L’industriel face aux risques sanitaires

Dossier : Épidémiologie : au service de la santéMagazine N°670 Décembre 2011
Par Jacques LAMBROZO

REPÈRES
La rela­tion entre l’épidémiologie et la poli­tique a été l’un des temps forts du der­nier congrès inter­na­tio­nal d’épidémiologie : « La pro­duc­tion d’une quan­ti­té crois­sante de don­nées par l’épidémiologie est qua­si­ment sans consé­quence sauf si ce savoir influence la poli­tique et la pratique […].

REPÈRES
La rela­tion entre l’épidémiologie et la poli­tique a été l’un des temps forts du der­nier congrès inter­na­tio­nal d’épidémiologie : « La pro­duc­tion d’une quan­ti­té crois­sante de don­nées par l’épidémiologie est qua­si­ment sans consé­quence sauf si ce savoir influence la poli­tique et la pratique […].
L’épidémiologie se devant d’être utile pour la « poli­tique », elle doit avoir du sens pour les déci­deurs. Cela requiert la connais­sance mutuelle des lan­gages res­pec­tifs des épi­dé­mio­lo­gistes et des déci­deurs, tout autant que de leurs propres échelles de temps – tan­dis que le temps de l’épidémiologie se compte en années voire en décen­nies, celui du déci­deur lui est plus mesu­ré puisqu’il doit prendre des déci­sions à court terme1. »

Les besoins de l’industriel

Si l’on en juge d’après la liste des pro­duits clas­sés par le Centre inter­na­tio­nal de recherche sur le can­cer (CIRC), il est clair que l’industriel a des besoins de connais­sance sur la san­té de son per­son­nel ain­si que sur les effets éven­tuels de son acti­vi­té sur les uti­li­sa­teurs ou les rive­rains de ses ins­tal­la­tions. Dans ce contexte, on peut défi­nir au moins trois domaines où le recours à l’épidémiologique va contri­buer à réduire les incer­ti­tudes et à appor­ter des élé­ments objec­tifs d’évaluation des risques sanitaires.

L’industriel doit connaître l’état de san­té de son personnel

La déter­mi­na­tion des valeurs toxi­co­lo­giques de réfé­rence découle géné­ra­le­ment de don­nées toxi­co­lo­giques mais par­fois éga­le­ment des don­nées issues des études épi­dé­mio­lo­giques. L’état de san­té du per­son­nel est une pré­oc­cu­pa­tion constante par­ta­gée avec les méde­cins du tra­vail, le CHSCT, les res­sources humaines, les « pré­ven­teurs » et les syndicats.

Obli­ga­tion légale
La loi de san­té publique du 9 août 2004 sti­pule que « pour amé­lio­rer la connais­sance de la pré­ven­tion des risques sani­taires en milieu de tra­vail, les entre­prises four­nissent à l’Institut natio­nal de veille sani­taire, à sa demande, toutes infor­ma­tions néces­saires à l’exercice de ses mis­sions […]. L’Institut contri­bue à la mise en place dans ces entre­prises de sur­veillances épi­dé­mio­lo­giques en lien notam­ment avec les ser­vices de san­té au travail. »

Des repères pré­cis tels que le taux de fré­quence d’accidents du tra­vail, le nombre de recon­nais­sances de mala­dies pro­fes­sion­nelles, le taux d’absentéisme pour mala­die (et par­fois la nature même des patho­lo­gies ren­con­trées) apportent des élé­ments, mais il faut recon­naître qu’ils donnent une vue par­tielle et par­fois par­tiale de la situation.

Le rôle crucial des entreprises

La légis­la­tion impose aux entre­prises de par­ti­ci­per direc­te­ment aux enquêtes épi­dé­mio­lo­giques deman­dées par l’InVS. Il est du reste acquis et recon­nu que la connais­sance des postes de tra­vail, et plus par­ti­cu­liè­re­ment des expo­si­tions, est du res­sort natu­rel et direct des entre­prises qui détiennent l’essentiel des infor­ma­tions à ce sujet et sont en mesure d’en appré­cier régu­liè­re­ment la vali­di­té. La déter­mi­na­tion des expo­si­tions étant le talon d’Achille des études épi­dé­mio­lo­giques, le rôle de l’entreprise est donc cru­cial pour pro­duire des don­nées les plus exactes possibles.

À titre d’exemple, nous pré­sen­te­rons trois expé­riences épi­dé­mio­lo­giques qui démontrent l’intérêt pour les entre­prises d’anticiper et non pas de subir, par­fois même par médias inter­po­sés, des inter­ro­ga­tions d’ordre sanitaire.

Base de données des industries électriques et gazières

Les don­nées médi­cales sont croi­sées avec les infor­ma­tions sociodémographiques

À EDF et à GDF Suez, le régime spé­cial de Sécu­ri­té sociale des indus­tries élec­triques et gazières, sous l’égide des méde­cins-conseils, exa­mine sys­té­ma­ti­que­ment les agents en arrêt de tra­vail pour mala­die ou acci­dent. Il a per­mis d’établir, depuis 1978, une base de don­nées infor­ma­ti­sées. Les don­nées médi­cales sont croi­sées avec les infor­ma­tions socio­dé­mo­gra­phiques (l’âge, le sexe, les fonc­tions exer­cées…), de sorte que le déci­deur dis­pose d’un tableau de bord avec les prin­ci­pales causes médi­cales d’absentéisme. Il peut aus­si déga­ger des ten­dances per­met­tant de faire por­ter les efforts d’information, de prévention.

Résul­tat inattendu
À par­tir des don­nées médi­cales col­lec­tées, des études épi­dé­mio­lo­giques ana­ly­sant les causes d’absentéisme pour rai­sons de san­té ont pu être conduites. Entre autres résul­tats, il a été démon­tré que les sujets ayant pré­sen­té des épi­sodes dépres­sifs étaient par la suite plus expo­sés aux risques de com­pli­ca­tions car­dio­vas­cu­laires, même si a prio­ri aucun lien phy­sio­pa­tho­lo­gique ne les relie.

Le groupe EDF, confron­té à des inter­ro­ga­tions sur les risques sani­taires éven­tuels, pro­fes­sion­nels ou envi­ron­ne­men­taux, rela­tifs à ses acti­vi­tés, y a appor­té une réponse valide uti­li­sant l’outil épi­dé­mio­lo­gique. Deux exemples. Lorsque l’exposition aux champs élec­triques et magné­tiques de cer­taines caté­go­ries d’agents par­ti­cu­liè­re­ment et dura­ble­ment expo­sés a fait ques­tion, une étude épi­dé­mio­lo­gique en asso­cia­tion avec deux com­pa­gnies cana­diennes, Hydro Qué­bec et Onta­rio Hydro, pour aug­men­ter le pou­voir sta­tis­tique de l’étude, a été mise en place. Les méde­cins du tra­vail ont éta­bli une matrice emploi-expo­si­tion défi­nis­sant les expo­si­tions des per­son­nels au fil des années. L’étude conduite par des cher­cheurs de l’INSERM et des uni­ver­si­taires cana­diens a don­né lieu à des publi­ca­tions dans des jour­naux à comi­té de lec­ture2 qui font désor­mais par­tie du cor­pus de connais­sances recon­nu sur cette ques­tion, sans que ni le finan­ce­ment ni la par­ti­ci­pa­tion active de méde­cins de l’entreprise ne fassent problème.

Protocole CIRC

Cohorte Gazel
En 1989, EDF, Gaz de France et l’INSERM ont consti­tué une cohorte conju­guant savoir et pou­voir. Cette cohorte de 20000 volon­taires pour la recherche a per­mis de créer un « labo­ra­toire humain épi­dé­mio­lo­gique au ser­vice de la recherche médi­cale ». Elle assure, depuis, un sui­vi annuel des volon­taires en y gref­fant des études sur telle ou telle com­po­sante de la popu­la­tion (épi­dé­mio­lo­gie des can­cers, fac­teurs de risque et pré­ven­tion de l’ostéoporose post­mé­no­pau­sique, acci­dents de la cir­cu­la­tion, fac­teurs psy­cho­so­ciaux et san­té phy­sique, etc.).

Dans le même esprit, et pour répondre à des inter­ro­ga­tions voi­sines, un sui­vi épi­dé­mio­lo­gique des agents tra­vaillant en cen­trale nucléaire a été mis en place et se pour­suit. Fon­dé sur un pro­to­cole éta­bli par le Centre inter­na­tio­nal de recherche sur le can­cer3, il per­met d’établir un bilan sani­taire de cette popu­la­tion et en même temps amé­liore la connais­sance des effets éven­tuels à long terme des expo­si­tions pro­lon­gées à de faibles doses de rayon­ne­ments ioni­sants. Les résul­tats4, qui font appa­raître un fort « effet du tra­vailleur sain » (heal­thy wor­ker effect), sans aug­men­ta­tion signi­fi­ca­tive de la mor­ta­li­té en fonc­tion de l’exposition aux radia­tions ioni­santes sauf en ce qui concerne les mala­dies céré­bro­vas­cu­laires, jus­ti­fient que ce sui­vi se poursuive.

La chimie aussi

Le groupe Sol­vay a mis en place en place le sys­tème MEDEXIS (MED EXpo­sure Infor­ma­tion Sys­tem), acces­sible et exploi­table au niveau des sites, au niveau régio­nal et cor­po­rate. Cette base de don­nées est un outil de ges­tion per­met­tant un sui­vi en san­té au tra­vail et en pré­ven­tion- sécu­ri­té de l’ensemble des sala­riés du groupe. La connais­sance des niveaux d‘exposition aux risques pro­fes­sion­nels est assor­tie d’une connais­sance de l’état de san­té de la popu­la­tion sala­riée. Ce sys­tème per­met l’élaboration régu­lière de rap­ports détaillés, mais assure éga­le­ment les fonc­tions de sur­veillance épi­dé­mio­lo­gique et de toxi­co­vi­gi­lance. L’évaluation des risques pro­fes­sion­nels menés sur chaque groupe d’expositions simi­laires per­met ensuite de défi­nir un pro­to­cole de sur­veillance médi­cale adap­té à chaque situation.

Oxydes de fer
Arce­lor Mit­tal s’est don­né les moyens de réa­li­ser une étude de cohorte (actifs et retrai­tés, au total 17701 hommes et femmes tra­vaillant et ayant tra­vaillé dans l’usine de Dun­kerque depuis 1959, ain­si que les per­sonnes décé­dées lors de la période de sur­veillance de 1968 à 1998) en vue d’analyser la rela­tion entre can­cer bron­chique et expo­si­tion pro­fes­sion­nelle aux oxydes de fer. Des cor­res­pon­dances ont été éta­blies entre les postes de tra­vail et les expo­si­tions (oxydes de fer, amiante, hydro­car­bures aro­ma­tiques poly­cy­cliques, brouillard d’huile, pous­sières, etc.). Les expo­si­tions ont été éva­luées tout au long du par­cours pro­fes­sion­nel en tenant compte éga­le­ment de la consom­ma­tion taba­gique. L’étude, en infir­mant la pré­somp­tion de noci­vi­té des oxydes de fer, a mon­tré une rela­tion entre brouillard d’huile et risque de can­cer de la ves­sie. Il en est résul­té une modi­fi­ca­tion des tableaux 44 et 44 bis des mala­dies professionnelles.

Suivi du stress

En 1998 le groupe Renault a mis en place l’Observatoire médi­cal du stress, de l’anxiété et de la dépres­sion. Il pro­pose à chaque employé de répondre s’il le sou­haite à un ques­tion­naire (non nomi­na­tif) sur le stress avant de pas­ser sa visite médi­cale annuelle avec le méde­cin du tra­vail. Le résul­tat est ensuite com­men­té et expli­ci­té pen­dant la consul­ta­tion puis insé­ré dans le dos­sier médi­cal de l’agent ce qui per­met­tra un sui­vi plu­ri­an­nuel. Si une ano­ma­lie est déce­lée, le méde­cin du tra­vail oriente l’employé vers son méde­cin trai­tant pour prise en charge. De plus, l’employé peut sur sa propre demande accé­der à ce ques­tion­naire. Enfin, des mesures ont été mises en place lorsque le stress a été jugé exces­sif, qu’il s’agisse de for­ma­tion col­lec­tive à la ges­tion du stress, dans cer­tains sites de séances de relaxa­tion et une sen­si­bi­li­sa­tion des mana­gers sur les fac­teurs de stress au travail.

Réussir la démarche

Asso­cier l’assurance maladie
Les études ne doivent pas se limi­ter aux seuls actifs car, s’agissant d’effets à long terme, des patho­lo­gies peuvent sur­ve­nir chez les retrai­tés. Cette dimen­sion, impor­tante pour un sui­vi sani­taire signi­fi­ca­tif, n’en n’est pas moins par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile en France car, à l’heure actuelle, les rela­tions avec l’assurance mala­die res­tent impar­faites. Avec l’ensemble de ces don­nées, il sera alors pos­sible d’établir des groupes de risques simi­laires en cor­ré­lant les carac­té­ris­tiques des postes de tra­vail avec les risques poten­tiels qui peuvent décou­ler des expo­si­tions chi­miques ou phy­siques, des gestes et des pos­tures de travail.

Les retours d’expérience per­mettent de des­si­ner les prin­ci­paux fac­teurs qui contri­buent à la réus­site de la démarche. L’essentiel est de défi­nir clai­re­ment le pro­jet car, au-delà de la connais­sance et du sui­vi de la san­té du per­son­nel, il convient de choi­sir atten­ti­ve­ment ses cibles. Pren­dra-t-on en compte l’ensemble des patho­lo­gies éven­tuelles, ou doit-on se limi­ter à des mala­dies pré­cises qui peuvent rele­ver direc­te­ment ou indi­rec­te­ment de l’activité indus­trielle ? La sur­veillance concer­ne­ra- t‑elle l’ensemble des employés ou bien doit-elle se foca­li­ser sur les caté­go­ries de per­son­nel affec­tées à des postes consi­dé­rés comme par­ti­cu­liè­re­ment exposés ?

Défi­nir un pro­to­cole de sur­veillance médi­cale adap­té à chaque situation

La seconde étape est de dis­po­ser d’un outil infor­ma­tique dédié (avec accord de la CNIL), géré par le ser­vice ou les ser­vices de méde­cine du tra­vail de l’entreprise. Bien enten­du, d’autres contri­bu­teurs peuvent et doivent inter­ve­nir notam­ment pour ce qui concerne la connais­sance des postes de tra­vail et des expo­si­tions à des pro­duits poten­tiel­le­ment toxiques. S‘agissant d’enquêtes sur le long terme, les don­nées doivent être conser­vées au moins trente ans, car des patho­lo­gies peuvent sur­ve­nir bien à dis­tance des expo­si­tions ini­tiales – le cas de l’amiante est là pour nous le rap­pe­ler. Le sui­vi médi­cal des employés est com­plé­té pré­ci­sé­ment par les don­nées socio­dé­mo­gra­phiques per­ti­nentes, mais aus­si par le sui­vi des postes de tra­vail tout au long de la car­rière. Car si des expo­si­tions poten­tiel­le­ment à risque ont pu sur­ve­nir, leur niveau et leur durée sont des com­po­santes essen­tielles de l’appréciation du risque.

Dans un second temps il sera pos­sible de mieux affi­ner le type de sur­veillance à pro­po­ser à tel ou tel groupe d’employés.

Solutions de continuité

La ren­contre entre l’industriel et l’épidémiologiste, pour néces­saire qu’elle puisse être, n’est pas exempte de dif­fi­cul­tés et d’ambiguïtés. En effet, deux cultures et deux logiques sont en pré­sence. Elles doivent apprendre à se connaître pour tra­vailler ensemble.

Les don­nées doivent être conser­vées au moins trente ans

La logique de l’industriel est pour ain­si dire celle d’une obli­ga­tion de résul­tat : mettre sur le mar­ché, pro­duire, dans les meilleures condi­tions de qua­li­té, de coût, de com­pé­ti­ti­vi­té et en toute sécu­ri­té. Cela dans une dimen­sion tem­po­relle pré­cise. L’épidémiologiste est un cher­cheur, donc natu­rel­le­ment un acteur scep­tique, cri­tique. Sa fina­li­té est l’acquisition de connais­sances et la publi­ca­tion scien­ti­fique. Sa dimen­sion tem­po­relle n’est pas com­pa­rable à celle de son inter­lo­cu­teur industriel.

Si une étude se révèle inca­pable de conclure – ce qui est le plus sou­vent le cas –, cela jus­ti­fie pour l’épidémiologiste, à juste titre, plus de recherches. Pour sa part, l’industriel attend et doit des réponses claires à son per­son­nel, aux pou­voirs publics, à ses clients. Tout retard de sa part sera inter­pré­té comme une preuve de dis­si­mu­la­tion, voire de désinvolture.

Le choix de cer­tains mar­queurs d’exposition indi­rects aus­si dénom­més proxies ou sur­ro­gates, s’il peut paraître jus­ti­fié dans le cadre d’une étude explo­ra­toire, peut aus­si sem­bler approxi­ma­tif à l’industriel sou­mis à une exi­gence de rigueur et par­fois géné­rer des mises en cause hâtives, voire des déci­sions inappropriées.

Mar­queurs mal choisis
Un exemple de mar­queurs inap­pro­priés nous est four­ni par l’exposition aux champs magné­tiques. En toute rigueur, l’exposition devrait être appré­ciée par la mesure de l’exposition per­son­nelle avec un expo­si­mètre ; mais ce type de mesure étant déli­cat, coû­teux et dif­fi­cile à faire accep­ter, des indi­ca­teurs indi­rects ont été déve­lop­pés faute de mieux. C’est ain­si que la dis­tance entre les rési­dences et les lignes de trans­port de l’électricité a été consi­dé­rée comme tra­dui­sant l’exposition des per­sonnes. Uti­li­sant cette méthode, une étude conduite en Grande-Bre­tagne avait mon­tré une rela­tion sta­tis­tique entre le risque de leu­cé­mie chez l’enfant et le fait d’habiter jusqu’à 600 mètres d’une ligne, alors même que l’exposition due aux lignes n’était plus signi­fi­ca­tive à par­tir de 100 mètres. Les cher­cheurs avaient publié leur étude avec plus que des nuances, pré­cau­tion non reprise par les médias.
Quand la même équipe a répli­qué son tra­vail, uti­li­sant cette fois non plus la dis­tance consi­dé­rée comme trop gros­sière, mais un cal­cul du champ magné­tique, l’ensemble des résul­tats était non signi­fi­ca­tif, mon­trant que l’agent phy­sique sus­pec­té – le champ magné­tique émis par la ligne – n’était pas en cause. Ces résul­tats n’ont pas été repris par les médias pour infir­mer leur pré­cé­dente ver­sion des faits et les pylônes sont res­tés, à tort mais dura­ble­ment, incri­mi­nés. C’est du reste – au moins en par­tie – sur la base de ces résul­tats que cer­taines agences gou­ver­ne­men­tales ont conseillé d’appliquer un prin­cipe de pré­cau­tion se fon­dant sur la dis­tance lignes-habi­ta­tions, alors qu’il était clair qu’elle n’était pas valide pour déter­mi­ner une quel­conque mesure de san­té publique un tant soit peu utile.

Responsabilité sociétale

La judi­cia­ri­sa­tion de notre socié­té fait que, tôt ou tard, l’industriel sera confron­té à une mise en cause judi­ciaire ; il lui fau­dra alors y répondre avec les don­nées dont il dis­pose, en sachant qu’aucune étude n’est en mesure d’affirmer l’absence d’un risque. Ce n’est assu­ré­ment pas le pro­blème de l’épidémiologiste mais, au-delà de sa démarche de recherche, il existe une res­pon­sa­bi­li­té socié­tale de toute démarche scien­ti­fique à laquelle aucun cher­cheur ne sau­rait échap­per. De plus, pour le déci­deur, le temps qui le concerne le plus est celui de la ges­tion du risque, de la prise de déci­sion, où, muni de l’ensemble des infor­ma­tions appor­tées par l’évaluation du risque, il pren­dra sa déci­sion en inté­grant d’autres para­mètres : sociaux, éco­no­miques, légaux pour ne citer que les principaux.

Une démarche en cinq points

Quelle atti­tude adop­ter lorsque l’entreprise est confron­tée à la ques­tion d’un risque sani­taire pos­sible lié à ses acti­vi­tés ? On peut sché­ma­ti­ser une démarche en cinq points, celle que nous avons sui­vie à l’égard des effets sani­taires de champs électromagnétiques.

Éva­luer les risques
L’épidémiologie n’est qu’une com­po­sante de l’ensemble plus com­plexe de l’évaluation des risques, qui com­prend plu­sieurs étapes : la déter­mi­na­tion d’un dan­ger par les études notam­ment épi­dé­mio­lo­giques et toxi­co­lo­giques ; l’établissement d’une rela­tion dose – effet sani­taire ; l’évaluation des expo­si­tions, point capi­tal tant il reste vrai que c’est « la dose qui fait le poi­son» ; la déter­mi­na­tion de la popu­la­tion expo­sée au fac­teur de risque (par quelles voies et dans quelles cir­cons­tances?). Ain­si, on abou­tit à la der­nière étape, la carac­té­ri­sa­tion du risque sani­taire, c’est-à-dire la pro­ba­bi­li­té de sur­ve­nue du dan­ger pour un indi­vi­du dans une popu­la­tion don­née. Ce rap­pel montre bien la place et la limite de l’épidémiologie dans la démarche.

Il importe avant tout d’éviter le déni, non pas du risque puisque nous n’avons pas encore d’informations valides, mais de la pos­si­bi­li­té du risque. Dès lors que la san­té peut être en jeu, il importe d’avancer prudemment.

La seconde étape est de s’engager à répondre à la ques­tion posée en s’en don­nant les moyens. Dans les cas simples, une syn­thèse biblio­gra­phique soi­gneuse et impar­tiale de l’ensemble des don­nées dis­po­nibles per­met d’évaluer le risque et son ampleur. Mais, le plus sou­vent, il s’agit de ques­tions nou­velles, émer­gentes, pour les­quelles les don­nées scien­ti­fiques sont plus que lacu­naires. Aus­si faut-il don­ner à la recherche les moyens d’y répondre. C’est ici que le recours aux études épi­dé­mio­lo­giques, toxi­co­lo­giques ou d’exposition prend toute sa place. Bien enten­du, il est fon­da­men­tal de lais­ser toute lati­tude au cher­cheur de publier ses résul­tats dans une revue scien­ti­fique à comi­té de lec­ture, et ce point mérite à notre avis de figu­rer expli­ci­te­ment dans le contrat de recherche5.

Le recours à l’expertise col­lec­tive est une démarche avisée

C’est à cette occa­sion, pour les besoins de l’étude, que l’évaluation des expo­si­tions est réa­li­sée, avec le concours actif des méde­cins du tra­vail pour les expo­si­tions pro­fes­sion­nelles per­met­tant d’ores et déjà de connaître les postes les plus expo­sés, les com­bi­nai­sons d’expositions et la durée des expositions.

Étape conduite pour ain­si dire en paral­lèle : l’information régu­lière sur l’état de la ques­tion au sein de l’entreprise ain­si qu’aux par­ties pre­nantes qui sont les inter­lo­cu­teurs habi­tuels de l’entreprise.

Ne pas avoir raison tout seul

Asso­cier le personnel
Si une étude est conduite dans l’entreprise, il est indis­pen­sable d’en expli­quer les motifs et de don­ner des détails clairs et com­pré­hen­sibles sur le pro­to­cole sui­vi. À terme, ses résul­tats doivent aus­si être com­mu­ni­qués dès que pos­sible. Rien ne serait plus dom­ma­geable que de lais­ser le per­son­nel apprendre par une source exté­rieure que son entre­prise conduit une étude à visée sani­taire, et, plus grave encore, en apprendre les résul­tats par médias interposés.

Enfin, sui­vant le prin­cipe qu’il vaut mieux ne pas avoir rai­son tout seul, le recours à l’expertise col­lec­tive est une démarche avi­sée. Elle consiste à confier à un groupe d’experts plu­ri­dis­ci­pli­naires le soin de conduire une ana­lyse cri­tique de l’ensemble des publi­ca­tions dis­po­nibles sur le sujet, et d’en publier les conclu­sions en men­tion­nant les avis mino­ri­taires. Rap­pe­lons que l’une des pre­mières exper­tises col­lec­tives sur un thème de san­té envi­ron­ne­men­tale a été confiée par EDF à l’INSERM en 1992. La com­pa­rai­son avec les don­nées des exper­tises col­lec­tives conduites en paral­lèle dans d’autres pays sur le même sujet per­met­tra de déga­ger des ten­dances conver­gentes qui, selon les cas, ras­surent ou au contraire incitent à des mesures de ges­tion du risque.

Reconnaître les limites de la science

À titre de conclu­sion, citons un épi­dé­mio­lo­giste, David Savitz, qui s’est par­ti­cu­liè­re­ment illus­tré dans les études sur les effets de champs magné­tiques. Il a en effet répli­qué en 1988 à la pre­mière étude qui avait été publiée sur ce sujet et ini­tié de la sorte près de trois cents études, en contri­buant à nombre d’entre elles. Fort de son expé­rience, vingt-deux ans plus tard, il publie en 2010 un édi­to­rial6 inti­tu­lé « L’étiologie de la per­sé­vé­ra­tion épi­dé­mio­lo­gique », et sous-titré When enough is enough.

Si vis pacem, para bellum
Dès que la ques­tion d’un risque est posée, il faut sinon mettre en oeuvre, du moins envi­sa­ger pra­ti­que­ment des mesures tech­niques de réduc­tion des expo­si­tions au cas où le risque vien­drait à s’avérer. En cas de fausse alerte, la démarche aura été éthique et res­pon­sable, et en cas de risque démon­tré, l’industriel sera prêt à mettre en oeuvre les mesures néces­saires pour le réduire, sinon l’annuler.

À la ques­tion per­ti­nente de savoir quand il convient de ces­ser de pour­suivre une recherche, il pro­pose deux réponses, l’une de bon sens : faute de bud­get sup­plé­men­taire, l’autre plus scien­ti­fique, lorsque la réponse à la ques­tion posée a été appor­tée tout en recon­nais­sant que cela n’arrive presque jamais. Pre­nant l’exemple des champs magné­tiques et du risque de leu­cé­mie de l’enfant (aux­quels il a consa­cré une large par­tie de sa car­rière uni­ver­si­taire), il recon­naît que si de très impor­tantes études y ont été consa­crées, uti­li­sant les meilleurs mar­queurs d’exposition pos­sibles, force est de consta­ter que la ques­tion n’a pu être réso­lue et qu’il convient d’y recon­naître les limites de l’épidémiologie.

BIBLIOGRAPHIE

1. Bho­pal R., Mac­far­lane G. J., Smith W. C., Wes­ton R., « What is the future of epi­de­mio­lo­gy ? », Lan­cet, 2011 (378:464–475).

2. Thé­riault G., Gold­berg M., Mil­ler A. B. et al., « Can­cer risks asso­cia­ted with occu­pa­tio­nal expo­sure to magne­tic fields among elec­tri­ci­ty indus­try wor­kers in Onta­rio and Que­bec, Cana­da and France, 1970- 1989 », Am. J. Epi­de­miol., 1994 (139:550–572).

3. Car­dis E. et al., « The 15 – coun­try col­la­bo­ra­tive stu­dy of can­cer risk among radia­tion wor­kers in the nuclear indus­try », Radia­tion Research, 2007 (167 : 396–416).

4. Laurent O. et al. , « Rela­tion­ship bet­ween occu­pa­tio­nal expo­sure to ioni­sing radia­tion in wor­kers of the French Elec­tri­ci­ty Com­pa­ny on the per­iod 1961−2003 », Intern. Archives Occup. Envi­ron. Health, 2010 (83:935–944).

5. L’ensemble des clauses a été défi­ni dans le docu­ment inti­tu­lé « Déon­to­lo­gie et bonnes pra­tiques en épidémiologie ».

6. Epi­de­mio­lo­gy, 2010 (21:281–284).

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