L’hôpital public au XXIe siècle

Dossier : La santé et la médecine à l'aube du XXIe siècleMagazine N°562 Février 2001
Par Antoine DURRLEMAN

Imag­in­er l’hôpi­tal de demain ne relève pas d’un sim­ple exer­ci­ce de spécu­la­tion. C’est bel et bien aujour­d’hui une respon­s­abil­ité majeure des hos­pi­tal­iers. Après des siè­cles d’évo­lu­tion inscrite dans des temps rel­a­tive­ment longs, l’hôpi­tal con­naît depuis quelques décen­nies une accéléra­tion de son his­toire — la mul­ti­pli­ca­tion des lois hos­pi­tal­ières n’en présente que l’aspect le plus visible. 

Investi de mis­sions exigeantes et par­fois con­tra­dic­toires, l’hôpi­tal pub­lic doit s’adapter à un con­texte en con­stante évo­lu­tion. Ses modes d’or­gan­i­sa­tion et de fonc­tion­nement tra­di­tion­nels sont remis en cause par l’in­no­va­tion médi­cale et tech­nologique mais aus­si par l’ex­i­gence des attentes des usagers et par le souci col­lec­tif d’une maîtrise des dépens­es de santé. 

Aus­si dif­fi­cile soit-elle, l’adap­ta­tion de l’hôpi­tal à son envi­ron­nement social, poli­tique, économique et cul­turel représente un impératif majeur. L’une des clés de la réus­site de l’hôpi­tal réside dans ses capac­ités d’anticipation. 

C’est la rai­son pour laque­lle l’As­sis­tance publique — Hôpi­taux de Paris a souhaité clô­tur­er les man­i­fes­ta­tions de son cent-cinquan­te­naire par un col­loque nation­al qui s’est tenu à la Mai­son de l’Unesco les 7 et 8 décem­bre 1999 sur le thème de ” L’Hôpi­tal au XXIe siè­cle “. Une cinquan­taine d’ex­perts ont ani­mé ate­liers et séances plénières pour ten­ter de com­pren­dre ce que sera l’hôpi­tal de demain dans sa dimen­sion médi­cale, mais aus­si humaine et ges­tion­naire. Bien au-delà de la com­mu­nauté hos­pi­tal­ière, la ques­tion de l’avenir de l’hôpi­tal con­cerne chaque citoyen désireux de mieux com­pren­dre une insti­tu­tion qui l’ac­com­pa­gne dans les moments les plus forts de son exis­tence : la nais­sance, la mal­adie ou l’ac­ci­dent, la fin de vie. 

En l’e­space de trente années, l’hôpi­tal pub­lic a su gag­n­er la con­fi­ance des citoyens. À l’im­age de l’é­cole publique sous la Troisième République, l’hôpi­tal con­tem­po­rain, con­stru­it sur les fon­da­tions de la réforme hos­pi­ta­lo-uni­ver­si­taire de 1958, est devenu une insti­tu­tion phare de la société française. Mais cette con­fi­ance est frag­ile. Les usagers, plus infor­més, plus exigeants, ne se sat­is­font plus seule­ment des con­quêtes spec­tac­u­laires sur la mal­adie qui ont fait la grandeur de l’hôpi­tal ces trente dernières années. Bien au con­traire, les tech­niques tou­jours plus sophis­tiquées, les prouess­es médi­cales sans cesse plus extra­or­di­naires sont peu à peu dev­enues aus­si une source d’inquiétude. 

Les pou­voirs que détient le corps médi­cal (par exem­ple dans le domaine de la repro­duc­tion) ont aujour­d’hui quelque chose d’ef­frayant. Plus éduqués qu’au­par­a­vant, les Français ont une approche nou­velle de la mal­adie : ils cherchent à com­pren­dre et veu­lent devenir acteurs de leur pro­pre san­té. L’ex­i­gence de trans­parence que les malades revendiquent à juste titre est égale­ment exprimée par les financeurs (des régimes oblig­a­toires ou com­plé­men­taires de sécu­rité sociale) qui deman­dent à con­naître l’in­sti­tu­tion qu’ils font fonc­tion­ner, avec le souci d’obtenir des infor­ma­tions plus qual­i­ta­tives que quantitatives. 

Sous peine de per­dre la con­fi­ance que la société lui témoigne, l’hôpi­tal se doit de répon­dre à cette exi­gence de trans­parence. Il doit aus­si se rap­pel­er qu’il est fon­da­men­tale­ment un lieu d’hu­man­ité. L’hôpi­tal con­tem­po­rain est sou­vent perçu comme un endroit froid, imper­son­nel, où les valeurs éthiques sont tenues en laisse par la ten­ta­tion de repouss­er tou­jours plus loin les lim­ites médico-techniques. 

À l’heure où s’en­gage la révi­sion des lois de bioéthique, il faut réaf­firmer cette con­vic­tion que l’hôpi­tal, plus que jamais, doit devenir un lieu de réflex­ion et de pra­tiques éthiques. Ce qui est en jeu aujour­d’hui, c’est le main­tien du cap­i­tal ines­timable de con­fi­ance que l’hôpi­tal a acquis au cours de ces dernières années. 

Dans le pro­longe­ment d’une évo­lu­tion qui se des­sine dès à présent, il me sem­ble que l’hôpi­tal pub­lic, s’il veut éviter de se trou­ver dans une sit­u­a­tion d’im­mo­bil­isme lié à la lour­deur de son fonc­tion­nement, à la com­plex­ité de la ges­tion et à la pres­sion des con­traintes budgé­taires, doit être en mesure d’an­ticiper. Pour ce faire, il faut qu’il développe un réflexe de veille et de vigilance. 

Il doit en pre­mier lieu inté­gr­er les prévi­sions des experts sur les mou­ve­ments démo­graphiques et pren­dre en compte plus pré­cisé­ment l’al­longe­ment prévu de la durée de vie de la pop­u­la­tion française. L’hôpi­tal pub­lic devra aus­si (il com­mence depuis quelques années à le faire) apporter sa con­tri­bu­tion utile au prob­lème posé par la prise en charge des pop­u­la­tions exclues du sys­tème de san­té. En cela, il renou­vellera la mis­sion d’as­sis­tance qui a fait de lui le lieu tra­di­tion­nel de la sol­i­dar­ité sociale.

Il doit égale­ment anticiper les mod­i­fi­ca­tions prévis­i­bles dues au pro­grès de la sci­ence et de la tech­nique médi­cales. Le fonc­tion­nement des agences d’hos­pi­tal­i­sa­tion per­met de suiv­re et de com­pren­dre l’évo­lu­tion des dis­ci­plines médi­cales sur l’ensem­ble du ter­ri­toire. Il me sem­ble qu’une des pri­or­ités pour l’hôpi­tal est de men­er une réflex­ion large, experte, sur l’ensem­ble des prob­lé­ma­tiques qui se font jour en matière de pro­grès médi­cal. Ce pro­grès inter­roge nos organ­i­sa­tions et remet en cause leur fonc­tion­nement. S’il offre tou­jours plus de solu­tions aux prob­lèmes san­i­taires, il génère égale­ment de nou­velles con­traintes et soulève des ques­tions éthiques inédites. À nous, donc, de rester vig­i­lants sur l’im­pact prévis­i­ble des évo­lu­tions médi­cales qui se profilent. 

Cette même vig­i­lance doit s’ap­pli­quer à la façon dont nous répon­dons aux attentes des per­son­nes malades. Il faut bien admet­tre que l’hôpi­tal n’ac­corde pas encore une atten­tion suff­isante aux exi­gences exprimées par ses usagers. Il faut savoir ouvrir en grand les portes de l’hôpi­tal à la per­son­ne malade et à son entourage et accepter qu’ils por­tent un regard dif­férent du nôtre sur nos espaces et nos com­porte­ments. Cette exi­gence n’im­plique pas seule­ment que nous réfléchis­sions en ter­mes de struc­tures, mais que nous propo­sions une infor­ma­tion qui s’or­gan­ise autour du malade. 

L’in­for­ma­tion don­née au patient doit lui per­me­tte d’être ren­seigné aus­si sou­vent que pos­si­ble sur sa patholo­gie et sur les options san­i­taires qui se présen­tent à lui ou à son médecin trai­tant. Cette révo­lu­tion demande l’ef­fort de l’ensem­ble des hos­pi­tal­iers car l’in­for­ma­tion, qui ne peut être com­prise autrement que comme une chaîne, ne doit con­naître aucun point de rupture. 

S’il est un domaine spé­ci­fique où l’hôpi­tal doit être à l’é­coute des per­son­nes malades, c’est bien celui de la douleur. L’oblig­a­tion pour les étab­lisse­ments de san­té de met­tre en œuvre les moyens pour pren­dre en charge la douleur des patients est inscrite dans la loi depuis 1995. Au-delà de cette exi­gence légale, le soulage­ment de la douleur relève d’une oblig­a­tion morale pour chaque soignant, dans la rela­tion qu’il tisse avec la per­son­ne souffrante.

La troisième exi­gence de vig­i­lance con­cerne les coûts. L’hôpi­tal n’a pas le droit de se taire face aux ques­tions qui lui sont posées sur la per­ti­nence de ses coûts. En refu­sant de ren­dre des comptes, il remet­trait en cause sa pro­pre légitim­ité. Accepter l’é­val­u­a­tion et la com­para­i­son des coûts relève d’une néces­sité, pour éviter que l’ensem­ble du sys­tème hos­pi­tal­ier ne soit bal­ayé devant des con­traintes de financement. 

Devoir d’ex­i­gence, de vig­i­lance et de trans­parence donc pour anticiper des évo­lu­tions dont nous sen­tons à quel point elles sont déjà à l’œu­vre à l’hôpital. 

Mais être capa­ble d’an­tic­i­pa­tion ne suf­fit pas. L’hôpi­tal pub­lic, s’il veut relever les défis du XXIe siè­cle, doit égale­ment être une force de propo­si­tion et un lieu d’ex­péri­men­ta­tion. L’ensem­ble de la com­mu­nauté hos­pi­tal­ière doit faire la preuve de sa réactivité. 

L’évo­lu­tion actuelle du sys­tème de san­té pour­rait laiss­er croire que les mod­èles nou­veaux sont désor­mais pro­posés ailleurs qu’à l’hôpi­tal, et par­fois même con­tre l’hôpi­tal. Cette sit­u­a­tion doit être rééquili­brée. Au-delà des réseaux dont le con­cept demande encore à être pré­cisé, l’hôpi­tal doit réfléchir à la façon dont il peut véri­ta­ble­ment s’ex­porter, pour fonc­tion­ner avec d’autres acteurs médico-sociaux. 

Il me sem­ble qu’il y aurait une propo­si­tion forte à faire d’un hôpi­tal main­tenant sa fonc­tion de plateau tech­nique, mais l’ou­vrant à d’autres parte­naires et écla­tant ses sites d’hos­pi­tal­i­sa­tion sur de petites unités thérapeu­tiques qui favoris­eraient des pris­es en charge dif­férentes à prox­im­ité du domi­cile. Le domaine de la géron­tolo­gie offre ain­si de nom­breux exem­ples sus­cep­ti­bles de ren­dre l’hôpi­tal pub­lic de demain plus pro­posant, plus inno­vant, capa­ble de soign­er différemment. 

Par­mi les nom­breuses con­traintes (finan­cières, mais aus­si de sécu­rité) qui pèsent sur l’hôpi­tal, il est indis­pens­able que les com­mu­nautés hos­pi­tal­ières retrou­vent des espaces de lib­erté et d’in­no­va­tion pour pro­pos­er des modes de prise en charge différents. 

Il n’y aura sans doute pas, au XXIe siè­cle, un seul mod­èle d’hôpi­tal pub­lic — et c’est sans doute ce qui chang­era le plus par rap­port au sys­tème hos­pi­tal­ier actuel — mais plusieurs mod­èles qui s’af­firmeront peu à peu. Dès aujour­d’hui, il faudrait que nous soyons en sit­u­a­tion de pro­pos­er des expéri­men­ta­tions per­me­t­tant de tester, en grandeur réelle, les mod­èles hos­pi­tal­iers nou­veaux. La plu­part de ces évo­lu­tions sont déjà per­cep­ti­bles dans le quo­ti­di­en de l’hôpi­tal et force est de con­stater qu’elles iront en s’accélérant. 

Nous pressen­tons par exem­ple ce que sera, pour nos ensem­bles hos­pi­tal­iers, la ques­tion de la tar­i­fi­ca­tion à la patholo­gie : une oppor­tu­nité for­mi­da­ble pour instau­r­er des logiques d’al­lo­ca­tions dif­féren­ciées, en fonc­tion de l’ac­tiv­ité et de l’ap­port de la tech­nique à la guéri­son. Nous ne pou­vons pas ignor­er cepen­dant que, dans un sys­tème con­cur­ren­tiel, cette réforme de la tar­i­fi­ca­tion peut être dan­gereuse si l’hôpi­tal pub­lic ne se pré­pare pas, et s’il n’est pas en mesure de réaf­firmer pré­cisé­ment quelles sont ses mis­sions de ser­vice public. 

Ce qui est ras­sur­ant quand on envis­age l’avenir de l’hôpi­tal, c’est de con­stater qu’il dis­pose dès aujour­d’hui des out­ils de diag­nos­tic qui lui per­me­t­tent d’a­gir. Les éval­u­a­tions et les analy­ses qui sont réal­isées dans les étab­lisse­ments doivent être util­isées comme de véri­ta­bles leviers pour le change­ment. Sous réserve que ce change­ment soit voulu, organ­isé et accep­té, l’hôpi­tal pub­lic pour­ra con­tin­uer à mérit­er la con­fi­ance des citoyens français.

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