L’industrie, une passion française

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°606 Juin/Juillet 2005Par : Georges Pébereau (50, Ponts) avec Pascal Griset, préface de Thierry BretonRédacteur : Hubert LÉVY-LAMBERT (53, Mines)

Loin­tain suc­cesseur d’Auguste Detoeuf (X1902), immor­tal­isé par ses Pro­pos d’un con­fiseur, Georges Pébereau (GP) sort de l’ombre pour nous servir ce qu’on pour­rait appel­er des Pro­pos d’un com­plo­teur. Comme le dit Thier­ry Bre­ton dans sa pré­face, GP nous fait par­courir quar­ante ans d’industrie française dans les domaines de l’électronique, des télé­com­mu­ni­ca­tions, de l’informatique, des trans­ports et de l’énergie, et nous mon­tre com­ment ce cap­i­taine d’industrie a été maître dans l’art de faire con­verg­er vers lui les dif­férents acteurs… 

GP nous annonce d’emblée la couleur : “7e aux Mines, 1er aux Ponts, je choi­sis les Ponts pour être 1er à Albe plutôt que sec­ond à Rome, leader plutôt qu’anonyme. ” Il con­tin­ue dans la même veine : nom­mé à la tête de l’Association des ingénieurs des Ponts et Chaussées et des Mines (PCM), il s’attache à “con­tre­bal­ancer le poids crois­sant des énar­ques dans les cab­i­nets min­istériels ”, par­venant à accroître le nom­bre des ingénieurs des Mines et des Ponts en cab­i­net de 2 à 17 après les élec­tions de 1966.

Après quelques années en DDE, GP entre en 1966 au cab­i­net d’Edgar Pisani, min­istre de l’Équipement, puis dirige le cab­i­net de ses trois suc­cesseurs, François-Xavier Ortoli, Robert Gal­ley et Albin Cha­lan­don, ce qui lui per­met de com­pléter un solide car­net d’adresses et de se forg­er déjà la répu­ta­tion d’un homme à poigne : “ Si vous prenez GP comme dircab, ce sera lui le véri­ta­ble min­istre ”, dit-on à Cha­lan­don, qui le prend quand même !

Sol­lic­ité par Georges Pom­pi­dou pour entr­er en poli­tique, GP préfère, après quelque hési­ta­tion, répon­dre aux sol­lic­i­ta­tions d’Ambroise Roux (40, Ponts) et entre à la CGE en 1968 comme dauphin de Roux qui devient prési­dent deux ans plus tard à la mort de Jean-Marie Lou­v­el (20 N). À cette époque, la CGE est un véri­ta­ble con­glomérat con­sti­tué en hold­ing avec un état-major napoléonien très réduit et des “ barons ” à la tête de chaque fil­iale indus­trielle, la plu­part X mais, à la notable excep­tion de Georges Besse (48, Mines), choi­sis plutôt dans les Ponts, “ bons vivants et dotés d’un vrai car­ac­tère ”, que dans les Mines, “ com­pliqués et suff­isants ”. Une bonne rai­son a pos­te­ri­ori pour jus­ti­fi­er le choix des Ponts par GP ?

À peine arrivé, GP subit son bap­tême du feu avec la négo­ci­a­tion du “ Yal­ta de l’électronique ”, partage entre CGE et Thom­son, dirigé par Paul Richard (34), des activ­ités des deux groupes en matière de télé­phone, infor­ma­tique et élec­tron­ique. Con­clu en juin 1969, cet accord, évo­quant les “ car­tels ” d’antan, donne à la CGE les coudées franch­es en matière de télé­com­mu­ni­ca­tions, lais­sant à Thom­son le lead­er­ship du “ Plan cal­cul ” qui débouche mal­heureuse­ment non sur les prof­its gigan­tesques d’un Microsoft mais sur les déficits abyssaux que l’on con­naît. GP réus­sira à se défaire habile­ment de sa par­tic­i­pa­tion minori­taire dans CII en jouant suc­ces­sive­ment la rup­ture de l’alliance Unida­ta (CII-Philips-Siemens), le rap­proche­ment avec Hon­ey­well-Bull, dirigé par son cocon Jean- Pierre Brulé (50), “ cap­i­tal­iste exac­er­bé mieux fait pour l’action que pour la réflex­ion stratégique ”, et enfin, grâce à André Giraud (44, Mines), la ces­sion en 1979 de CIIHB à Saint-Gob­ain – Pont-à-Mous­son. Giraud ôte à la CGE une belle épine du pied, mais agit sans ménage­ment, comme à son habi­tude, et donne à Roux une “nou­velle preuve du dys­fonc­tion­nement des ingénieurs des Mines ” !

Après avoir essayé de fusion­ner avec Thom­son, pro­jet blo­qué par le min­istre des Finances, Valéry Gis­card d’Estaing (44), Roux jette son dévolu sur Alsthom, alors en dif­fi­culté, pour béné­fici­er de ses posi­tions dans le trans­port fer­rovi­aire et l’énergie. L’absorption est dif­fi­cile, le patron d’Alsthom, Georges Glass­er (26, Ponts), étant, comme il se doit, doté d’un vrai car­ac­tère ! Finale­ment Glass­er cède la place à Roger Schulz en 1975. Le groupe est alors recen­tré, par la vente d’activités non stratégiques comme les téléviseurs, les cuisinières, les travaux publics ou les piles grand pub­lic, pour devenir Alsthom-Atlan­tique après la reprise des Chantiers de l’Atlantique, sug­gérée par Jacques Dar­mon (59), alors directeur de cab­i­net – et, selon GP, maître à penser – du min­istre de l’Industrie, Michel d’Ornano.

Son “ Yal­ta ” lui ayant don­né les coudées franch­es dans la télé­phonie et con­statant que les posi­tions étaient déjà pris­es dans le spa­tial, GP décide de tout miser sur le tem­porel, nou­velle généra­tion de com­mu­ta­teurs totale­ment élec­tron­iques. Ce pari, que GP qual­i­fie curieuse­ment de pas­calien, abouti­ra dès 1972, grâce à l’appui du CNET et des PTT et notam­ment de son min­istre, Robert Gal­ley, à la créa­tion d’une tech­nolo­gie française indépen­dante, capa­ble de rivalis­er avec les grands du secteur et de com­mencer à pren­dre des places à l’exportation.

L’arrivée en 1974 à la DGT de Gérard Théry (52), désireux de met­tre les bouchées dou­bles pour rat­trap­er le retard de la France, quitte à n’utiliser que des tech­niques éprou­vées, son­nera le glas de ces per­spec­tives en remet­tant en cause le choix de la com­mu­ta­tion tem­porelle et en faisant tout pour remet­tre en selle Thom­son qui venait de dénon­cer les accords de Yal­ta à leur échéance de 1974. “ Folie des hommes ” con­clut GP devant ce gâchis où il voit une volon­té venue d’en haut de désta­bilis­er la CGE, con­sid­érée en haut lieu comme un État dans l’État. Il faut dire qu’Ambroise Roux, se croy­ant tou­jours “ faiseur de rois ”, avait eu l’imprudence de pren­dre trop ouverte­ment par­ti pour Jacques Cha­ban-Del­mas con­tre Gis­card. Il ne s’en remet­tra pas et per­dra pro­gres­sive­ment tout pou­voir au prof­it de GP jusqu’à son départ défini­tif en 1981 au lende­main des nationalisations.

C’est para­doxale­ment grâce aux nation­al­i­sa­tions que GP, qui n’a pour­tant rien d’un social­iste, réalis­era son dou­ble rêve d’être le patron de la CGE – l’ambassadeur Jean- Pierre Brunet, nom­mé prési­dent par la gauche, lui laisse toutes les respon­s­abil­ités opéra­tionnelles avant de lui céder son poste en 1984 – et de fusion­ner ses activ­ités de télé­phonie avec celles de Thom­son. Les deux sociétés ayant main­tenant le même action­naire, Lau­rent Fabius, min­istre des Finances, passe à l’instigation de GP (!) un coup de fil à Alain Gomez, nou­veau prési­dent de Thom­son, et le tour est joué : Alca­tel passe de la 11e à la 6e place sur le marché mon­di­al. À cette occa­sion, la presse dresse de GP des por­traits ambi­gus : Machi­av­el de l’industrie, JR (héros de la série TV Dal­las), roi du pok­er menteur…

Le retour de la droite au pou­voir sera fatal à GP. Après de longues et laborieuses négo­ci­a­tions, GP finalise en 1986 un bril­lant accord pour racheter les activ­ités européennes d’ITT et devenir ain­si numéro un mon­di­al des télé­com­mu­ni­ca­tions. Au lieu de le féliciter, Édouard Bal­ladur, qui vient d’être nom­mé min­istre des Finances, lui fait alors savoir bru­tale­ment que son man­dat ne sera pas renou­velé et qu’il sera rem­placé par Pierre Suard (54, Ponts).

Pour la petite his­toire, ces deux hommes étaient redev­ables à GP. Pen­dant sa tra­ver­sée du désert, Bal­ladur avait été placé par GP à la prési­dence de GSI, fil­iale infor­ma­tique de la CGE. Décrit par GP comme “ décidé, ambitieux et attaché à ma per­son­ne ”, Suard avait été placé par GP à la tête de divers­es fil­iales du groupe. Lui et son suc­cesseur Serge Tchu­ruk (58) n’ont mal­heureuse­ment pas pu – ou pas su – pour­suiv­re le développe­ment de la CGE, dev­enue Alca­tel et com­plète­ment éclatée aujourd’hui, prin­ci­pale­ment selon GP en rai­son des options stratégiques pris­es dès son départ en 1986.

Il y aurait encore beau­coup à dire sur ce petit livre émail­lé d’une galerie croustil­lante de por­traits d’industriels et d’hommes poli­tiques sou­vent ciselés au vit­ri­ol, dans lequel GP excelle pour se don­ner le beau rôle. À titre d’exemple, pour avoir été à la Société Générale en 1989 lors de sa ten­ta­tive de prise de con­trôle par GP, je puis dire sans crainte d’être con­tred­it que ce raid n’était pas vrai­ment sol­lic­ité par sa cible !

Poster un commentaire