fi­ca­tion de la dés­in­té­gra­tion du méson K en muon et neutrino.

Une autre équipe, ani­mée par Jean Crus­sard, s’ori­ente vers l’u­til­i­sa­tion des émul­sions pho­tographiques emportées par des bal­lons-son­des pour être exposées pen­dant quelques heures au ray­on­nement cos­mique. Mes cama­rades de pro­mo­tion se sou­vi­en­nent d’un lâch­er mati­nal de bal­lons, effec­tué dans la cour de l’É­cole, qui a arraché une gout­tière et qui a réveil­lé notre Général.

À la fin des années cinquante, les con­struc­tions des accéléra­teurs à Saclay et à Genève entraî­nent la recon­ver­sion du lab­o­ra­toire de l’É­cole poly­tech­nique des cham­bres de Wil­son vers les cham­bres à bulles. André Lagar­rigue lance un pro­gramme de con­struc­tion de plusieurs cham­bres à bulles à liq­uides lourds, la dernière étant Gargamelle avec laque­lle une col­lab­o­ra­tion européenne devait décou­vrir les courants neu­tres faibles en 1973. À la suite d’un séjour à Brookhaven en 1957, Bernard Gré­go­ry fait con­stru­ire par le Com­mis­sari­at à l’én­ergie atom­ique une cham­bre à bulles à hydrogène qui fonc­tion­nera pen­dant plusieurs années au CERN. On y décou­vri­ra l’an­ti Ξ. L’analyse des clichés et des émul­sions mobilise les physi­ciens, les ingénieurs, les tech­ni­ciens, pour con­stru­ire et utilis­er des pro­jecteurs, des micro­scopes, des appareils de mesure.


Louis Lep­rince-Ringuet entouré de ses collaborateurs,
de gauche à droite Bernard Gré­go­ry, Charles Pey­rou, Fran­cis Muller, Rafael Armenteros et André Lagarrigue.

Les clichés de cham­bres à bulles sont étudiés par de très nom­breux lab­o­ra­toires européens, ils con­tribuent au ray­on­nement du CERN, mais aus­si à la répu­ta­tion du lab­o­ra­toire de l’É­cole poly­tech­nique d’où sont issus la qua­si-total­ité des pro­mo­teurs de ces cham­bres : Charles Pey­rou avec la cham­bre de 30 cm et la cham­bre de deux mètres du CERN, Bernard Gré­go­ry avec la cham­bre de 81 cm de Saclay, André Lagar­rigue avec BP3 et Gargamelle.

Louis Lep­rince-Ringuet dirige son lab­o­ra­toire en faisant con­fi­ance à ses proches col­lab­o­ra­teurs pour le choix des expéri­men­ta­tions. En revanche, c’est lui qui trou­ve les crédits néces­saires pour faire face aux investisse­ments impor­tants, il s’adresse pour cela aus­si bien à l’É­cole poly­tech­nique, qu’au CNRS ou au Com­mis­sari­at à l’én­ergie atom­ique. Son juge­ment sur les pro­jets ne se fonde jamais sur une appré­ci­a­tion des idées théoriques, mais sur la qual­ité des hommes et sur le réal­isme des entreprises.

Sa grande qual­ité est de ne s’être jamais trompé sur les déci­sions impor­tantes. En témoignent sa réori­en­ta­tion per­son­nelle de la physique nucléaire vers le ray­on­nement cos­mique et la recon­ver­sion com­plète de ses équipes vers les accéléra­teurs. Très attaché à la qual­ité de l’ex­péri­men­ta­tion, il sou­tient dans son lab­o­ra­toire les ini­tia­tives de développe­ment tech­nique sans attach­er trop d’im­por­tance aux préjugés théoriques. Chaque deux ou trois ans, il réu­nit les physi­ciens du lab­o­ra­toire dans sa pro­priété à Cour­celles-Fré­moy en Bour­gogne. On y fait le point des activ­ités récentes et surtout on y dis­cute des futurs projets.

Louis Lep­rince-Ringuet développe son lab­o­ra­toire en atti­rant des physi­ciens d’o­rig­ines très divers­es, des élèves de l’É­cole poly­tech­nique ou de l’É­cole nor­male, mais aus­si de l’é­cole des Mines ou de l’U­ni­ver­sité. Acquis à l’ef­fi­cac­ité du tra­vail en équipe lors de sa par­tic­i­pa­tion aux Équipes sociales d’après-guerre, il sou­tient avec déter­mi­na­tion les groupes de chercheurs qui se for­ment dans les lab­o­ra­toires de mon­tagne ou auprès des cham­bres à bulles. Ses col­lab­o­ra­teurs auront des car­rières divers­es. Charles Pey­rou, Fran­cis Muller et Rafael Armenteros pour­suiv­ront leurs recherch­es au CERN. Paul Chan­son devien­dra un pio­nnier de l’arme nucléaire. Jean Hei­d­mann se recon­ver­ti­ra à l’as­tro­physique à Meudon. Jacques Pren­t­ki dirig­era le groupe de physique théorique du CERN. André Asti­er créera un lab­o­ra­toire à Jussieu et il présidera l’U­ni­ver­sité Paris VI.

Après quelques années d’ac­tiv­ités sci­en­tifiques, James Hen­nessy revien­dra au cognac famil­ial. André Lagar­rigue, nom­mé pro­fesseur à Orsay, y créera un nou­veau lab­o­ra­toire avec ses proches col­lab­o­ra­teurs, Jean-Jacques Veil­let, Daniel Morel­let, Louis Jauneau, Bernard Aubert. Paul Mus­set, Vio­lette Bris­son, Jean Badier, Patrick Fleury, Pierre Peti­au, Hen­ri Videau, Ung Nguyen Khac et d’autres plus jeunes pré­pareront de nom­breuses expéri­men­ta­tions sur les fais­ceaux de par­tic­ules du CERN. En accueil­lant ces physi­ciens, le lab­o­ra­toire se développe rapi­de­ment. En 1950, il béné­fi­cie heureuse­ment de la con­struc­tion d’un grand bâti­ment neuf. En 1959, en suc­cé­dant à Frédéric Joliot-Curie, Louis Lep­rince-Ringuet dis­pose de nou­veaux locaux au Col­lège de France où il installe de nou­velles équipes. En 1972, lors de son départ à la retraite, l’ensem­ble de ses deux lab­o­ra­toires com­prend env­i­ron deux cents per­son­nes, dont une cinquan­taine de physiciens.

En 1938, Louis Lep­rince-Ringuet est chargé par le gou­verne­ment d’analyser les recherch­es sci­en­tifiques menées par les grands Corps de l’É­tat. Il con­clut son rap­port cri­tique en pro­posant d’or­gan­is­er des échanges avec les lab­o­ra­toires uni­ver­si­taires. Le décret, dit “décret Suquet”, signé une semaine avant la déc­la­ra­tion de la guerre, per­met à des ingénieurs d’ef­fectuer des stages de longue durée dans des lab­o­ra­toires renom­més extérieurs aux Corps. Nom­breux sont les poly­tech­ni­ciens, dont je suis, qui ont béné­fi­cié de l’ap­pli­ca­tion de ce décret original.

Pen­dant la révo­lu­tion de 1968, le pro­fesseur Lep­rince-Ringuet par­ticipe avec les élèves à des propo­si­tions de réforme de l’en­seigne­ment à l’É­cole poly­tech­nique. Cette atti­tude n’est pas appré­ciée par la direc­tion des Études qui men­ace de démet­tre le pro­fesseur de ses fonc­tions. Dans la crainte de voir entraîn­er le lab­o­ra­toire dans cette querelle, tous les physi­ciens unanimes sig­nent une péti­tion que j’ai écrite pour deman­der au min­istre de la Défense de main­tenir en place le directeur. J’ap­porte cette péti­tion au cab­i­net du Min­istre où je plaide notre cause. Au début de 1969, Louis Lep­rince-Ringuet est démis de ses fonc­tions de pro­fesseur, mais il est main­tenu comme directeur du lab­o­ra­toire. En 1972, le Tri­bunal admin­is­tratif annulera la déci­sion du Min­istre et don­nera rai­son au professeur.

Com­mis­saire à l’én­ergie atom­ique à par­tir de 1950 auprès de Fran­cis Per­rin, il est amené à défendre publique­ment le pro­gramme nucléaire civ­il et il est féro­ce­ment con­testé en 1975 par des écol­o­gistes. De nom­breuses per­son­nal­ités poli­tiques ou sci­en­tifiques, très choquées par l’outrance des attaques, lui appor­tent leur soutien.

Le ten­nis a tenu une place impor­tante dans la vie de Louis Lep­rince-Ringuet. Pen­dant sa sco­lar­ité à l’É­cole poly­tech­nique, il se lie d’ami­tié avec Jean Boro­tra, son aîné de la pro­mo­tion précé­dente. Pen­dant que ce dernier par­ticipe à une com­péti­tion inter­na­tionale, il le rem­place à un exa­m­en oral de mécanique. En 1953, il par­ticipe à l’in­au­gu­ra­tion du ter­rain de ten­nis de l’É­cole qui vient d’être réamé­nagé. Dans une par­tie de dou­ble, il est opposé à Boro­tra. Pour aug­menter ses chances de gag­n­er, il choisit comme parte­naire le meilleur des deux jeunes poly­tech­ni­ciens qui par­ticipent à cette par­tie, il finit par gag­n­er con­tre Boro­tra ! Chaque année, il est présent sur les gradins de Roland Gar­ros pour assis­ter aux com­péti­tions internationales.

Louis Lep­rince-Ringuet man­i­feste une éton­nante ouver­ture d’e­sprit. Il écoute avec autant d’at­ten­tion un physi­cien chevron­né qu’un tech­ni­cien, il souhaite aus­si se faire expli­quer ce qui se passe hors de son lab­o­ra­toire, dans le milieu indus­triel ou dans le milieu poli­tique, il est à l’é­coute des prob­lèmes de société, il se forge ensuite une philoso­phie per­son­nelle étayée par une pro­fonde foi chré­ti­enne, qu’il présente dans ses nom­breux livres ou dans ses inter­ven­tions à la télévi­sion. Il est très demandé par des asso­ci­a­tions pour présen­ter des con­férences sur des sujets très divers.

Il est suc­ces­sive­ment nom­mé à l’A­cadémie des sci­ences en 1949 et à l’A­cadémie française en 1966.

Dans toutes ses activ­ités, sci­en­tifiques, médi­a­tiques, artis­tiques ou sportives, il fait preuve d’une excep­tion­nelle capac­ité d’adap­ta­tion aux sit­u­a­tions nou­velles et d’une inflex­i­ble volon­té de sur­mon­ter les dif­fi­cultés. Tous ceux qui ont eu la chance de tra­vailler avec lui n’ou­blieront jamais son exemple.

P.-S. : Rap­pelons que les archives de Louis Lep­rince-Ringuet ont été trans­férées en 1995 à la Bib­lio­thèque cen­trale de l’É­cole poly­tech­nique, à Palaiseau. Après tri et classe­ment, elles sont désor­mais à la dis­po­si­tion des chercheurs depuis le 3 avril 1997. (Cf. La Jaune et la Rouge n° 526, juin-juil­let 1997, p. 29, Bul­letin de la SABIX, n° 27, juin 1997, p. 23 à 41.)

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