L’industriel face aux risques sanitaires

Dossier : Épidémiologie : au service de la santéMagazine N°670 Décembre 2011
Par Jacques LAMBROZO

REPÈRES
La rela­tion entre l’épidémiologie et la poli­tique a été l’un des temps forts du dernier con­grès inter­na­tion­al d’épidémiologie : « La pro­duc­tion d’une quan­tité crois­sante de don­nées par l’épidémiologie est qua­si­ment sans con­séquence sauf si ce savoir influ­ence la poli­tique et la pratique […].

REPÈRES
La rela­tion entre l’épidémiologie et la poli­tique a été l’un des temps forts du dernier con­grès inter­na­tion­al d’épidémiologie : « La pro­duc­tion d’une quan­tité crois­sante de don­nées par l’épidémiologie est qua­si­ment sans con­séquence sauf si ce savoir influ­ence la poli­tique et la pratique […].
L’épidémiologie se devant d’être utile pour la « poli­tique », elle doit avoir du sens pour les décideurs. Cela requiert la con­nais­sance mutuelle des lan­gages respec­tifs des épidémi­ol­o­gistes et des décideurs, tout autant que de leurs pro­pres échelles de temps – tan­dis que le temps de l’épidémiologie se compte en années voire en décen­nies, celui du décideur lui est plus mesuré puisqu’il doit pren­dre des déci­sions à court terme1. »

Les besoins de l’industriel

Si l’on en juge d’après la liste des pro­duits classés par le Cen­tre inter­na­tion­al de recherche sur le can­cer (CIRC), il est clair que l’industriel a des besoins de con­nais­sance sur la san­té de son per­son­nel ain­si que sur les effets éventuels de son activ­ité sur les util­isa­teurs ou les riverains de ses instal­la­tions. Dans ce con­texte, on peut définir au moins trois domaines où le recours à l’épidémiologique va con­tribuer à réduire les incer­ti­tudes et à apporter des élé­ments objec­tifs d’évaluation des risques sanitaires.

L’industriel doit con­naître l’état de san­té de son personnel

La déter­mi­na­tion des valeurs tox­i­cologiques de référence découle générale­ment de don­nées tox­i­cologiques mais par­fois égale­ment des don­nées issues des études épidémi­ologiques. L’état de san­té du per­son­nel est une préoc­cu­pa­tion con­stante partagée avec les médecins du tra­vail, le CHSCT, les ressources humaines, les « préven­teurs » et les syndicats.

Oblig­a­tion légale
La loi de san­té publique du 9 août 2004 stip­ule que « pour amélior­er la con­nais­sance de la préven­tion des risques san­i­taires en milieu de tra­vail, les entre­pris­es four­nissent à l’Institut nation­al de veille san­i­taire, à sa demande, toutes infor­ma­tions néces­saires à l’exercice de ses mis­sions […]. L’Institut con­tribue à la mise en place dans ces entre­pris­es de sur­veil­lances épidémi­ologiques en lien notam­ment avec les ser­vices de san­té au travail. »

Des repères pré­cis tels que le taux de fréquence d’accidents du tra­vail, le nom­bre de recon­nais­sances de mal­adies pro­fes­sion­nelles, le taux d’absentéisme pour mal­adie (et par­fois la nature même des patholo­gies ren­con­trées) appor­tent des élé­ments, mais il faut recon­naître qu’ils don­nent une vue par­tielle et par­fois par­tiale de la situation.

Le rôle crucial des entreprises

La lég­is­la­tion impose aux entre­pris­es de par­ticiper directe­ment aux enquêtes épidémi­ologiques demandées par l’InVS. Il est du reste acquis et recon­nu que la con­nais­sance des postes de tra­vail, et plus par­ti­c­ulière­ment des expo­si­tions, est du ressort naturel et direct des entre­pris­es qui déti­en­nent l’essentiel des infor­ma­tions à ce sujet et sont en mesure d’en appréci­er régulière­ment la valid­ité. La déter­mi­na­tion des expo­si­tions étant le talon d’Achille des études épidémi­ologiques, le rôle de l’entreprise est donc cru­cial pour pro­duire des don­nées les plus exactes possibles.

À titre d’exemple, nous présen­terons trois expéri­ences épidémi­ologiques qui démon­trent l’intérêt pour les entre­pris­es d’anticiper et non pas de subir, par­fois même par médias inter­posés, des inter­ro­ga­tions d’ordre sanitaire.

Base de données des industries électriques et gazières

Les don­nées médi­cales sont croisées avec les infor­ma­tions sociodémographiques

À EDF et à GDF Suez, le régime spé­cial de Sécu­rité sociale des indus­tries élec­triques et gaz­ières, sous l’égide des médecins-con­seils, exam­ine sys­té­ma­tique­ment les agents en arrêt de tra­vail pour mal­adie ou acci­dent. Il a per­mis d’établir, depuis 1978, une base de don­nées infor­ma­tisées. Les don­nées médi­cales sont croisées avec les infor­ma­tions sociodé­mo­graphiques (l’âge, le sexe, les fonc­tions exer­cées…), de sorte que le décideur dis­pose d’un tableau de bord avec les prin­ci­pales caus­es médi­cales d’absentéisme. Il peut aus­si dégager des ten­dances per­me­t­tant de faire porter les efforts d’information, de prévention.

Résul­tat inattendu
À par­tir des don­nées médi­cales col­lec­tées, des études épidémi­ologiques analysant les caus­es d’absentéisme pour raisons de san­té ont pu être con­duites. Entre autres résul­tats, il a été démon­tré que les sujets ayant présen­té des épisodes dépres­sifs étaient par la suite plus exposés aux risques de com­pli­ca­tions car­dio­vas­cu­laires, même si a pri­ori aucun lien phys­iopathologique ne les relie.

Le groupe EDF, con­fron­té à des inter­ro­ga­tions sur les risques san­i­taires éventuels, pro­fes­sion­nels ou envi­ron­nemen­taux, relat­ifs à ses activ­ités, y a apporté une réponse valide util­isant l’outil épidémi­ologique. Deux exem­ples. Lorsque l’exposition aux champs élec­triques et mag­né­tiques de cer­taines caté­gories d’agents par­ti­c­ulière­ment et durable­ment exposés a fait ques­tion, une étude épidémi­ologique en asso­ci­a­tion avec deux com­pag­nies cana­di­ennes, Hydro Québec et Ontario Hydro, pour aug­menter le pou­voir sta­tis­tique de l’étude, a été mise en place. Les médecins du tra­vail ont établi une matrice emploi-expo­si­tion définis­sant les expo­si­tions des per­son­nels au fil des années. L’étude con­duite par des chercheurs de l’INSERM et des uni­ver­si­taires cana­di­ens a don­né lieu à des pub­li­ca­tions dans des jour­naux à comité de lec­ture2 qui font désor­mais par­tie du cor­pus de con­nais­sances recon­nu sur cette ques­tion, sans que ni le finance­ment ni la par­tic­i­pa­tion active de médecins de l’entreprise ne fassent problème.

Protocole CIRC

Cohorte Gazel
En 1989, EDF, Gaz de France et l’INSERM ont con­sti­tué une cohorte con­juguant savoir et pou­voir. Cette cohorte de 20000 volon­taires pour la recherche a per­mis de créer un « lab­o­ra­toire humain épidémi­ologique au ser­vice de la recherche médi­cale ». Elle assure, depuis, un suivi annuel des volon­taires en y gref­fant des études sur telle ou telle com­posante de la pop­u­la­tion (épidémi­olo­gie des can­cers, fac­teurs de risque et préven­tion de l’ostéoporose post­ménopausique, acci­dents de la cir­cu­la­tion, fac­teurs psy­choso­ci­aux et san­té physique, etc.).

Dans le même esprit, et pour répon­dre à des inter­ro­ga­tions voisines, un suivi épidémi­ologique des agents tra­vail­lant en cen­trale nucléaire a été mis en place et se pour­suit. Fondé sur un pro­to­cole établi par le Cen­tre inter­na­tion­al de recherche sur le can­cer3, il per­met d’établir un bilan san­i­taire de cette pop­u­la­tion et en même temps améliore la con­nais­sance des effets éventuels à long terme des expo­si­tions pro­longées à de faibles dos­es de ray­on­nements ion­isants. Les résul­tats4, qui font appa­raître un fort « effet du tra­vailleur sain » (healthy work­er effect), sans aug­men­ta­tion sig­ni­fica­tive de la mor­tal­ité en fonc­tion de l’exposition aux radi­a­tions ion­isantes sauf en ce qui con­cerne les mal­adies cérébrovas­cu­laires, jus­ti­fient que ce suivi se poursuive.

La chimie aussi

Le groupe Solvay a mis en place en place le sys­tème MEDEXIS (MED EXpo­sure Infor­ma­tion Sys­tem), acces­si­ble et exploitable au niveau des sites, au niveau région­al et cor­po­rate. Cette base de don­nées est un out­il de ges­tion per­me­t­tant un suivi en san­té au tra­vail et en préven­tion- sécu­rité de l’ensemble des salariés du groupe. La con­nais­sance des niveaux d‘exposition aux risques pro­fes­sion­nels est assor­tie d’une con­nais­sance de l’état de san­té de la pop­u­la­tion salariée. Ce sys­tème per­met l’élaboration régulière de rap­ports détail­lés, mais assure égale­ment les fonc­tions de sur­veil­lance épidémi­ologique et de tox­i­covig­i­lance. L’évaluation des risques pro­fes­sion­nels menés sur chaque groupe d’expositions sim­i­laires per­met ensuite de définir un pro­to­cole de sur­veil­lance médi­cale adap­té à chaque situation.

Oxy­des de fer
Arcelor Mit­tal s’est don­né les moyens de réalis­er une étude de cohorte (act­ifs et retraités, au total 17701 hommes et femmes tra­vail­lant et ayant tra­vail­lé dans l’usine de Dunkerque depuis 1959, ain­si que les per­son­nes décédées lors de la péri­ode de sur­veil­lance de 1968 à 1998) en vue d’analyser la rela­tion entre can­cer bronchique et expo­si­tion pro­fes­sion­nelle aux oxy­des de fer. Des cor­re­spon­dances ont été établies entre les postes de tra­vail et les expo­si­tions (oxy­des de fer, ami­ante, hydro­car­bu­res aro­ma­tiques poly­cy­cliques, brouil­lard d’huile, pous­sières, etc.). Les expo­si­tions ont été éval­uées tout au long du par­cours pro­fes­sion­nel en ten­ant compte égale­ment de la con­som­ma­tion tabag­ique. L’étude, en infir­mant la pré­somp­tion de nociv­ité des oxy­des de fer, a mon­tré une rela­tion entre brouil­lard d’huile et risque de can­cer de la vessie. Il en est résulté une mod­i­fi­ca­tion des tableaux 44 et 44 bis des mal­adies professionnelles.

Suivi du stress

En 1998 le groupe Renault a mis en place l’Observatoire médi­cal du stress, de l’anxiété et de la dépres­sion. Il pro­pose à chaque employé de répon­dre s’il le souhaite à un ques­tion­naire (non nom­i­natif) sur le stress avant de pass­er sa vis­ite médi­cale annuelle avec le médecin du tra­vail. Le résul­tat est ensuite com­men­té et explic­ité pen­dant la con­sul­ta­tion puis inséré dans le dossier médi­cal de l’agent ce qui per­me­t­tra un suivi pluri­an­nuel. Si une anom­alie est décelée, le médecin du tra­vail ori­ente l’employé vers son médecin trai­tant pour prise en charge. De plus, l’employé peut sur sa pro­pre demande accéder à ce ques­tion­naire. Enfin, des mesures ont été mis­es en place lorsque le stress a été jugé exces­sif, qu’il s’agisse de for­ma­tion col­lec­tive à la ges­tion du stress, dans cer­tains sites de séances de relax­ation et une sen­si­bil­i­sa­tion des man­agers sur les fac­teurs de stress au travail.

Réussir la démarche

Associ­er l’assurance maladie
Les études ne doivent pas se lim­iter aux seuls act­ifs car, s’agissant d’effets à long terme, des patholo­gies peu­vent sur­venir chez les retraités. Cette dimen­sion, impor­tante pour un suivi san­i­taire sig­ni­fi­catif, n’en n’est pas moins par­ti­c­ulière­ment dif­fi­cile en France car, à l’heure actuelle, les rela­tions avec l’assurance mal­adie restent impar­faites. Avec l’ensemble de ces don­nées, il sera alors pos­si­ble d’établir des groupes de risques sim­i­laires en cor­rélant les car­ac­téris­tiques des postes de tra­vail avec les risques poten­tiels qui peu­vent découler des expo­si­tions chim­iques ou physiques, des gestes et des pos­tures de travail.

Les retours d’expérience per­me­t­tent de dessin­er les prin­ci­paux fac­teurs qui con­tribuent à la réus­site de la démarche. L’essentiel est de définir claire­ment le pro­jet car, au-delà de la con­nais­sance et du suivi de la san­té du per­son­nel, il con­vient de choisir atten­tive­ment ses cibles. Pren­dra-t-on en compte l’ensemble des patholo­gies éventuelles, ou doit-on se lim­iter à des mal­adies pré­cis­es qui peu­vent relever directe­ment ou indi­recte­ment de l’activité indus­trielle ? La sur­veil­lance con­cern­era- t‑elle l’ensemble des employés ou bien doit-elle se focalis­er sur les caté­gories de per­son­nel affec­tées à des postes con­sid­érés comme par­ti­c­ulière­ment exposés ?

Définir un pro­to­cole de sur­veil­lance médi­cale adap­té à chaque situation

La sec­onde étape est de dis­pos­er d’un out­il infor­ma­tique dédié (avec accord de la CNIL), géré par le ser­vice ou les ser­vices de médecine du tra­vail de l’entreprise. Bien enten­du, d’autres con­tribu­teurs peu­vent et doivent inter­venir notam­ment pour ce qui con­cerne la con­nais­sance des postes de tra­vail et des expo­si­tions à des pro­duits poten­tielle­ment tox­iques. S‘agissant d’enquêtes sur le long terme, les don­nées doivent être con­servées au moins trente ans, car des patholo­gies peu­vent sur­venir bien à dis­tance des expo­si­tions ini­tiales – le cas de l’amiante est là pour nous le rap­pel­er. Le suivi médi­cal des employés est com­plété pré­cisé­ment par les don­nées sociodé­mo­graphiques per­ti­nentes, mais aus­si par le suivi des postes de tra­vail tout au long de la car­rière. Car si des expo­si­tions poten­tielle­ment à risque ont pu sur­venir, leur niveau et leur durée sont des com­posantes essen­tielles de l’appréciation du risque.

Dans un sec­ond temps il sera pos­si­ble de mieux affin­er le type de sur­veil­lance à pro­pos­er à tel ou tel groupe d’employés.

Solutions de continuité

La ren­con­tre entre l’industriel et l’épidémiologiste, pour néces­saire qu’elle puisse être, n’est pas exempte de dif­fi­cultés et d’ambiguïtés. En effet, deux cul­tures et deux logiques sont en présence. Elles doivent appren­dre à se con­naître pour tra­vailler ensemble.

Les don­nées doivent être con­servées au moins trente ans

La logique de l’industriel est pour ain­si dire celle d’une oblig­a­tion de résul­tat : met­tre sur le marché, pro­duire, dans les meilleures con­di­tions de qual­ité, de coût, de com­péti­tiv­ité et en toute sécu­rité. Cela dans une dimen­sion tem­porelle pré­cise. L’épidémiologiste est un chercheur, donc naturelle­ment un acteur scep­tique, cri­tique. Sa final­ité est l’acquisition de con­nais­sances et la pub­li­ca­tion sci­en­tifique. Sa dimen­sion tem­porelle n’est pas com­pa­ra­ble à celle de son inter­locu­teur industriel.

Si une étude se révèle inca­pable de con­clure – ce qui est le plus sou­vent le cas –, cela jus­ti­fie pour l’épidémiologiste, à juste titre, plus de recherch­es. Pour sa part, l’industriel attend et doit des répons­es claires à son per­son­nel, aux pou­voirs publics, à ses clients. Tout retard de sa part sera inter­prété comme une preuve de dis­sim­u­la­tion, voire de désinvolture.

Le choix de cer­tains mar­queurs d’exposition indi­rects aus­si dénom­més prox­ies ou sur­ro­gates, s’il peut paraître jus­ti­fié dans le cadre d’une étude exploratoire, peut aus­si sem­bler approx­i­matif à l’industriel soumis à une exi­gence de rigueur et par­fois génér­er des mis­es en cause hâtives, voire des déci­sions inappropriées.

Mar­queurs mal choisis
Un exem­ple de mar­queurs inap­pro­priés nous est fourni par l’exposition aux champs mag­né­tiques. En toute rigueur, l’exposition devrait être appré­ciée par la mesure de l’exposition per­son­nelle avec un exposimètre ; mais ce type de mesure étant déli­cat, coû­teux et dif­fi­cile à faire accepter, des indi­ca­teurs indi­rects ont été dévelop­pés faute de mieux. C’est ain­si que la dis­tance entre les rési­dences et les lignes de trans­port de l’électricité a été con­sid­érée comme traduisant l’exposition des per­son­nes. Util­isant cette méthode, une étude con­duite en Grande-Bre­tagne avait mon­tré une rela­tion sta­tis­tique entre le risque de leucémie chez l’enfant et le fait d’habiter jusqu’à 600 mètres d’une ligne, alors même que l’exposition due aux lignes n’était plus sig­ni­fica­tive à par­tir de 100 mètres. Les chercheurs avaient pub­lié leur étude avec plus que des nuances, pré­cau­tion non reprise par les médias.
Quand la même équipe a répliqué son tra­vail, util­isant cette fois non plus la dis­tance con­sid­érée comme trop grossière, mais un cal­cul du champ mag­né­tique, l’ensemble des résul­tats était non sig­ni­fi­catif, mon­trant que l’agent physique sus­pec­té – le champ mag­né­tique émis par la ligne – n’était pas en cause. Ces résul­tats n’ont pas été repris par les médias pour infirmer leur précé­dente ver­sion des faits et les pylônes sont restés, à tort mais durable­ment, incrim­inés. C’est du reste – au moins en par­tie – sur la base de ces résul­tats que cer­taines agences gou­verne­men­tales ont con­seil­lé d’appliquer un principe de pré­cau­tion se fon­dant sur la dis­tance lignes-habi­ta­tions, alors qu’il était clair qu’elle n’était pas valide pour déter­min­er une quel­conque mesure de san­té publique un tant soit peu utile.

Responsabilité sociétale

La judi­cia­ri­sa­tion de notre société fait que, tôt ou tard, l’industriel sera con­fron­té à une mise en cause judi­ci­aire ; il lui fau­dra alors y répon­dre avec les don­nées dont il dis­pose, en sachant qu’aucune étude n’est en mesure d’affirmer l’absence d’un risque. Ce n’est assuré­ment pas le prob­lème de l’épidémiologiste mais, au-delà de sa démarche de recherche, il existe une respon­s­abil­ité socié­tale de toute démarche sci­en­tifique à laque­lle aucun chercheur ne saurait échap­per. De plus, pour le décideur, le temps qui le con­cerne le plus est celui de la ges­tion du risque, de la prise de déci­sion, où, muni de l’ensemble des infor­ma­tions apportées par l’évaluation du risque, il pren­dra sa déci­sion en inté­grant d’autres paramètres : soci­aux, économiques, légaux pour ne citer que les principaux.

Une démarche en cinq points

Quelle atti­tude adopter lorsque l’entreprise est con­fron­tée à la ques­tion d’un risque san­i­taire pos­si­ble lié à ses activ­ités ? On peut sché­ma­tis­er une démarche en cinq points, celle que nous avons suiv­ie à l’égard des effets san­i­taires de champs électromagnétiques.

Éval­uer les risques
L’épidémiologie n’est qu’une com­posante de l’ensemble plus com­plexe de l’évaluation des risques, qui com­prend plusieurs étapes : la déter­mi­na­tion d’un dan­ger par les études notam­ment épidémi­ologiques et tox­i­cologiques ; l’établissement d’une rela­tion dose – effet san­i­taire ; l’évaluation des expo­si­tions, point cap­i­tal tant il reste vrai que c’est « la dose qui fait le poi­son» ; la déter­mi­na­tion de la pop­u­la­tion exposée au fac­teur de risque (par quelles voies et dans quelles cir­con­stances?). Ain­si, on aboutit à la dernière étape, la car­ac­téri­sa­tion du risque san­i­taire, c’est-à-dire la prob­a­bil­ité de sur­v­enue du dan­ger pour un indi­vidu dans une pop­u­la­tion don­née. Ce rap­pel mon­tre bien la place et la lim­ite de l’épidémiologie dans la démarche.

Il importe avant tout d’éviter le déni, non pas du risque puisque nous n’avons pas encore d’informations valides, mais de la pos­si­bil­ité du risque. Dès lors que la san­té peut être en jeu, il importe d’avancer prudemment.

La sec­onde étape est de s’engager à répon­dre à la ques­tion posée en s’en don­nant les moyens. Dans les cas sim­ples, une syn­thèse bib­li­ographique soigneuse et impar­tiale de l’ensemble des don­nées disponibles per­met d’évaluer le risque et son ampleur. Mais, le plus sou­vent, il s’agit de ques­tions nou­velles, émer­gentes, pour lesquelles les don­nées sci­en­tifiques sont plus que lacu­naires. Aus­si faut-il don­ner à la recherche les moyens d’y répon­dre. C’est ici que le recours aux études épidémi­ologiques, tox­i­cologiques ou d’exposition prend toute sa place. Bien enten­du, il est fon­da­men­tal de laiss­er toute lat­i­tude au chercheur de pub­li­er ses résul­tats dans une revue sci­en­tifique à comité de lec­ture, et ce point mérite à notre avis de fig­ur­er explicite­ment dans le con­trat de recherche5.

Le recours à l’expertise col­lec­tive est une démarche avisée

C’est à cette occa­sion, pour les besoins de l’étude, que l’évaluation des expo­si­tions est réal­isée, avec le con­cours act­if des médecins du tra­vail pour les expo­si­tions pro­fes­sion­nelles per­me­t­tant d’ores et déjà de con­naître les postes les plus exposés, les com­bi­naisons d’expositions et la durée des expositions.

Étape con­duite pour ain­si dire en par­al­lèle : l’information régulière sur l’état de la ques­tion au sein de l’entreprise ain­si qu’aux par­ties prenantes qui sont les inter­locu­teurs habituels de l’entreprise.

Ne pas avoir raison tout seul

Associ­er le personnel
Si une étude est con­duite dans l’entreprise, il est indis­pens­able d’en expli­quer les motifs et de don­ner des détails clairs et com­préhen­si­bles sur le pro­to­cole suivi. À terme, ses résul­tats doivent aus­si être com­mu­niqués dès que pos­si­ble. Rien ne serait plus dom­mage­able que de laiss­er le per­son­nel appren­dre par une source extérieure que son entre­prise con­duit une étude à visée san­i­taire, et, plus grave encore, en appren­dre les résul­tats par médias interposés.

Enfin, suiv­ant le principe qu’il vaut mieux ne pas avoir rai­son tout seul, le recours à l’expertise col­lec­tive est une démarche avisée. Elle con­siste à con­fi­er à un groupe d’experts pluridis­ci­plinaires le soin de con­duire une analyse cri­tique de l’ensemble des pub­li­ca­tions disponibles sur le sujet, et d’en pub­li­er les con­clu­sions en men­tion­nant les avis minori­taires. Rap­pelons que l’une des pre­mières exper­tis­es col­lec­tives sur un thème de san­té envi­ron­nemen­tale a été con­fiée par EDF à l’INSERM en 1992. La com­para­i­son avec les don­nées des exper­tis­es col­lec­tives con­duites en par­al­lèle dans d’autres pays sur le même sujet per­me­t­tra de dégager des ten­dances con­ver­gentes qui, selon les cas, ras­surent ou au con­traire inci­tent à des mesures de ges­tion du risque.

Reconnaître les limites de la science

À titre de con­clu­sion, citons un épidémi­ol­o­giste, David Savitz, qui s’est par­ti­c­ulière­ment illus­tré dans les études sur les effets de champs mag­né­tiques. Il a en effet répliqué en 1988 à la pre­mière étude qui avait été pub­liée sur ce sujet et ini­tié de la sorte près de trois cents études, en con­tribuant à nom­bre d’entre elles. Fort de son expéri­ence, vingt-deux ans plus tard, il pub­lie en 2010 un édi­to­r­i­al6 inti­t­ulé « L’étiologie de la per­sévéra­tion épidémi­ologique », et sous-titré When enough is enough.

Si vis pacem, para bellum
Dès que la ques­tion d’un risque est posée, il faut sinon met­tre en oeu­vre, du moins envis­ager pra­tique­ment des mesures tech­niques de réduc­tion des expo­si­tions au cas où le risque viendrait à s’avérer. En cas de fausse alerte, la démarche aura été éthique et respon­s­able, et en cas de risque démon­tré, l’industriel sera prêt à met­tre en oeu­vre les mesures néces­saires pour le réduire, sinon l’annuler.

À la ques­tion per­ti­nente de savoir quand il con­vient de cess­er de pour­suiv­re une recherche, il pro­pose deux répons­es, l’une de bon sens : faute de bud­get sup­plé­men­taire, l’autre plus sci­en­tifique, lorsque la réponse à la ques­tion posée a été apportée tout en recon­nais­sant que cela n’arrive presque jamais. Prenant l’exemple des champs mag­né­tiques et du risque de leucémie de l’enfant (aux­quels il a con­sacré une large par­tie de sa car­rière uni­ver­si­taire), il recon­naît que si de très impor­tantes études y ont été con­sacrées, util­isant les meilleurs mar­queurs d’exposition pos­si­bles, force est de con­stater que la ques­tion n’a pu être résolue et qu’il con­vient d’y recon­naître les lim­ites de l’épidémiologie.

BIBLIOGRAPHIE

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2. Théri­ault G., Gold­berg M., Miller A. B. et al., « Can­cer risks asso­ci­at­ed with occu­pa­tion­al expo­sure to mag­net­ic fields among elec­tric­i­ty indus­try work­ers in Ontario and Que­bec, Cana­da and France, 1970- 1989 », Am. J. Epi­demi­ol., 1994 (139:550–572).

3. Cardis E. et al., « The 15 – coun­try col­lab­o­ra­tive study of can­cer risk among radi­a­tion work­ers in the nuclear indus­try », Radi­a­tion Research, 2007 (167 : 396–416).

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5. L’ensemble des claus­es a été défi­ni dans le doc­u­ment inti­t­ulé « Déon­tolo­gie et bonnes pra­tiques en épidémiologie ».

6. Epi­demi­ol­o­gy, 2010 (21:281–284).

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