L’Europe dans la tenaille

Dossier : ExpressionsMagazine N°609 Novembre 2005
Par Jean ESTIN

La courbe d’expérience et ses impli­ca­tions sur la con­cen­tra­tion indus­trielle sont un phénomène économique large­ment répan­du dans tous les domaines d’activité. Dans la plu­part des activ­ités indus­trielles, les coûts des dif­férents con­cur­rents bais­sent en fonc­tion de leurs expéri­ences cumulées. Celles-ci sont liées aux aug­men­ta­tions de parts de marché, tailles de séries, échelles de pro­duc­tion, con­cep­tion des pro­duits, ain­si qu’à l’amélioration des tech­nolo­gies employées et des proces­sus industriels.

Les acteurs qui gag­nent des parts de marché et crois­sent forte­ment bais­sent leurs coûts plus vite que leurs suiveurs. Ils font baiss­er les prix du marché au rythme de leurs baiss­es de coûts. Les con­cur­rents mar­gin­aux qui se lais­sent dis­tancer voient les prix s’effondrer par rap­port à leurs coûts et leurs marges s’évanouir, parce qu’ils ne descen­dent pas la courbe d’expérience au même rythme que les lead­ers. Ils finis­sent par dis­paraître (cf. tableau 1).

La tenaille

L’irruption des entre­pris­es chi­nois­es dans la con­cur­rence mon­di­ale est en train de repro­duire ce phénomène à l’échelle macro économique au détri­ment des entre­pris­es européennes.

Les entre­pris­es chi­nois­es descen­dent rapi­de­ment leurs courbes d’expérience, cha­cune dans son secteur indus­triel (cf. tableaux 2, 3). Leur com­péti­tiv­ité, orig­i­nale­ment basée sur les coûts salari­aux, se développe égale­ment grâce aux effets d’échelle et de séries per­mis par le développe­ment du marché chi­nois et par les gains de parts de marché à l’échelle mon­di­ale. Leurs niveaux de qual­ité et leurs tech­nolo­gies employées pro­gressent, leur per­me­t­tant d’atteindre pro­gres­sive­ment les niveaux des coeurs de marchés occi­den­taux dans des activ­ités de plus en plus com­plex­es (hier le tex­tile, l’élec­tromé­nag­er, …, aujourd’hui l’électronique, les ordi­na­teurs, les télé­phones porta­bles, …, demain l’au­to­mo­bile, la con­struc­tion aéronautique, …).

Les hauss­es de coûts mon­di­aux de l’énergie et des matières pre­mières engen­drées par leur forte crois­sance sont com­pen­sées dans leurs comptes par les effets d’échelle qu’elles réalisent grâce à leurs crois­sances de 25% à 30% par an.

Les lead­ers chi­nois ont aujourd’hui des coûts inférieurs aux lead­ers européens d’environ 15 à 30% dans la plu­part des activ­ités (coûts ren­dus Europe)1, alors même que leurs parts de marché et les tailles de leurs out­ils de pro­duc­tion sont au mieux égales à 50% de celles des lead­ers européens et que leurs organ­i­sa­tions indus­trielles et leurs pro­duc­tiv­ités sont encore inférieures.

Toutes choses égales par ailleurs (en par­ti­c­uli­er con­cer­nant les taux de changes), leurs parts de marché mon­di­ales et leurs échelles de pro­duc­tion aug­men­tant, leurs coûts vont encore baiss­er par rap­port à ceux des entre­pris­es européennes et il faut s’attendre à des écarts de coûts allant jusqu’à 30 à 35% (coûts ren­dus Europe) dans de nom­breux domaines indus­triels dans les prochaines années si les taux de change restent iden­tiques (cf. en tableau 2 l’ex­em­ple de Ning­bo Bird vs Siemens dans les télé­phones portables).


Siemens pro­dui­sait 10 mil­lions de télé­phones porta­bles en 2000 et a atteint 50 mil­lions d’unités en 2004. Cette crois­sance rapi­de et les effets d’échelle induits ont néan­moins été insuff­isants, puisque la marge opéra­tionnelle cumulée pen­dant ces 5 années a été nulle dans un marché où les prix ont dimin­ué de 15% par an.
Sur la même péri­ode, le leader chi­nois Ning­bo Bird est passé de 700 000 à 15 mil­lions de télé­phones porta­bles par an. D’abord tiré par la crois­sance du marché chi­nois, il a attaqué sur la base de sa com­péti­tiv­ité nais­sante les marchés améri­cains et européens à par­tir de 2003, et vend aujourd’hui 20 à 25% de sa pro­duc­tion hors de Chine. Dès 2002, mal­gré sa petite échelle de pro­duc­tion mais grâce à ses coûts de fac­teurs, les coûts de Ning­bo Bird étaient iden­tiques à ceux de Siemens. En 2005, les coûts de pro­duc­tion de Ning­bo Bird, du fait des coûts de fac­teurs et de l’échelle de pro­duc­tion, étaient inférieurs de 15% à ceux de Siemens.
Siemens a cédé son activ­ité télé­phone portable en 2005 à BenQ (con­cur­rent taiwanais).


Ces effets d’expérience ne seront pas com­pen­sés dans les dix prochaines années par les hauss­es suff­isantes des coûts salari­aux. Compte tenu de la taille de sa pop­u­la­tion, la Chine ne ver­ra pas ses coûts salari­aux rejoin­dre les coûts européens avant 2070.

Face à cette dynamique, les entre­pris­es européennes des secteurs tra­di­tion­nels voient leurs marges lam­inées par un quadru­ple effet :

  • — Les baiss­es de prix rapi­des et fortes (et/ou effon­drements des parts de marché) liées en par­tie ou en total­ité à la péné­tra­tion de pro­duits chinois ;
  • La stag­na­tion ou la décrois­sance de leurs marchés, un grand nom­bre de marchés inter­mé­di­aires se délo­cal­isant eux-mêmes en Chine ;
  • Les hauss­es de coûts sur l’énergie et les matières premières ;
  • La baisse insuff­isante des coûts ajoutés due à la faible crois­sance (et donc aux gains de pro­duc­tiv­ité limités).


Les exem­ples d’IBM ven­dant sa divi­sion PC au con­cur­rent chi­nois Leno­vo ou de Siemens ven­dant son activ­ité de télé­phones mobiles au tai­wanais BenQ vont donc se multiplier.

Ce squeeze se ren­force par une deux­ième tenaille :

  • Les coûts de restruc­tura­tion sociale sont élevés en Europe et leur mutu­al­i­sa­tion se traduit (ra) par des déficits publics élevés et donc des impôts et/ou un coût du cap­i­tal qui aug­menteront nécessairement ;
  • L’incapacité à dégager de fortes marges lim­ite les investisse­ments de R&D ou de mar­que, qui per­me­t­tent juste­ment de se dif­férenci­er par rap­port aux con­cur­rents chi­nois ; elle lim­ite égale­ment les investisse­ments mas­sifs dans d’autres secteurs d’activités tran­si­toire­ment ou struc­turelle­ment plus attractifs.


Le phénomène ne pour­ra être stop­pé : la Chine (1,3 mil­liard d’habitants) a un pou­voir de négo­ci­a­tion avec les pays occi­den­taux supérieur à celuiqu’avait la Corée du Sud (48 mil­lions d’habitants) ou Taïwan (23 mil­lions d’habitants) dans les années 80 et 90, engagées dans la même dynamique.

De plus, le marché chi­nois et sa crois­sance con­stituent un attrait insur­pass­able pour les grandes entre­pris­es mon­di­ales qui préfèrent arbi­tr­er en faveur de l’accès à ce nou­veau marché, quitte à devoir restruc­tur­er leurs activ­ités dans les pays occidentaux.

Comment sortir de la tenaille ?

Les pos­si­bil­ités de riposte exis­tent en nom­bre limité :

  • La relo­cal­i­sa­tion rapi­de des out­ils indus­triels européens, non seule­ment pour rester com­péti­tif et con­tin­uer à descen­dre la courbe d’expérience dans les indus­tries con­cernées, mais surtout pour recon­stituer les capac­ités d’in­vestisse­ment dans les leviers dif­féren­ciants (R&D, mar­ques, ..) et/ou réin­ve­stir ailleurs ;
  • Le des­os­sage de la struc­ture de valeur dans cer­tains métiers pour ne con­serv­er que la con­cep­tion, le ser­vice, la pro­duc­tion de cer­tains com­posants cri­tiques, ou les assem­blages complexes ;
  • La ges­tion active du porte­feuille d’activités en ter­mes de métiers, seg­ments d’activité, niveaux de gammes, géo­gra­phies, pour se focalis­er sur les domaines qui restent struc­turelle­ment ou tran­si­toire­ment attractifs ;
  • Le développe­ment stratégique en Chine pour con­quérir les parts de marché, avant ou en même temps que les lead­ers chi­nois, au besoin en acquérant cer­tains d’entre eux, avant que ceux-ci ne devi­en­nent des lead­ers mondiaux.


A l’échelle des entre­pris­es, ces straté­gies sont pos­si­bles. La capac­ité à les met­tre en oeu­vre rapi­de­ment et forte­ment sera un fac­teur dis­crim­i­nant entre les grands groupes européens. Cette vitesse d’exécution dans les restruc­tura­tions et redé­ploiements néces­saires sera un élé­ment cri­tique, autant que la déf­i­ni­tion des cibles opti­males en ter­mes de porte­feuilles d’activité, de chaînes de valeur ou de con­fig­u­ra­tions industrielles.

Pour la plu­part des lead­ers européens, il est donc aujour­d’hui cri­tique et urgent d’analyser la dynamique de crois­sance et de coûts des lead­ers chi­nois dans leurs activ­ités et d’a­gir en con­séquence. Cette dynamique et ses impli­ca­tions con­cur­ren­tielles con­stituent aujour­d’hui un élé­ment struc­turant de toute stratégie.

Dans chaque activ­ité, les entre­pris­es qui con­sid­èreront la Chine comme une oppor­tu­nité (développe­ment d’un nou­veau marché majeur, change­ment de mod­èle d’activité, mod­i­fi­ca­tion des axes de seg­men­ta­tion et des leviers de com­péti­tiv­ité y com­pris en Europe, affaib­lisse­ment de lead­ers endormis, …) et non comme une sim­ple men­ace rem­porteront la partie.

A l’échelle des Etats et de l’Europe, la plus ou moins grande flu­id­ité des marchés du tra­vail, les coûts de sor­tie et de restruc­tura­tion (coûts soci­aux, coûts de dépol­lu­tion, …), les coûts de fonc­tion­nement des Etats (impôts, coût du cap­i­tal), l’allocation des sou­tiens publics entre secteurs ou thèmes (finance­ment de la R&D, de nou­velles tech­nolo­gies, de nou­velles indus­tries por­teuses vs sou­tien aux indus­tries en déclin) créeront égale­ment des fortes dif­férences entre pays.

Une divergence accentuée entre gagnants et perdants

La pres­sion con­cur­ren­tielle de la Chine au cours des dix prochaines années va accentuer la con­cen­tra­tion des entre­pris­es européennes et créer une grande diver­gence entre les tra­jec­toires de celles qui parvien­dront à renou­vel­er leur stratégie dans ce nou­v­el envi­ron­nement et les autres.

Elle risque d’induire égale­ment la même diver­gence entre les tra­jec­toires des dif­férents Etats européens, entre ceux qui parvien­dront à s’adapter et les autres. La con­ver­gence économique au sein de l’Europe est loin d’être une évidence.

_______________________________________
1. Analy­ses de com­péti­tiv­ité Estin & Co sur base 2004 : leader européen avec des out­ils local­isés en Europe vs leader chi­nois : ‑50% à ‑60% dans l’ha­bille­ment ; ‑20% à ‑25% dans le tex­tile ; ‑25% à ‑30% dans les chantiers navals ; ‑25% à ‑30% dans la fibre de verre ; 15% à ‑30% dans l’élec­tromé­nag­er (coûts ren­dus Europe) ; cf. égale­ment l’ar­ti­cle “La Chine : quelques chiffres” de décem­bre 2003.

Poster un commentaire