L’évolution de l’ESA : une nécessité stratégique

L’évolution de l’ESA : une nécessité stratégique 

Dossier : L'espace | Magazine N°807 Septembre 2025
Par Géraldine NAJA (X82)

L’Agence spatiale européenne a été un succès au cours des cinquante années de son existence. Le contexte international actuel, avec l’irruption du NewSpace, la remise en question des coopérations avec les États-Unis et la croissance du spatial militaire, ainsi que certains effets indésirables de la mise en œuvre du principe de retour géographique entre États membres, imposent à l’Agence de se transformer, d’innover et de diversifier ses ressources. Elle s’est dotée à cette fin d’une stratégie à l’horizon 2040, que les conseils ministériels programmés en 2025 et 2028 ont la redoutable tâche de mettre en œuvre concrètement. 

L’Agence spatiale européenne (ESA) est à un point décisif où l’évolution n’est pas une option mais une nécessité stratégique. « Tout doit changer pour que rien ne change », écrivait Giuseppe di Lampedusa dans Le Guépard ; si l’ESA veut continuer à être grâce à ses succès la principale agence spatiale européenne, elle doit évoluer à tous égards, comme elle s’en est montrée capable par le passé.

Cinquante années de développement

L’ESA a été fondée en 1975 pour développer la coopération en matière de recherche et de développement spatiaux entre les pays européens. En cinquante ans, elle a grandi : en nombre de membres – de 12 à 23 États membres ; en portée – passant principalement de la science et des lanceurs à tous les secteurs des activités spatiales ; et en budget, représentant plus de 60 % de l’ensemble des activités spatiales européennes. Elle s’est ouverte à de nombreux partenariats et coopérations, avec l’Union européenne, avec l’industrie et les opérateurs, avec des entités nationales ou des partenaires internationaux, construisant des capacités technologiques et industrielles solides. Cependant, l’environnement spatial mondial en rapide évolution géopolitique et technologique, dans un contexte de concurrence économique intense, exige une évolution encore plus radicale.

La croissance du spatial militaire

Malgré l’impact visible et médiatisé du mouvement NewSpace, l’espace reste principalement un secteur financé par des fonds publics. La page « faits et chiffres » sur l’espace dans ce dossier le démontre, avec un investissement public mondial de 122 milliards d’euros en 2024 contre 12 milliards d’euros pour l’investissement privé. Après une forte augmentation au début des années 2020, l’investissement privé diminue maintenant au niveau mondial, tandis que l’investissement public continue de croître à un rythme de 9 à 10 % par an.

Plus préoccupante est la diminution de la part de l’Europe dans cet investissement mondial, passant de 15 % en 2019 à 10 % en 2024. Cela est en partie dû au fait que le budget spatial de l’Europe est principalement civil (88 %) alors que celui des autres grandes puissances spatiales – USA, Chine, Russie –, qui provient de plus en plus de la défense dans le contexte géopolitique actuel, a crû plus rapidement que le budget civil. Ce déséquilibre limite la capacité stratégique de l’Europe en tant que puissance spatiale. La réponse de l’ESA doit être de mettre ses compétences et sa base technologique, ainsi que son expérience dans le développement de grands systèmes, au service du secteur de la sécurité et de la défense si ses États membres le demandent. Ce sera un sujet majeur pour l’évolution de l’ESA dans la décennie à venir.

La question du retour géographique

Une autre évolution nécessaire de l’ESA concerne sa politique industrielle et contractuelle. Le mécanisme dit de retour géographique (ce mécanisme consiste à garantir à chaque État membre un ratio minimum, de 0,93 dans la période actuelle, entre la part des contrats passés à son industrie et la part de sa contribution financière à l’ESA rapportée à la somme des contributions nationales), souvent critiqué quoique très efficace pour stimuler l’investissement spatial des États, comporte déjà de nombreux garde-fous pour préserver la compétition et la compétitivité. Il faut aller plus loin et le moderniser. Il est normal qu’un pays s’attende à un retour sur son investissement dans l’espace ; mais cela ne doit pas se faire au détriment de la compétitivité industrielle et de l’excellence technologique.


“Le retour géographique doit être
une conséquence de la compétitivité.”

Le retour géographique doit être une conséquence de la compétitivité, et non une contrainte à la concurrence ouverte. Il faut aider les États membres à construire des capacités industrielles compétitives et durables, et assouplir la mise en œuvre du retour, en particulier pour les programmes matures et ceux proches du marché. Pour ces derniers, ajuster les contributions des États au pourcentage des contrats gagnés par leur industrie, et non l’inverse, permettra d’améliorer l’efficacité de l’ESA et de concilier les intérêts des États membres avec le besoin collectif d’un secteur spatial compétitif et d’une base industrielle renforcée.

En matière de contrats, l’ESA vise un délai de passation de marché beaucoup plus rapide (à diviser par deux à la fin de cette année par rapport à 2021, pour les contrats à moins de 2 M€, soit plus de 1 200 contrats par an), la mise en œuvre de nouveaux outils mieux adaptés à l’évolution du secteur tels que les accords de coopération et la réduction des processus administratifs.

Fonctionner en réseau

Le soutien à l’innovation et à la commercialisation est une autre évolution importante. En 2024, malgré la baisse mondiale du financement par capital-risque, l’Europe a réussi à lever plus de 1,4 milliard d’euros de financement privé pour l’espace, pour combler les lacunes de financement, réduire les risques des investissements et faire évoluer les entreprises spatiales innovantes. L’ESA a joué un rôle important via son réseau de plus de soixante-dix investisseurs créé en 2022 et elle collabore également étroitement avec l’initiative CASSINI de la Commission européenne et des initiatives telles que Connect by Cnes, l’accélérateur SpaceFounders ou le Business Accelerator allemand. L’ESA peut également s’appuyer sur son réseau de centres d’incubation d’entreprises « BIC », avec 32 centres désormais établis sur quelque 80 sites dans 22 pays, incubant plus de 200 nouvelles start-up par an.

Une intégration internationale

L’évolution de l’ESA doit aussi être sociétale. Les programmes de l’ESA offrent des retours économiques significatifs : création d’emplois de haute technologie, industrialisation à travers l’Europe et innovation intersectorielle, notamment grâce aux nombreuses PME avec lesquelles l’ESA travaille.

Les activités et les politiques de l’ESA doivent désormais s’aligner sur le Green Deal de l’Europe, en promouvant des technologies durables et en soutenant la transition de l’Europe vers une économie numérique et à faible émission de carbone, notamment grâce à la contribution de ses programmes d’observation de la Terre, pour mesurer et surveiller le changement climatique mondial. Cette évolution de l’Agence se reflète plus largement dans son rôle en tant que partenaire fiable et reconnu dans les efforts spatiaux internationaux. L’ESA participe activement à des forums comme l’UNOOSA (Bureau des affaires spatiales des Nations unies) et à des initiatives telles que la Space Sustainability Rating qui reflète l’engagement de l’ESA en faveur d’un espace responsable.

L’ESA a lancé la charte Zéro Débris rassemblant plus de 15 pays et 100 entreprises, pour limiter la prolifération des débris spatiaux, et travaille sur des technologies de retrait des débris avec les missions ADRIOS ou ELSA-M. Alors que les dynamiques géopolitiques actuelles ont souligné l’urgence pour l’Europe d’avoir une autonomie stratégique dans l’espace, elles ont également encouragé l’ESA à diversifier ses alliances et partenariats dans l’espace. L’ESA a récemment resserré ses liens avec le Japon et l’Inde, et coopère davantage avec les nations spatiales émergentes en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Ces collaborations renforcent l’influence mondiale de l’Europe et soutiennent le développement des capacités dans les régions partenaires.

Contrôle des satellites Galiléo Foc-M9.
Controle des satellites GALILEO FOC-M9 dans le batiment S1A du centre spatial guyanais. © CNES / ESA / Arianespace / Optique Vidéo CSG / P. Piron, 2021

Des programmes stratégiques

En termes programmatiques, le prochain conseil de l’ESA au niveau ministériel aura lieu en novembre et constituera un tournant en particulier pour le transport spatial, l’exploration et les applications. L’observation de la Terre, la navigation, les communications et la science restent les pierres angulaires de la stratégie de l’ESA, et des programmes comme Copernicus et ses familles de satellites Sentinel seront encore plus importants pour la surveillance du climat et la gestion de l’environnement, à mesure que l’engagement des États-Unis dans les collaborations multilatérales sur l’observation de la Terre et l’environnement diminue. La dimension sécuritaire de ces programmes, y compris ceux pour la navigation et la connectivité futures, sera renforcée.

Varier les systèmes de lancement

En ce qui concerne le transport spatial, si 2024 et 2025 ont vu les premiers vols d’Ariane 6 et le retour au lancement de Vega C, les décisions du prochain conseil ministériel seront vitales pour stabiliser et sécuriser l’exploitation d’Ariane 6 et de Vega C jusqu’à la fin de la décennie, tout en préparant l’avenir avec le European Launcher Challenge, en soutenant de nouveaux entrants pour un écosystème de lancement européen plus diversifié et compétitif, en leur donnant accès au marché institutionnel européen et en encourageant de nouvelles approches et technologies disruptives. Le modèle traditionnel d’accès indépendant de l’Europe à l’espace par le biais de lanceurs financés par des fonds publics avec une exploitation subventionnée évoluera vers la coexistence de systèmes de lancement européens développés sur financements publics et sur financements privés, selon de nouveaux modèles de gouvernance, financiers et commerciaux à définir.

La remise en question de la coopération avec les USA

L’exploration est le programme qui est aujourd’hui le plus incertain au vu de la situation aux États-Unis. Les activités de l’ESA en matière d’exploration ont longtemps été menées dans le cadre d’un partenariat étroit avec la Nasa, illustré par la Station spatiale internationale, et étaient jusqu’à récemment axées sur une forte coopération avec la Nasa dans le programme Artemis, le Lunar Gateway et les initiatives martiennes telles qu’ExoMars ou Mars Sample Return. Ces programmes sont à risque au moment de la rédaction de cet article. Il est donc plus important que jamais pour l’Europe de renforcer la résilience de ses programmes d’exploration, par exemple via des activités lunaires autonomes européennes.

La stratégie 2040

Enfin, l’ESA doit rester à la pointe de l’innovation grâce à de nombreux programmes technologiques allant de bas à haut TRL (niveaux de maturité technologique), qu’ils soient transversaux ou spécifiques à un secteur. Les initiatives Direct-to-Device (D2D) intègrent les réseaux terrestres et satellitaires, soutenant la souveraineté numérique de l’Europe. Des moteurs réutilisables ou réallumables sont développés dans les programmes de préparation des futurs lanceurs. Le projet Space Rider développe des capacités de navette spatiale réutilisable pour un accès rentable à l’orbite terrestre basse. Les développements technologiques aident aussi l’ESA à se projeter à long terme, au-delà de 2040.

De nouveaux marchés potentiels tels que la fabrication dans l’espace, les services en orbite, l’énergie solaire spatiale et les infrastructures lunaires seront rendus possibles par les activités d’aujourd’hui. La stratégie 2040 de l’ESA repose sur cinq piliers : protéger notre planète, explorer et découvrir, renforcer la résilience et l’autonomie, stimuler la compétitivité et inspirer l’Europe. Les décisions qui seront prises lors des conseils de l’ESA au niveau ministériel en 2025 et 2028 doivent permettre de concrétiser cette vision, en cohérence avec les objectifs stratégiques plus larges de l’Europe.

L’espace est plus que jamais au cœur de la croissance économique, de la sécurité, de la société, de la connaissance et de l’influence géopolitique. L’ESA a tous les outils nécessaires, tant dans ses programmes que dans ses politiques, pour se transformer en profondeur ainsi que pour travailler efficacement avec l’Union européenne et le secteur de la défense et de la sécurité. À ses États membres de prendre les décisions nécessaires en 2025 et 2028, afin de lui permettre de pleinement répondre aux défis de l’écosystème spatial actuel et de continuer à renforcer le leadership de l’Europe dans l’espace. 

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