L’homme qui a créé les maths à sa convenance

Dossier : ExpressionsMagazine N°664 Avril 2011
Par Michel MENDÈS-FRANCE (57)

Benoît Man­del­brot est sur­tout connu pour ses tra­vaux sur la théo­rie de l’information et le déve­lop­pe­ment des frac­tales. Mais ce mathé­ma­ti­cien hors pair a sur­tout su don­ner aux mathé­ma­tiques une dimen­sion humaine, appor­tant à de nom­breux domaines, scien­ti­fiques ou non, des idées et des concepts novateurs.

Apprendre à voir autre­ment, c’est là une des leçons dont je suis rede­vable à Man­del­brot. Mon pre­mier contact avec lui date de 1965 dans un café du Quar­tier latin à Paris. Nous dis­cu­tions ensemble ou plu­tôt c’est lui qui par­lait – il ado­rait expli­quer – et fas­ci­né je me taisais.

Il m’ap­pre­nait ce qu’é­tait une frac­tale, que la côte de la Bre­tagne entre Brest et Concar­neau avait une dimen­sion non entière D = 1,22 et que plus géné­ra­le­ment tout dans la nature échap­pait à une des­crip­tion eucli­dienne. Dès lors convain­cu je voyais des frac­tales par­tout. Jus­qu’a­lors je me détour­nais » avec hor­reur » des courbes d’al­lure erra­tique, per­sua­dé à tort qu’elles ne pou­vaient être mathé­ma­ti­que­ment décrites. Je ne pou­vais les voir puis­qu’elles ne por­taient pas de nom. Elles n’exis­taient pas. Bien sûr je me trom­pais lour­de­ment puisque j’i­gno­rais Albert Ein­stein, Jean Per­rin, Nor­bert Wie­ner, Paul Lévy et bien d’autres devan­ciers qui, eux, connais­saient bien le mou­ve­ment brow­nien. Man­del­brot est l’a­bou­tis­se­ment de cette très célèbre lignée de génies.

Une définition doit s’adapter à l’objet étudié qu’il soit mathématique ou non

Depuis cette pre­mière ren­contre qui m’a cer­tai­ne­ment secoué, mon regard sur la nature s’est appro­fon­di et affi­né, mais ce n’est que quinze ans plus tard que j’é­cri­vais mon pre­mier article concer­nant la dimen­sion et l’en­tro­pie des courbes. Stric­to sen­su, la dimen­sion n’é­tait pas celle de Man­del­brot et c’est là une seconde leçon que j’ai rete­nue de lui. Une défi­ni­tion doit s’a­dap­ter à l’ob­jet étu­dié qu’il soit mathé­ma­tique ou non. Loin d’être don­née une fois pour toutes, une défi­ni­tion doit s’ac­cor­der au thème déve­lop­pé comme un vête­ment habille un corps.

J’ai conclu l’un de mes articles en écri­vant que « ma défi­ni­tion » était alors démon­trée ce qui a fait dire à un de mes col­lègues : » Ce pauvre Men­dès confond défi­ni­tion et théo­rème. » Ce que je mon­trais en fait, c’est que la défi­ni­tion de la dimen­sion m’é­tait impo­sée, on s’en rend compte in fine, par les pré­mices. Tout Man­del­brot est là : c’est bien l’homme qui a créé les maths à sa convenance.

L’homme n’est pas esclave d’un monde de for­mules pré­exis­tantes qui attendent d’être cueillies. Man­del­brot a su huma­ni­ser les maths et leur appor­ter une dimen­sion poé­tique. Je le sens impres­sion­niste tel Claude Monet avec ses contours flous ou peut-être encore comme Hen­ri Matisse ou Marc Cha­gall plus souriants.

Peu de mathé­ma­ti­ciens ont eu autant d’im­pact tant en mathé­ma­tiques qu’en phy­sique, bio­lo­gie, mor­pho­lo­gie, éco­no­mie, lin­guis­tique, phi­lo­so­phie, art, etc. Tous ces domaines ont été quelque peu bous­cu­lés par lui. Un autre mathé­ma­ti­cien contem­po­rain vient à l’es­prit, René Thom, qui lui aus­si a for­te­ment influen­cé ces disciplines.

Man­del­brot s’est tu en 2010. Mais on l’en­ten­dra encore bien long­temps. Pour ceux qui ont côtoyé Benoît, il res­te­ra comme un pin­ce­ment au coeur tant sa pré­sence déga­geait cha­leur et humani­té. À ses côtés on se sen­tait grandi.

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Luc TARTAR (X65)répondre
3 avril 2011 à 3 h 20 min

Conjec­tures, et démons­tra
Benoit MANDELBROJT a fait des conjec­tures, et il fau­drait citer ceux qui ont fait les démons­tra­tions. Par rap­port aux tra­vaux de Fatou (mathé­ma­ti­cien Fran­çais, 1878–1929) et de Julia (mathé­ma­ti­cien Fran­çais, 1893–1978) sur l’i­té­ra­tion de poly­nomes, il a intro­duit un ensemble dif­fé­rent, vivant dans l’en­semble des para­mètres, et il a conjec­tu­ré cer­taines pro­prié­tés de cet ensemble de Man­del­bro­jt, au vu de ses cal­culs numé­riques inten­sifs (pour l’é­poque) qu’il était un des rares à pou­voir faire, vu qu’il tra­vaillait chez IBM. On devrait citer Adrien DOUADY (mathé­ma­ti­cien Fran­çais, 1935–2006) qui a été mon col­lègue à Orsay, et son élève John HUBBARD (mathé­ma­ti­cien Amé­ri­cain, né en 1945) qui ont démon­tré des pro­prié­tés de cet ensemble, et contrai­re­ment aux frac­tals qui relèvent plus de l’a­na­lyse que de la géo­mé­trie, leurs démons­tra­tions relèvent plus de la géo­mé­trie algé­brique et ana­ly­tique, il me semble. 

J’ai écrit dans un texte (pour une confé­rence dont les compte ren­dus n’ont pas été publiés) qu’il n’y a pas de dimen­sion de Haus­dorff (mathé­ma­ti­cien Alle­mand, 1869–1942) d’une par­tie de la côte de Bre­tagne, parce qu’il n’y a pas de côte de Bre­tagne, et je parle du point de vue mathé­ma­tique, bien sûr.
Quant aux obser­va­tions de R. Brown (bota­niste Bri­tan­nique, 1773–1858) il faut qu’Ein­stein (phy­si­cien Alle­mand, 1879–1955) ait été un mau­vais phy­si­cien pour les avoir confon­dues avec un jeu de sauts en posi­tion intro­duit par Bache­lier (mathé­ma­ti­cien Fran­çais, 1870–1946) pour modé­li­ser l’a­chat et la vente d’ac­tions à La Bourse, car tout phy­si­cien devrait connaitre le carac­tère non phy­sique de sauts ins­tan­ta­nés en posi­tion, et même de sauts ins­tan­ta­nés en vitesse puisque cela viole la conser­va­tion de la quan­ti­té de mou­ve­ment, à moins d’in­vo­quer des col­li­sions avec d’autres par­ti­cules (trop petites pour que Brown ait pu les voir sous son micro­scope) et donc le jeu du mou­ve­ment « Brow­nien » n’a rien de physique. 

Si nos col­lègues de phy­sique, chi­mie, bio­lo­gie ont tant appré­cié les idées sur les frac­tals, ou celles de René THOM (mathé­ma­ti­cien Fran­çais, 1923–2002), qui avait fait un coup publi­ci­taire en bap­ti­sant théo­rie des catas­trophes ce qui n’est que l’é­tude des sin­gu­la­ri­tés d’ap­pli­ca­tions dif­fé­ren­tiables, cela relève peut-être du fait qu’ils confondent sou­vent A implique B avec B implique A.
Pour ce qui est des frac­tals, j’ai écrit dans mon livre sur l’ho­mo­gé­néi­sa­tion (note 6, cha­pitre 13) : Rough objects are crea­ted by nature, but no one has shown a natu­ral pro­cess which creates a self-simi­lar frac­tal struc­ture : it is just that there are people who use self-simi­lar frac­tal sets as models for rough objects !
Pour ce qui est des idées sur les « catas­trophes », com­bien savent dis­tin­guer les pro­prié­tés d’é­qua­tions dif­fé­ren­tielles qu’on uti­lise pour le point de vue du 18ème siècle (méca­nique ration­nelle), des pro­prié­tés d’é­qua­tions aux déri­vées par­tielles qu’on uti­lise pour le point de vue du 19ème siècle (méca­nique des milieux conti­nus). Com­bien ont per­çu ce qu’est la méca­nique et la phy­sique du 20ème siècle et pour­quoi les outils mathé­ma­tiques anté­rieurs sont inadap­tés, et com­bien savent que ce n’est pas en inven­tant de nou­veaux noms pour des choses anciennes qu’on cla­ri­fie­ra la situation.

Ceci étant dit, quand j’en­sei­gnais à l’u­ni­ver­si­té Paris IX Dau­phine (entre 1971 et 1974), j’ai enten­du Benoit MANDELBROJT expli­quer à la fin d’un expo­sé de Thier­ry De MONTBRIAL (X63) pour­quoi le modèle mathé­ma­tique qu’il uti­li­sait pour sa situa­tion éco­no­mique n’é­tait pas bon, et je pense qu’il avait rai­son, et qu’on ne l’a peut-être pas écou­té assez pour ce qui concerne les défauts de ces modèles mathé­ma­tiques de la finance, où on invoque ces mau­vais mou­ve­ments « Brow­niens » à tour de bras. 

Luc TARTAR, X65
Cor­res­pon­dant de l’A­ca­dé­mie des Sciences
Uni­ver­si­ty Pro­fes­sor of Mathematics
Car­ne­gie Mel­lon University
Pitts­burgh, PA, 15213, USA

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