L’itinéraire d’entrée à l’X d’un élève dont la scolarité s’est déroulée dans une ZEP

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Benoît DELATTRE (97)

Je m’ap­pelle Benoît DELATTRE, je suis X 97. On n’imag­ine générale­ment pas les poly­tech­ni­ciens comme can­di­dats “poten­tiels” à l’ex­clu­sion. Pour­tant, au départ, ma main n’é­tait pas très bonne. J’ai presque tou­jours vécu à Floirac, petite ville de la ban­lieue bor­de­laise. C’est une ZUP (Zone d’ur­ban­i­sa­tion pri­or­i­taire) et une ZEP (Zone d’é­d­u­ca­tion pri­or­i­taire), et depuis peu, c’est aus­si devenu une zone franche.

La ville est située du mau­vais côté de la Garonne, sur la rive droite dont la répu­ta­tion est d’ac­cu­muler les cas soci­aux, les élèves en sit­u­a­tion d’échec sco­laire et les prob­lèmes d’in­sécu­rité, de drogue, de chô­mage. Les écoles, les col­lèges et les lycées n’ont que peu de moyens et encore moins de sou­tien de la part de l’a­cadémie, si on les com­pare à leurs équiv­a­lents de la rive gauche. J’ai cepen­dant prof­ité d’un enchaîne­ment de sit­u­a­tions for­tu­ites qui m’a per­mis d’aller jusqu’en classe pré­para­toire (dans un lycée de la rive gauche, à Bor­deaux même) et de réus­sir le con­cours d’en­trée à l’É­cole polytechnique.

Ce qui m’a poussé à fournir des efforts en classe, c’est d’abord, je crois, le rejet de l’al­coolisme de mon père. J’ai eu la chance qu’il ne soit pas vio­lent et ne rende pas la vie insup­port­able à son entourage. Mais pour échap­per à sa sphère d’in­flu­ence et pour m’éloign­er de lui et de son exem­ple, je n’avais d’autre choix que de tra­vailler. N’ac­cor­dant d’im­por­tance qu’au tra­vail manuel, il mépri­sait le tra­vail intel­lectuel et s’est dés­in­téressé de mes études. J’ai par con­tre été encour­agé par ma mère, qui était prob­a­ble­ment frus­trée de n’avoir pas fait d’études.

Mais il ne suf­fit pas de tra­vailler et d’avoir quelques capac­ités pour s’en sor­tir, quand on habite ce genre de quarti­er. Quels que soient les résul­tats sco­laires, l’en­vi­ron­nement ne pousse pas à l’op­ti­misme en matière d’avenir pro­fes­sion­nel. Peu d’e­spoir nous était ouvert, de sorte que nos pré­ten­tions en matière d’é­tude étaient aus­si déce­vantes que les encour­age­ments que nous pou­vions recevoir.

Vu le niveau général, nous avions ten­dance à sous-estimer nos pro­pres com­pé­tences et à man­quer d’am­bi­tion. Je crois aus­si que l’É­d­u­ca­tion nationale dans son ensem­ble nous dis­suadait d’en avoir. Dans tous les étab­lisse­ments de cette rive droite bor­de­laise que j’ai fréquen­tés, les con­seillers d’ori­en­ta­tion et les con­seils de class­es étaient tou­jours dés­abusés et pes­simistes. Ils décourageaient plutôt les pro­jets per­son­nels trop auda­cieux, brisant beau­coup d’e­spoirs dans l’œuf.

Pour­suiv­re dans la voie que l’on s’est tracée néces­site une idée pré­cise de ce que l’on veut et une volon­té tenace de s’y tenir, de façon à résis­ter aux bour­rasques des refus et aux douch­es froides du pes­simisme ambiant. Les élèves ne sont pas incités à sor­tir des voies habituelles et je tra­vail­lais juste pour tra­vailler, sans but pré­cis, avec pour seule idée de suiv­re une autre voie que celle qu’avait suiv­ie mon père : son pro­pre père était déjà alcoolique et aucun des deux n’avaient pra­tique­ment fait d’études.

Pour un enfant, engager un tra­vail de longue haleine, sans objec­tif pré­cis, n’est pas chose facile. Ce ne l’é­tait pas pour moi, aus­si ai-je com­mencé à baiss­er les bras, à tra­vailler moins et surtout moins bien. Je devais avoir une dizaine d’an­nées, lorsqu’un enseignant m’a dit : “Tu com­prends ce que tu fais mais tu ne sais pas l’ex­pli­quer. Tu ne pour­ras jamais être pro­fesseur, tu devien­dras ingénieur.” C’é­tait une phrase banale, mais elle a tout changé. J’ai eu un flash, une révéla­tion. Pas­sant out­re le con­stat de mon inca­pac­ité à expli­quer, j’ai retenu “tu devien­dras ingénieur”. J’ai décidé que je serais ingénieur et je n’ai cessé de l’af­firmer depuis. Cette phrase toute sim­ple m’a con­duit où je suis aujour­d’hui, après m’avoir remis sur les rails.

Bien sûr, cet homme n’a pas tout fait, mais il a enclenché la machine. J’ai pris quelques ren­seigne­ments sur la voie à suiv­re, qui s’avérait longue et dif­fi­cile. Pour ne pas me décourager, je me suis for­cé à abor­der les prob­lèmes un à un, à laiss­er dans le vague les échéances loin­taines et à me con­cen­tr­er sur l’é­tape directe­ment à venir. Plutôt que de rêvass­er à l’é­cole d’ingénieur idéale, je devais d’abord échap­per à l’a­p­athie générale de mon quarti­er. Au col­lège le plus proche, celui où je devais aller, comme dans tous les autres envi­ron­nants, il y avait beau­coup de class­es “à prob­lèmes” dont les pro­fesseurs étaient démo­tivés. Sur les six class­es par tranche d’âge, deux seule­ment rassem­blaient les “bons” pro­fesseurs et les “bons” élèves.

Ceci dit, on ne peut pas tout rejeter sur le corps enseignant. Dans ces class­es où se con­cen­traient les “cas soci­aux”, les élèves en échec sco­laire, les élé­ments per­tur­ba­teurs et ceux qui refu­saient de tra­vailler, il y avait tout ce qu’il fal­lait pour décourager les péd­a­gogues les plus con­va­in­cus, surtout s’ils enseignaient là depuis plusieurs années. Je ne leur jette pas la pierre, je verse seule­ment une larme sur les quelques élèves jugés moyens qui auraient pu arriv­er à quelque chose moyen­nant un peu d’aide, mais qui n’ont pas pu aller dans les “bonnes” classes.

Pour ma part, je savais qu’il ne fal­lait pas me laiss­er envoy­er dans une basse classe. Heureuse­ment il y avait l’alle­mand. C’est une langue dif­fi­cile, à la gram­maire com­pliquée, qui rebute les mau­vais élèves et les paresseux. L’ad­min­is­tra­tion du col­lège en prof­i­tait pour réserv­er une “bonne” classe aux ger­man­istes. C’est ain­si que je suis devenu ger­man­iste. J’ai trou­vé ensuite un autre échap­pa­toire à l’échec : à par­tir de la qua­trième les latin­istes font par­tie des “élus”. Par sécu­rité autant que par goût per­son­nel, je suis donc devenu latin­iste. C’est cela qu’il faut faire pour avoir de bons pro­fesseurs et de bonnes class­es avec lesquels suiv­re les pro­grammes jusqu’au bout.

Le prob­lème s’est posé à nou­veau de trou­ver une bonne classe au moment de mon entrée au lycée. J’avais préféré la fil­ière tech­nique, à cause de ma haine vis­cérale de la biolo­gie. Il y avait moins de choix pour les lycées tech­niques que pour les étab­lisse­ments général­istes, surtout sur ma rive droite bor­de­laise. J’ai choisi un étab­lisse­ment tout neuf qui ouvrait juste ses portes. C’é­tait risqué, on ne savait pas qui le fréquenterait, com­bi­en de class­es il y aurait ni même s’il pré­parait les bac­calau­réats sci­en­tifiques et tech­niques que je visais.

Il était mal situé, à deux pas des plus mau­vais quartiers de la rive droite, et pour­tant il présen­tait beau­coup d’a­van­tages, le prin­ci­pal étant que l’É­tat et la région ayant déblo­qué de l’ar­gent pour l’équiper et le dot­er en matériel, c’é­tait l’étab­lisse­ment le plus riche de la rive droite. Il était le seul à dis­pos­er de moyens dans cette ZEP, ses pro­fesseurs seraient des “nou­veaux”, ils seraient “frais” avec leurs illu­sions péd­a­gogiques qu’ils n’au­raient pas encore per­dues au con­tact d’élèves réfrac­taires à leur enseignement.

Il faut en effet du car­ac­tère et un bon équili­bre psy­chologique pour affron­ter cer­tains élèves. Si les pro­fesseurs se lais­sent marcher sur les pieds au pre­mier con­tact, ils per­dent leur ascen­dant. L’É­d­u­ca­tion nationale nomme en ZEP cer­tains pro­fesseurs qui n’ont vis­i­ble­ment pas les qual­ités néces­saires pour faire face à ces jeunes. Et pour les sup­pléer, lorsqu’ils ont un arrêt de tra­vail (pour quelque rai­son que ce soit), elle envoie des rem­plaçants tout frais émoulus des écoles aux­quels on con­fie les class­es les plus dures. Je par­le d’ex­péri­ence : en classe de pre­mière j’ai “per­du” qua­tre pro­fesseurs en cours d’an­née (dont deux en math­é­ma­tiques) et les rem­plaçants, qui avaient entre 23 et 24 ans, étaient plus jeunes que cer­tains de leurs élèves.

Cepen­dant j’ai eu de la chance et ce que j’ai pu réalis­er va au-delà de toutes mes espérances. J’ai eu aus­si des pro­fesseurs agrégés et d’autres “khâgneux”, et nous avions des fonds pour nous dot­er en matériel, que ce soit pour la fil­ière sci­en­tifique ou pour le BEP indus­trie graphique. J’ai trou­vé dans ce lycée tout le sou­tien dont j’ai eu besoin et je ne peux affirmer, main­tenant que j’y repense, qu’un lycée “clas­sique” m’au­rait suivi avec autant d’attention.

Au lycée Louis le Grand, on trou­ve des bons élèves der­rière chaque porte. Mais dans mon lycée “pas-grand-chose”, il n’y avait qu’une seule ter­mi­nale S tech­nologique avec au max­i­mum six can­di­dats pou­vant pré­ten­dre aux class­es pré­para­toires. On avait beau­coup d’at­ten­tions pour eux, mais de façon générale, le bien de tous les élèves était pris en compte. Après les inévita­bles prob­lèmes de démar­rage, la sco­lar­ité s’est déroulée sans heurt vio­lent, hormis quelques bagar­res et un élève pen­du par les pieds d’une fenêtre du qua­trième étage. Le lycée n’a encore reçu aucun des stig­mates habituels aux ban­lieues dites dif­fi­ciles : tags, tables défon­cées, portes démolies…, et chaque fois qu’un mur est détru­it, il est recon­stru­it rapidement.

Le lycée était à l’é­coute des désirs des élèves en matière d’avenir pro­fes­sion­nel, ce qui pour moi était une pre­mière. Deux per­son­nes ont joué un rôle déter­mi­nant pour assur­er mon par­cours de la sec­onde à la ter­mi­nale : le pro­viseur et son adjointe. Nous étions qua­tre can­di­dats à vouloir pré­par­er les écoles d’ingénieurs : ils ont fait tout ce qu’ils ont pu afin de met­tre à notre portée toutes les solu­tions acces­si­bles dans la région. Ils ont même été jusqu’à chercher eux-mêmes les dossiers qu’on ne voulait pas nous don­ner, puis ils ont appuyé nos deman­des. Leurs efforts ont été récom­pen­sés : non seule­ment, les qua­tre ont été admis en class­es pré­para­toires dans le meilleur lycée tech­nique d’Aquitaine, mais nous avons tous inté­gré une école en pre­mière année de spé­ciale (un à l’EN­SAM, deux à l’EN­SHEEIT de Toulouse et un à Polytechnique).

Sans doute devons-nous aus­si notre salut à la fil­ière de classe pré­para­toire que nous avons suiv­ie, la fil­ière MT, Math­é­ma­tiques et Tech­nolo­gie. Hormis celui d’en­tre nous qui a inté­gré l’EN­SAM, nous nous sommes engouf­frés dans la brèche qu’elle ouvrait. Je dis brèche car cette voie était la seule à pro­pos­er un con­cours unique ouvrant sur toutes les grandes écoles, ou presque, pour la somme de 70 F, ce qui paraît incroy­able vu les prix exor­bi­tants pra­tiqués pour les autres con­cours. Or cette fil­ière sera sup­primée dès l’an­née prochaine : ce n’é­tait qu’une voie acces­si­ble à toutes les bours­es et ouverte à tous les bache­liers (même les bac­calau­réats sci­en­tifiques et tech­nologiques), la vraie démoc­ra­tie en fin de compte !

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